Revue littéraire - 14 avril 1839



REVUE LITTÉRAIRE.

MARIANNA,
PAR M. JULES SANDEAU.

Le nouveau roman de M. Jules Sandeau a pleinement réalisé toutes les espérances que nous avions conçues en lisant Madame de Sommerville. Nous sommes heureux d’avoir à constater le succès populaire et légitime de Marianna. Il y a dans ce livre, publié le mois dernier, et que déjà bien des femmes ont lu et relu, toute la grace qui distinguait Madame de Sommerville, et cette qualité si précieuse n’est pas la seule que nous ayons à louer, car plusieurs parties de Marianna révèlent une grande maturité de pensée et une science littéraire très remarquable. Le sujet choisi par M. Jules Sandeau est empreint d’une profonde tristesse, mais l’auteur l’a traité avec une vérité si attachante, il a développé avec un soin si scrupuleux les moindres épisode de son récit, il a si habilement idéalisé la réalité qu’il avait sans doute connue par lui-même, il a usé si ingénieusement de sa mémoire et de son imagination, que la tristesse de la donnée disparaît sous le charme des développemens. Si les passions n’étaient pas éternelles, si l’homme n’était pas amoureux du trouble et de l’inquiétude, nous dirions que Marianna est une leçon éloquente, et nous insisterions sur le mérite moral de cette œuvre, nous la recommanderions comme un excellent conseil. Mais pénétré, comme nous le sommes, de la nécessité, de l’éternité des passions, nous nous contenterons d’appeler l’attention et la sympathie sur les personnages, la fable et le style de ce livre.

Louons d’abord, et sans réserve, le caractère substantiel de Marianna. Il est évident que le temps n’a manqué ni à la conception, ni à l’exécution de ce récit. On voit dès les premières pages que l’auteur a thésaurisé avant de se mettre en dépense. Il a lentement amassé, il a trié avec un soin sévère les pensées qu’il nous offre aujourd’hui. Cette méthode, que nous ne saurions recommander trop hautement, exige une patience aujourd’hui bien rare ; c’est la seule qui permette d’accomplir des œuvres durables ; M. Sandeau n’a donc pas seulement fait un livre plein d’élégance et d’intérêt, il a donné un bon exemple.

Les personnages du roman sont peu nombreux, mais dessinés avec une remarquable précision. Dès qu’ils entrent en scène, dès qu’ils parlent, chacun croit les reconnaître et les accueille comme d’anciens amis. Marianna et Noëmi, M. de Belnave et M. Valtone, George et Henri, sont conçus très simplement, et agissent de façon à ne jamais violer les lois de la vraisemblance. Le portrait des deux sœurs, Marianna et Noëmi, fait le plus grand honneur à l’imagination de M. Sandeau. Il y a dans ces deux figures une suavité qui rappelle les meilleures pages de miss Edgeworth. Je ne sais si le portrait de ces deux sœurs a été tracé d’après nature ; mais, réel ou idéal, il révèle une grande finesse d’observation. Tous les secrets de ces deux jeunes cœurs, toutes leurs espérances, toutes leurs ambitions, tous leurs rêves sont racontés avec une délicatesse que nous sommes habitué à ne rencontrer que chez les femmes. L’auteur explique et analyse, comme un souvenir de la veille, toutes les puérilités angéliques, tous les divins enfantillages dont se compose la vie d’une jeune fille. Lors même qu’il invente, il a l’air de transcrire, tant il met de naturel et de vivacité dans les tableaux qu’il nous présente. Il croit à ses personnages, il les a vus, il les a écoutés, et sa foi entraîne la nôtre. Il a plus que notre attention, il a notre sympathie. Marianna et Noëmi, unies ensemble d’une étroite amitié, mais diversement douées, nous intéressent sans jamais nous étonner. Noëmi est née pour la paix et le bonheur ; elle est pleine de courage et de raison ; elle s’applique avec une constance infatigable à réaliser le rêve des moralistes les plus sévères, à chercher la joie dans le devoir. Elle ordonne sa vie en vue du bien, et soumet à cette règle austère tous les mouvemens de sa pensée. Elle s’interdit comme insensés, comme criminels, tous les désirs qui dépassent le cercle de la famille. Aussi les vœux de Noëmi sont-ils récompensés par un bonheur sans mélange. Une fois éclairée sur la nature des espérances qu’il lui est permis de former, elle s’attache à régler sa volonté sur sa puissance, et chacun de ses jours s’embellit à la fois du souvenir de la veille et de l’espérance du lendemain. Quoique Noëmi offre le type d’une vertu irréprochable, quoique chacune de ses actions soit courageuse et sainte, nous devons dire que le personnage de Noëmi ne cesse pas un seul instant d’intéresser.

Marianna contraste heureusement avec Noëmi. Curieuse, ardente, amoureuse d’émotion, elle comprend les devoirs de la famille, mais ne peut se résigner au bonheur des jours calmes et pareils. L’affection la plus sainte, le dévouement le plus complet ne suffit pas à la contenter, car elle ne veut pas seulement se sentir aimée ; elle veut être émue, et, pour satisfaire cette soif impérieuse d’émotion, elle ira tête baissée au-devant du danger. Elle abandonnera sans regret le bonheur qu’elle a sous la main. Son imagination ne parle pas moins haut que son cœur. L’étonnement et l’inquiétude lui sont aussi nécessaires que l’amour. Ce caractère n’a certainement rien de nouveau. Bien des femmes y liront le secret de leur destinée. M. Sandeau a su rajeunir le type de Marianna par des détails pleins de fraîcheur. Sans s’écarter jamais de la vérité, il a idéalisé tantôt avec adresse, tantôt hardiment, les données que lui fournissait l’expérience. Aussi Marianna, quoique unie par une étroite parenté à bien des modèles qui ont passé devant nos yeux, est une véritable création. Sa candeur et sa crédulité nous charment et nous émeuvent, et s’il nous est arrivé de voir et d’étudier des types du même genre, nous trouvons dans Marianna la transformation harmonieuse de nos souvenirs.

M. de Belnave et M. Valtone, conçus aussi simplement que Noëmi et Marianna, ne sont pas dessinés avec une moindre habileté. M. de Belnave, en épousant Marianna, croit que tous ses devoirs se réduisent à l’aimer. Sûr de l’affection qu’il a pour elle, convaincu qu’elle ne peut douter de lui, il ne songe pas à lui prouver les sentimens qui règlent toute sa conduite. Excellent, loyal, mais d’une nature peu expansive, il considère l’empressement et la flatterie comme des enfantillages dignes de pitié, et il croirait insulter sa femme en cherchant à deviner ses caprices. S’il surprend sur le visage de Marianna un nuage de tristesse, il ne l’interroge pas, il n’essaie pas de la consoler, car il a fait pour elle tout ce qu’il peut faire ; il le sait, il ne l’oublie pas un seul instant, et le témoignage de sa conscience le dispense de toute curiosité. Le personnage de M. de Belnave n’est pas moins vrai que le personnage de Marianna. Bien des maris, fermement convaincus de n’avoir rien à se reprocher, et cependant abandonnés, contre toutes leurs prévisions, se reconnaîtront dans M. de Belnave. Ils comprendront, en l’étudiant, qu’il ne suffit pas d’aimer pour être aimé, qu’il faut pour exciter, pour nourrir l’affection, un dévouement ingénieux et qui sache se résigner tour à tour à la vigilance et à l’expansion.

M. Valtone, moins paisible que M. de Belnave, n’est pas moins réservé dans l’expression de sa tendresse. Mais il trouve dans Noëmi une docilité, une résignation, qui ne lui permettent pas d’apercevoir ce qui lui manque pour récompenser dignement l’amour de sa femme. Sous sa rudesse militaire, il cache un cœur excellent ; et prêt à sacrifier sa vie pour Noëmi, récompensé, encouragé chaque jour par un sourire de bonheur, il ne lui arrive jamais de se demander s’il comprend, s’il contente tous les désirs de sa femme.

George et Henri, qui complètent la liste des personnages, sont comme Marianna et Noëmi, comme M. de Belnave et M. Valtone, dessinés d’après des types que chacun de nous peut retrouver dans ses souvenirs. George, arrivé à trente ans, éprouvé par les passions, vieilli par tous les sermens qu’il a prêtés et reçus, résume très bien l’égoïsme impitoyable auquel conduit le développement exclusif de la sensibilité. Il a souffert et il trouve juste et naturel de se venger de la douleur qu’il a subie par la douleur qu’il inflige. Il y a dans la peinture de ce caractère une fidélité, une âpreté, qui révolteront peut-être les cœurs ignorans, mais que nous croyons pouvoir louer sans réserve ; car l’amour est assurément de toutes les passions la plus égoïste, la plus cruelle, et le personnage de George Bussy exprime très bien cette triste vérité. Quant à Henri Felquères, sa crédulité, sa candeur, le préparent admirablement à l’épreuve qu’il appelle de tous ses vœux. Étonné, indigné de la franchise brutale avec laquelle George Bussy brise les liens qui ne veulent pas se dénouer ; effrayé de la cruauté qu’il ne comprend pas, presque aussi honteux qu’affligé de la rupture qui s’accomplit sous ses yeux, il tente le malheur comme la cime des chênes tente la foudre.

Avec ces personnages, M. Sandeau a composé un roman qui a toute la réalité d’un souvenir personnel et en même temps tout le mouvement d’un drame. La tristesse et l’inquiétude de Marianna aux prises avec le mari qu’elle aime, dont elle connaît, dont elle a éprouvé l’affection, offrent un tableau plein de simplicité. Il n’est guère possible de présenter sous une forme plus nette et plus précise les souffrances d’un cœur poussé à la colère par la sécurité. M. Sandeau a trouvé, pour peindre cette révolte invisible de chaque jour, des traits pleins de finesse et que ne désavoueraient pas des écrivains consommés. Il a très bien montré comment le cœur, une fois résolu à faire de la curiosité, de l’émotion, de l’ingratitude, la loi suprême de la vie entière, se détache du bonheur et du devoir, et se précipite au-devant de la douleur comme au-devant d’un hôte long-temps attendu. Il a retracé avec une grande délicatesse la lutte de l’indulgence et de la rêverie, de la raison et de l’imagination, lutte engagée dans bien des ménages, et qui finit trop souvent par l’abandon et le désespoir. Marianna, humiliée de la sécurité que lui a faite M. de Belnave, honteuse du bonheur paisible qui remplit toutes ses journées, voit, dans l’indulgence avec laquelle il traite sa tristesse, une preuve d’indifférence, un témoignage de son indigence intellectuelle. La colère, la résistance, la ramèneraient peut-être au sentiment du bonheur et du devoir ; l’indulgence l’exaspère et la pousse à la révolte ; la pitié silencieuse de M. de Belnave pour des souffrances qu’il ne comprend pas et qu’il dédaigne d’étudier, semble à Marianna plus voisine de l’injure que du pardon. Si une parole d’encouragement, une parole inquiète et curieuse appelait sur ses lèvres l’aveu d’une faute imaginaire, elle renoncerait sans doute au roman qu’elle a rêvé. Mais le silence de M. de Belnave l’aigrit au lieu de la calmer, et quand elle s’est bien démontré qu’elle n’est pas comprise, elle se décide à jouer son bonheur sur un coup de dé. Tout cela est raconté dans le livre de M. Sandeau avec une précision merveilleuse, et l’infidélité de Marianna est si bien préparée, que M. de Belnave a perdu le cœur de sa femme avant qu’elle ait rencontré l’homme qu’elle va aimer. Quand il se décide à quitter Blanfort pour essayer de la distraire, pour étourdir, pour dérouter sa rêverie, le mal est déjà profond et irréparable. M. de Belnave commence à entrevoir l’abîme creusé sous ses pieds, mais il n’est plus en son pouvoir de le franchir ou de le combler. Lorsque Marianna rencontre George Bussy aux eaux de Bagnères, elle n’est plus assez clairvoyante, assez maîtresse d’elle-même pour l’interroger, pour l’éprouver avant de le suivre. Elle ne s’appartient plus, elle ne se connaît plus, elle appartient au premier homme qui saura mentir et flatter son orgueilleuse rêverie.

L’aveuglement, la confiance, la jalousie et le désespoir de M. de Belnave, lorsqu’il comprend qu’il a perdu le cœur de sa femme, sont racontés par M. Sandeau avec une vérité qui s’élève souvent jusqu’à l’éloquence. L’adresse ingénieuse avec laquelle Noëmi défend sa sœur contre un ennemi que Marianna ne lui a pas nommé, lui a fourni le sujet de plusieurs pages très fines. Le chapitre où M. de Belnave découvre, sans le chercher, le secret de Marianna, l’entrevue de Noëmi et de George, sont traités avec une vérité, une énergie, qui ne laissent rien à désirer. Le mensonge imaginé par Noëmi pour sauver l’honneur de Marianna complique l’action sans la ralentir. Mais je ne saurais approuver la conversation belliqueuse de M. Valtone avec le capitaine Gérard. Cet épisode est, à mon avis, un véritable hors-d’œuvre, et je le verrais disparaître avec plaisir. Étant données les habitudes militaires que l’auteur lui prête, M. Valtone, pour provoquer George Bussy, n’a pas besoin de s’enivrer avec le capitaine Gérard ; il lui suffit d’avoir été tourné en ridicule. Puisqu’il désire venger son ami, il n’a pas besoin de s’exalter par le récit de ses exploits de garnison. Pour dire toute ma pensée, je crois qu’il eût mieux valu ne pas mettre aux prises M. Valtone et George Bussy. Marianna renonçant hardiment à suivre son mari sans avoir rien à craindre pour les jours de l’homme qu’elle aime, refusant de se réhabiliter par un mensonge, imposant silence à Noëmi, m’eût semblé plus poétique, plus grande que Marianna se résignant à l’obéissance après avoir abandonné son mari, et rendue à la franchise par la frayeur. La lutte de M. de Belnave et de Marianna se trouverait réduite à ses élémens nécessaires, et, au lieu d’une scène qui manque de simplicité, nous aurions une scène rapide et hardie. Le caractère de M. de Belnave ne perdrait rien de sa grandeur devant l’aveu spontané de Marianna. Puisqu’il se résigne et pardonne, puisqu’il ne cherche pas dans la vengeance une compensation impuissante, la franchise de Marianna n’eût fait que placer la générosité de M. de Belnave dans un jour plus éclatant.

Je crois pouvoir louer sans réserve la lutte de Marianna et de George Bussy. Tous les traits de ce tableau sont d’une irréprochable vérité. Il n’y a pas une page de ce rapide récit qui n’émeuve profondément, car chaque page respire la colère et le désespoir. Ce rêve commencé dans le paradis et achevé dans l’enfer est raconté avec une précision quelquefois effrayante, et qui pourtant ne franchit jamais les limites de l’émotion poétique. Toutes les scènes de ce drame lamentable sont retracées avec une simplicité poignante, et attestent, chez M. Sandeau, une connaissance profonde du sujet qu’il a choisi. La fuite de Marianna et ses longues rêveries au bord de la mer composent un tableau d’une mélancolie touchante.

L’amour de Henri Felquères pour Marianna, facile à pressentir dès les premières pages, a fourni à M. Sandeau plusieurs chapitres pleins de grace et d’élégance. Henri commence par pleurer sur le malheur de Marianna, par mêler ses larmes aux siennes. Il lui parle de l’absent, il s’attendrit avec elle sur la perte irréparable ; il croit à l’éternité de la douleur et il partage son désespoir. Mais qui ne sait comme les larmes mènent aux baisers ? C’est une vérité vieille comme le monde, que M. Sandeau a su rajeunir par le charme et la nouveauté des détails. Les mutuelles confidences de Henri et de Marianna remplissent l’ame d’une émotion douce et font presque oublier la cruelle prophétie prononcée par George Bussy. En voyant cet amour si pur, si ardent, si crédule ; en écoutant les promesses échangées par cet enfant et cette femme que le malheur n’a pas instruite, on a peine à croire que Marianna va se venger sur Henri comme George s’est vengé sur Marianna. Pour détourner ainsi l’attention du lecteur du dénouement annoncé par George Bussy, M. Sandeau a fait une grande dépense d’habileté. Mais il a l’air si convaincu de ce qu’il nous raconte, il paraît ajouter aux sermens qu’il transcrit une foi si complète, que nous partageons l’erreur de Henri et de Marianna. Nous oublions avec eux la prophétie de George Bussy, et nous les écoutons comme si leur erreur devait durer, comme s’ils ne devaient pas se réveiller dans les larmes. L’amour de Marianna pour Henri est si naturel, si bien préparé, je dirais volontiers si nécessaire, que M. Sandeau eût bien fait de ne pas prêter à Henri une tentative de suicide. Pour triompher de la résistance de Marianna, Henri n’a pas besoin de l’effrayer. Il lui suffit de pleurer avec elle et de lui parler de son amour. Un jour viendra où elle ne songera plus à se défendre, où son vœu le plus ardent sera d’être vaincue, où elle se glorifiera dans sa défaite. D’ailleurs une tentative de suicide réussit difficilement à émouvoir une femme. L’amour ne se prescrit pas, et le cœur le plus généreux peut très bien ne pas se rendre à cet argument. Je voudrais donc voir disparaître du roman de M. Sandeau le chapitre où Marianna surprend Henri un pistolet à la main.

M. Sandeau était condamné, par la nature du sujet qu’il avait choisi, à faire de la seconde partie de son livre une contre-épreuve de la première. Il n’a pas cherché à éluder cette nécessité, et nous pensons qu’il a bien fait. Il s’est soumis résolument à la condition qu’il avait posée lui-même, et il a trouvé, dans cette obéissance volontaire et prévoyante, l’occasion d’un éclatant triomphe. Marianna se détachant de Henri n’est pas moins vraie que George se détachant de Marianna. Des deux parts c’est la même colère, la même franchise, la même cruauté. La victime se fait bourreau avec une joie féroce.

Mais je crois devoir blâmer d’une façon absolue les menaces de mort proférées par Henri, lorsque Marianna se décide à le quitter. Une pareille menace, loin d’ajouter à l’émotion, diminue la pitié qu’inspirait Henri. Si Marianna était infidèle, si Henri se voyait trahi, le meurtre se comprendrait ; mais répondre à l’abandon par une menace de mort, c’est une extravagance qui n’a rien d’attendrissant.

L’intervention de George Bussy à l’heure où Marianna, désabusée, hésite encore à quitter Henri, ne me paraît pas pouvoir être avouée par le goût. Je trouve dans cette intervention un double inconvénient. En premier lieu, cette prophétie vivante, qui arrive à point nommé pour que les acteurs obéissent au programme, donne au récit quelque chose d’artificiel et rappelle maladroitement la phrase qui termine toutes les fables d’Ésope. Marianna, pour devenir cruelle, n’a pas besoin des conseils de George. L’amour qu’elle subit sans pouvoir y répondre parle assez haut pour la décider. En second lieu, il ne convient pas de placer Marianna entre ses deux amans. Un pareil rapprochement n’est pas invraisemblable, mais il ne peut manquer de blesser le lecteur le moins prude. Si le monde offre de tels rapprochemens, s’il y a des femmes assez adroites pour peupler leur salon des oublis de leur cœur, la poésie doit omettre cette face de la réalité.

Le départ de Marianna, ses courses furtives dans les environs de Blanfort, son entrevue avec Noëmi, et la scène où M. de Belnave lui pardonne sans s’humilier, et lui permet de rester près de lui sans la rappeler, forment assurément les plus belles pages du livre. Il y a dans ces derniers chapitres une fermeté de style, un enchaînement d’idées qui ne permettent pas à l’attention de broncher un seul instant. L’auteur a su associer habilement à l’analyse des sentimens qui agitent Marianna la peinture du paysage. L’action réciproque de l’ame sur la nature et de la nature sur l’ame a fourni à M. Sandeau plusieurs traits d’une véritable éloquence. Tantôt le paysage encadre la pensée, tantôt la pensée éclaire le paysage, et cette alliance du monde intérieur et du monde extérieur n’a jamais rien d’artificiel. Privée de Marianna, la campagne décrite par M. Sandeau n’aurait plus le même sens, et Marianna, autrement encadrée, ne produirait pas la même émotion. L’auteur a très bien rendu l’humilité fière de Marianna et la dignité indulgente de M. de Belnave. J’accepte sans répugnance le suicide de Henri, qui sert de dénouement, car il fallait que Marianna eût un remords en même temps qu’un repentir ; il fallait qu’elle regrettât le bonheur que lui avait offert M. de Belnave et qu’elle avait méconnu, et qu’elle eût à se reprocher le malheur et la perte de Henri. Mais je voudrais que Henri, une fois résolu à ne pas chercher dans un nouvel amour une consolation passagère, terminât sa vie loin de Marianna. Un suicide dans le parc de Blanfort a quelque chose de théâtral, et ne s’accorde pas avec la simplicité générale du livre.

Il me reste deux reproches à formuler, et j’hésite d’autant moins à le faire, que j’ai pu louer sincèrement la plus grande partie de Marianna. M. Sandeau a interposé dans la trame de son récit des idylles et des élégies qui sont quelquefois bonnes en elles-mêmes, mais qui pourraient disparaître sans laisser aucun regret. Ces morceaux, traités généralement avec une grande délicatesse, distraient l’attention, et troubleraient l’unité du poème, si l’auteur n’avait pris le soin de placer les idylles en forme de description, et les élégies en forme d’exorde. Mais quelle que soit l’habileté avec laquelle ces morceaux sont placés, je ne balance pas à les blâmer ; car ils ralentissent le récit, et paraissent entamer la réalité des personnages. En voyant l’auteur se détourner pour chanter une idylle, s’arrêter pour soupirer une élégie, on est tenté de se demander s’il croit encore aux acteurs qu’il abandonne si facilement, s’il a vraiment assisté aux souffrances qu’il raconte. Or, la croyance, une fois ébranlée, a grand’peine à se raffermir ; une fois conquise, on ne saurait l’entretenir avec trop de vigilance.

Quant au style de Marianna, il se distingue généralement par l’élégance et la pureté. Outre la correction littérale qui relève de la grammaire, il possède presque toujours une correction plus rare qui relève de l’analogie. Mais M. Sandeau, justement préoccupé de l’importance de l’analogie, s’est quelquefois laissé aller au plaisir de montrer qu’il sait tout ce qu’elle vaut. Quand il s’empare d’une image, il ne la quitte pas toujours à temps. Après l’avoir employée utilement à l’explication de sa pensée, il lui arrive de la garder quand elle ne peut plus lui rendre aucun service. C’est ce que j’appellerai le côté puéril de l’analogie ; car, si la violation de l’analogie obscurcit la pensée, s’il est nécessaire de suivre les contours et les faces diverses d’une image aussi soigneusement que les faces diverses d’une vérité mathématique, l’image devient inutile, dès que la pensée est complètement éclairée. La retenir et lui prescrire de nouvelles évolutions lorsqu’elle a rempli sa tâche, c’est diminuer la valeur de la pensée en exagérant la valeur des mots. Le style, ainsi conçu, ne sert plus de vêtement à l’idée ; c’est une étoffe qui attend une main savante et qui ne dessine rien.

Malgré ces réserves, Marianna est un beau livre plein d’intérêt et de vérité, dont le succès, déjà populaire, ne peut manquer de grandir encore ; et si j’en ai discuté la valeur, c’est que je crois à sa durée.


Gustave Planche.