Revue littéraire — 14 février 1839
Un critique distingué, ayant à parler assez récemment d’Horace et de Virgile, et de l’espèce de royauté qu’ils se fondèrent en regard et à l’appui de la monarchie impériale d’Auguste, a fait remarquer la convenance et la nécessité de ces deux royautés parallèles, produites à la fois par une double anarchie, dans un temps où la faiblesse de l’état d’une part, et de l’autre le trop facile usage de formes poétiques devenues la propriété commune, favorisaient toutes les entreprises de l’ambition politique, toutes les prétentions de la médiocrité littéraire[1]. Ce qui est vu à merveille pour l’époque d’Auguste ne me paraît pas sans application à la nôtre. Je laisse tout d’abord le côté politique qui, comme on sait, n’a nul rapport avec notre peu d’ambition et d’intrigue : Dieu me garde de trouver la plus lointaine ressemblance ! Dieu me garde de croire, vingt-cinq ans après Napoléon, qu’un nouveau despote, à quelque titre et sous quelque forme que ce fût, pût jamais asservir de nouveau et réduire cette foule émancipée de grands citoyens qui (nous en sommes les témoins édifiés) se précipitent bien loin de toute flatterie et de toute servitude, et qui, en ce moment même, ne flagornent plus aucune puissance ! — Mais littérairement, poétiquement, en quelle anarchie sommes nous ? c’est ce qu’il est permis de considérer. En restreignant la question à la poésie même, le rapport avec certaines époques antérieures est frappant. Depuis dix ans, la main-d’œuvre poétique s’est divulguée ; les procédés que la nouvelle école avait cru rendre plus rares et plus difficiles, ont été saisis du second coup par une foule de survenans qui, à chaque saison, pullulent. La forme et le style poétique sont encore une fois tombés, en quelque sorte, dans le domaine public ; il coule devant chaque seuil comme un ruisseau de couleurs, il suffit de sortir et de tremper. Prenez le Journal de la Librairie : relevez chaque semaine le nombre de volumes de vers qui se publient ; prenez le chiffre par mois, par saison, par année. Il y aurait là une statistique curieuse, une loi de progression numérique, un mouvement et un cours à coter. Un de mes amis, bibliothécaire dans un établissement public, a eu l’idée de ranger à la suite toute cette branche particulière de littérature trop fleurie : c’est une quantité de beaux volumes jaunes et blancs, morts avant d’avoir vu le jour, que personne n’a connus et qui sont ensevelis dans leur premier voile nuptial :
Hymnes sacrées, par M. Édouard Turquety[2]. — M. Turquety est un poète sincère. Il n’en est pas à son coup d’essai ; c’est le troisième volume qu’il donne dans le même ordre d’idées religieuses. Le premier s’intitulait Amour et Foi, le second Poésie catholique. Avant ces trois recueils, M. Turquety, si je ne me trompe, en avait publié un moindre, où le côté de l’amour et l’inspiration gracieuse dominaient. Il y était disciple de l’école de 1828, et quelques vers tendres rappelaient deux ou trois des seules élégies charmantes qu’on connaisse de Charles Nodier. Depuis lors, M. Turquety a cherché à se créer un rôle propre parmi les poètes modernes ; retiré dans sa Bretagne, il a consulté les graves et habituelles préoccupations d’une vie monotone que les seuls rayons mystiques éclairaient parfois. De là ses trois recueils, dont les deux derniers sont d’un catholicisme rigoureux. La preuve que M. Turquety a bien consulté et rendu son inspiration secrète, c’est qu’il a trouvé dans d’autres cœurs une réponse. Il est du très petit nombre de poètes qui se vendent. Ses beaux volumes, magnifiquement imprimés, ne le sont pas à ses frais (chose rare parmi les poètes modernes). M. Turquety a un public ; en Bretagne, dans le midi, à Toulouse, beaucoup de lecteurs fervens et fidèles le désirent : pour eux, il donne à des sentimens chrétiens qu’il rajeunit, à des dogmes qu’il exprime, une mélodie qu’on aime. « Voici, dit-il dans la préface de son nouveau recueil, le complément nécessaire de mes deux ouvrages antérieurs, voici quelques pas de plus dans la route où j’ose dire être entré le premier, où plusieurs ont marché depuis et où bien d’autres s’élanceront plus tard… » Et encore : « Un critique illustre a bien voulu déclarer qu’Amour et Foi était le premier mot d’une poésie toute nouvelle, la poésie du dogme pur… » Il y a ici, ce me semble, quelque illusion dans le poète, et il y a eu de la part du critique illustre, qu’on ne nomme pas, quelque complaisance. Quoi ! l’idée de traiter poétiquement les solennités diverses de la religion, de les traduire en hymnes, est de l’invention de l’auteur, et ouvre une ère nouvelle à l’art ? Mais saint Grégoire de Naziance a commencé, il y a long-temps ; Manzoni, hier, le faisait encore. Chez nous, tous les poètes pénitens n’ont point pratiqué autre chose, Desportes, Bertaut, Godeau, Corneille, La Fontaine ; Racine a traduit les hymnes du Bréviaire. M. Turquety, il est vrai, suit cette idée avec un sentiment de composition et d’ensemble systématique : ainsi, son présent volume, qui commence par un hosannah au Père céleste, s’achève par une hymne à son terrestre représentant, le Pape. « Dieu d’abord, dit M. Turquety, puis la plus haute expression de l’humanité dans la personne du Pape. » Plus d’éminens poètes religieux se sont jetés de nos jours dans un christianisme vague, plus M. Turquety s’est voulu ranger au dogme et à la stricte tradition catholique romaine.
Le caractère qui me frappe le plus dans la poésie de M. Turquety, est la mélodie, l’élégance, la douceur rêveuse, et je préfère, entre ses pièces, celles auxquelles ces tons suffisent. On a été fort sévère autrefois dans cette Revue pour son volume de Poésie catholique, et qu’il nous soit permis de dire qu’on a peut-être été injuste : on n’y a pas reconnu ces mérites touchans. Une pièce qu’on aurait pu indiquer était le Deux Novembre ou le Jour des Morts, simple, sobre, voilée, et d’un christianisme attendrissant. Il y en a dans les Hymnes sacrées un certain nombre qui sont comme des feuilles glanées à la suite du Cantique des Cantiques, et qui respirent un parfum d’élégie aussi tendre que des cœurs contrits en peuvent désirer. Le poète nous a traduit l’hymne mystique de saint Jean de la Croix, et il en reproduit l’esprit en mainte page. Je citerai celle-ci, par exemple, qu’il intitule : Domine, non sum dignus :
C’était dans l’épaisseur du bois le plus profond,
Une source coulait et murmurait au fond
Sur un lit de sable ou de pierre ;
Et quand je fus auprès, sans que je visse rien,
Une voix m’appela, disant : « Regarde bien,
C’est la fontaine de ton Père. »
Oh ! je courus alors : j’étais plein de bonheur,
Car j’avais bien souffert de l’ardente chaleur,
Et ma lèvre était tout en flamme.
J’arrivai, mais à peine eus-je effleuré les bords
Qu’un frisson douloureux me saisit tout le corps,
J’étais en face de mon ame.
Et dans ce moment-là les colombes des cieux,
Avec un cri d’amour, descendaient deux à deux
Pour y baigner leurs tendres ailes ;
Et moi je reculai, je partis en pleurant,
Hélas ! je n’osais boire au céleste torrent,
Moi n’étant pas aussi pur qu’elles.
Une jeune fille qui, après avoir été virginalement aimée, se serait faite religieuse, pourrait presque lire et chanter sous la grille cette mystique romance inspirée par son chaste souvenir :
À vous, ma Colombe voilée,
À vous les roses de l’espoir,
Et les brises de la vallée,
Et les enchantemens du soir !
À vous la nuit silencieuse
Qui parfume nos régions ;
À vous l’étoile gracieuse
Qui fait pleuvoir tant de rayons !
À vous, fille des solitudes,
À vous les sublimes concerts,
Et les célestes quiétudes
D’un cœur dégagé de ses fers !
À vous qui, lasse de l’hommage
Qu’on vous prodigua tant de fois,
Avez tout quitté pour l’image,
La sainte image de la Croix ;
Et bien loin des routes mortelles
Dont l’éclat vous séduisait peu,
Avez replié vos deux ailes
Près du tabernacle de Dieu !
Oh ! dans cette enceinte profonde,
Vous reniez, vous dépouillez
Les derniers souvenirs du monde,
Comme autant de bandeaux souillés.
Là-bas, près du fleuve qui coule,
Vous n’avez plus, à tout moment,
Le frémissement de la foule
Qui vous suivait en vous nommant ;
Plus de ces parures brillantes
Qu’à votre âge on recherche encor ;
Plus de fêtes étincelantes
Du doux reflet des lampes d’or.
Mais, ô ma Colombe voilée,
Vous avez l’éternel espoir,
Et les brises de la vallée,
Et les enchantemens du soir ;
Et quand l’ombre apporte sa trêve
À vos labeurs interrompus,
Vous trouvez dans le moindre rêve
La paix du Ciel que je n’ai plus !
Nous avons cru devoir cette réparation à M. Turquety, de le citer en ce que sa poésie a d’aimable, plutôt que d’insister sur ce qu’elle laisse à désirer pour l’idée. En somme, M. Turquety, ce qui est rare, est un poète convaincu.
Les Boréales, par M. le prince Élim Mestscherski[3]. — Ce n’est pas la première fois que de grands seigneurs russes se distinguent par leur facilité à emprunter, à manier la langue et la rime française. Au temps de M. de Ségur et de sa spirituelle ambassade, on jouait à Pétersbourg les tragédies qu’il faisait exprès, et pour lesquelles il n’eût pas manqué, dans ce grand monde tout français, de fort ingénieux collaborateurs. Un critique, qui m’a tout l’air d’appartenir d’assez près à la littérature difficile, a cru trouver dernièrement une grande preuve de l’insuffisance de la poésie nouvelle dans la facilité avec laquelle le premier venu, homme d’esprit, pouvait se mettre au fait de toutes les ressources du genre. Nous en avons précédemment assez dit à ce sujet ; mais un peu moins de prévention aurait permis au critique de se souvenir qu’autrefois les étrangers, gens d’esprit, savaient s’approprier l’ancien genre tout aussi aisément qu’ils peuvent faire aujourd’hui pour le nouveau. La question d’ailleurs n’est pas dans les genres ; elle est toute dans les personnes et dans les talens. Mais un talent étranger, si habile qu’il soit, peut-il arriver à posséder un idiome comme le nôtre et à le parler en des vers (soit classiques, soit romantiques) assez librement et naturellement pour s’y produire en pleine originalité ? Les modèles qui l’ont introduit dans la langue qui n’est pas la sienne et sur lesquels il s’est façonné, ne resteront-ils pas présens à ses yeux et ne lui imposeront-ils pas à chaque instant leur empreinte ? Ses œuvres n’en seront-elles pas inévitablement tachetées et bigarrées, comme cette fameuse toison des brebis de Jacob ? M. le prince Mestscherski s’est posé la question, je le crois bien ; mais il a passé outre, et il n’avait pas le choix. Amoureux de notre littérature et voulant y prendre pied au nom de la sienne, il a pensé qu’à sa poésie un peu de moucheture et de bigarrure ne messiérait pas, et que quelques grains d’Émile Deschamps ou d’Alfred de Musset, à la surface, ne seraient qu’un piquant de plus comme pour de certaines beautés. Son volume se divise en deux parts : la première, sous le titre de Livre d’Amour, est censée un legs d’un jeune poète mort à Moscou ; mais ce linceul n’est qu’un domino rose pour oser dire tout haut ses tendresses. La seconde moitié du volume nous offre des traductions en vers, comme échantillons de la Pleïade russe ; vingt-cinq morceaux tirés de douze poètes contemporains. Tous sont vivans, excepté Pouschkinn, le seul dont le nom, en même temps que le malheur, nous soit parvenu. Ces Études russes, que le prince Mestscherski nous donne comme un supplément modeste des Études si vives et si gracieuses d’Émile Deschamps, s’adressent aux poètes français et méritent bien leur reconnaissance. Que le poétique traducteur étende le cercle des auteurs et des morceaux qu’il juge bons à produire, qu’il resserre à la fois de plus en plus sa correction élégante et, s’il se peut, sa littérale exactitude ; nous lui devrons accès en une littérature jusqu’ici close et qui, probablement, ne nous ouvrirait pas cette porte sans lui. Parmi les pièces qu’il traduit et qui sont peut-être trop exclusivement lyriques, je distingue le Novembre de Pouschkinn, espèce d’élégie d’intérieur, et le piquant adieu du même à une jeune Kalmouque entrevue au passage, et qu’il est tenté de suivre dans la kibitka, espèce de chariot couvert où elle se rembarque pour le steppe immense. Elle n’est ni jolie, ni séduisante, comme on l’entend, et n’a aucune des graces apprises :
Qu’importe ! ta grace sauvage
Eût fait éclater dix cerveaux ;
Et moi, j’y fus pris au passage
Pendant un relais de chevaux.
Qu’importe où notre cœur se loge !
Dès qu’il s’émeut tout coin lui sert,
Salon doré, soyeuse loge,
Ou la kibitka du désert !
Mais les pièces qui m’ont semblé caractériser avec le plus d’originalité le genre lyrique, âpre et grandiose, de cette nature sibérienne, sont celles du poète Bénédictof. J’en citerai une fort belle, traduite avec un grand bonheur par M. le prince Mestscherski.
Il est minuit. Le ciel rayonne en myriades
D’étoiles au feu transparent ;
À son bandeau royal scintillent les Pléiades,
Et resplendit l’Aldebaran.
Mon regard a suivi leur course circulaire
Sans s’éblouir de leur beauté ;
Mais, arrivé soudain à l’Étoile polaire,
Mon œil errant s’est arrêté.
Douce opale du ciel ! que ta lueur charmante
Console après les pleurs du jour !
Blanche vierge du ciel ! que ton regard m’aimante,
Et qu’il m’attire avec amour !
Sur les enfans du Nord les ténèbres farouches
Versent, hélas ! de longs ennuis…
Toi qui veilles sans cesse et jamais ne te couches,
Tu nous es le soleil des nuits.
Quand, par ces nuits d’hiver, l’homme de la campagne,
Si vigilant et soucieux,
Veut connaître l’instant de quitter sa compagne
Pour le travail, alors ses yeux
Cherchent le Chariot qui toujours au ciel reste
Exposant ses trains éclatans :
Là sept étoiles d’or dans le livre céleste
Indiquent le chiffre du temps.
Le marin flotte au loin sur les vagues perfides :
Où donc est le phare allumé ?
Il le demande en vain au fond des mers avides
Où le rivage est abîmé.
Le rivage est aux lieux où tes flammes s’animent,
Phare suprême et solennel !
Le fond est à la voûte où tes pointes s’impriment,
Ancre d’argent jetée au ciel !
Tous les astres là-haut dansent leurs lentes rondes,
Toi seule tu suspends tes pas.
Le ciel change sa face où circulent les mondes,
Toi seule tu ne changes pas.
Étoile, serais-tu — mon ame le devine —
Si chère au penseur agité,
Parce que Dieu te garde en sa droite divine
Comme clef de l’Éternité ?
Cette Étoile polaire doit être aussi comme la clef du lyrisme du Nord. — Les stances et sonnets qui composent le Livre d’Amour attribué au jeune poète mort, ont souvent de la grace et toujours une grande aisance. Il y règne parfois un mysticisme de langage amoureux qui rappelle certaines poésies du commencement du XVIIe siècle. Je ne voudrais pas qu’un amant parlant à sa maîtresse la nommât sa sainte ; on sent trop le pastiche. Je ne voudrais surtout pas qu’il s’échappât jamais à dire :
Les Néolyres, par A. M. de Mornans[4]. — L’auteur de ce recueil n’est pas non plus Français d’origine ni de naissance ; sorti des vallées vaudoises du Piémont, il appartient à cette antique tribu persécutée, qui a su garder sa primitive croyance. Engagé aujourd’hui dans les fonctions saintes du ministère, il a cru, à l’une de ses courtes heures de loisir, pouvoir reproduire, sous un pseudonyme, d’anciens vers de jeunesse, que, plus heureux que Bèze, il n’a pas eu à rougir de refeuilleter. Un sentiment évangélique et chrétien les a inspirés, en effet, non sans mélange toutefois d’un certain humanitarisme moderne, d’un certain culte optimiste et confiant de la création et de la nature, qui fait songer à Jocelyn et qui l’a précédé :
Ô Nature, immense Évangile
Que rien ne saurait altérer !
Regardant une étoile au ciel épanouie,
Un jeune homme marchait ; son léger manteau bleu
Diminuait toujours : ce manteau, c’est la vie,
Le voyageur c’est l’ame, et l’étoile c’est Dieu.
Ce qu’il y a dans une bouteille d’encre. — Première livraison. — Geneviève, par M. Alphonse Karr[5]. — On pourrait parler de beaucoup de romans : celui de M. Alphonse Karr en dispense volontiers, en nous donnant le fin mot de presque tous : Ce qu’il y a dans une bouteille d’encre. Je m’en tiens d’autant plus aisément à sa Geneviève, qu’elle est infiniment spirituelle et qu’elle n’a aucune espèce de prétention. Hélas ! elle n’en a pas assez. Quand on lit ces jolis chapitres courans, décousus, qui semblent des feuilletons négligemment effeuillés d’un journal, on se demande pourquoi l’auteur n’a pas daigné faire un livre, surtout le pouvant à si peu de frais. Il ne lui fallait plus qu’un peu de vouloir et ne pas mieux aimer se jouer, à chaque pause, du lecteur et de lui-même. Tel qu’il est, ce roman a de quoi plaire à quiconque n’est pas absolument dégoûté de ceux du jour. Il a des portions d’une finesse et d’une raillerie d’observations délicieuses : tout le début, qui nous déroule l’intrigue galante de Mme Lauter avec M. Stoltz, est d’une grace maligne, pleine de vérité. On y ferait à chaque pas, en se baissant, son butin de moraliste : « Chaque femme se croit volée de tout l’amour qu’on a pour une autre. » — « Mme Lauter, encore sur ce point, était comme toutes les femmes — excepté vous, madame ; — elle ne plaçait l’infidélité que dans la dernière faveur. » — « On ne se dit : Je vous aime, en propres termes, que quand on a épuisé toutes les autres manières de le dire ; et il y en a tant que l’on n’arrive quelquefois à dire le mot que lorsqu’on ne sent plus la chose et que le mot est devenu un mensonge. » — « La justice du monde, comme la justice des lois, ne découvre presque jamais les crimes que lorsqu’ils n’existent pas encore, ou lorsqu’ils n’existent plus. » — Mais je m’arrête, de peur du sourire de l’auteur, pendant que je me baisse à ramasser ainsi les aphorismes qu’il sème en s’en moquant tout le premier : il me ferait niche par derrière.
Geneviève n’est pas de ces romans qu’on analyse ; l’agrément en est dans le détail même. Les deux enfans de Mme Lauter, après la disparition de son mari, grandissent et deviennent, Léon un artiste charmant, Geneviève une personne adorable et sensible : Albert et Rose, leurs cousin et cousine-germaine, avec qui ils ont grandi, ont aussi une vive fleur d’ame et de jeunesse. Ces deux jolis couples se troublent en s’aimant. Mais, tandis que Rose répond à Léon, Albert ignore et méconnaît le sentiment de Geneviève, qui en souffre et qui en meurt. Cependant Mme Lauter est morte de bonne heure, et son mari, reparu incognito et assez fabuleusement, espèce de millionnaire à la façon des héros de M. de Balzac, devient comme le Deus ex machinâ des péripéties finales. À côté de scènes plaisantes d’hôtel garni et d’atelier, d’étudians en droit et d’artistes, l’auteur sait introduire de fraîches descriptions de la nature, et même de touchantes situations de cœur. Pourquoi, au moment où le sérieux commence, une ironie moqueuse vient-elle gâter ou gaspiller tout cela ? Je lui passerais certains chapitres où, rangeant des vers sous air de prose, il s’amuse à les faire filer comme des troupes déguisées et à mystifier le lecteur qui n’y prendrait pas garde ; ces chapitres-là sont une critique lutine du jargon lyrique à la mode : ils valent mieux que notre critique sérieuse. Mais, dans l’intervalle qui sépare la mort de Mme Lauter et son enterrement, lorsqu’on en est aux vraies larmes, comment glisser sous le titre du Premier Jour de Mai un de ces chapitres bigarrés qui ont le masque d’une parodie ? En suivant plus à bout la Geneviève de M. Karr, je ne finirais pas de réitérer les mêmes regrets, toujours redoublés, il est vrai, des mêmes éloges : ce qui deviendrait d’un ennui que ce léger et facile roman ne mérite pas. J’achevais de le lire mercredi matin, tandis que se faisait aux faubourgs populeux cette descente anniversaire qui, d’un seul flot, refoule notre humanité perfectible aux beaux jours de l’antique Sardanapale, et je me disais, en entendant ces échos lointains : « N’est-ce donc pas une débauche aussi que tant de grace, de sensibilité, d’esprit fin et d’observation morale, s’employant et s’affichant uniquement pour mettre du noir sur du blanc, comme on dit, et pour vider l’écritoire ? — N’est-ce pas déjà une débauche, en lisant, que de s’y plaire ? »
Arrivons aux parties sérieuses. Il ne manque pas de fortes et doctes tentatives de nos jours : la Sorbonne, par exemple, a fourni depuis quelque temps ses thèses mémorables. Prenez garde : les thèses sont un peu les poésies lyriques des esprits solides ; qu’ils en viennent, s’il se peut, bientôt, à réaliser leurs graves promesses, à fonder leur œuvre définitive mieux que les autres, et à tenir leurs épopées.
Essai sur la philosophie de Dante, par M. Ozanam[6]. M. Ozanam rappelle à un endroit de sa thèse ou plutôt son livre cette phrase de M. de Lamartine : « Dante semble le poète de notre époque, car chaque époque adopte et rajeunit tour à tour quelqu’un de ces génies immortels qui sont toujours aussi des hommes de circonstance ; elle s’y réfléchit elle-même ; elle y retrouve sa propre image et trahit ainsi sa nature par ses prédilections. » Si les retours dont parle Vico étaient admissibles, il faudrait surtout les appliquer aux œuvres intellectuelles dont la fortune posthume est tour à tour si diverse. Depuis trois cents ans le moyen-âge n’avait guère occupé que les érudits. Le XVIe siècle, qui était en rupture ouverte avec les âges précédens, ne faisait que le dédaigner ; le XVIIe nous donnait une littérature et s’inspirait de l’antiquité en ne se souvenant guère des aïeux directs ; enfin le XVIIIe, dont l’œuvre devait se traduire en résultats immédiats sur la société, ne lui réservait que des sarcasmes et du mépris. Nous, au contraire, dans la situation un peu confuse et indifférente que nous ont faite les évènemens, nous remontons sans haine à l’étude de ces âges chrétiens, et nous nous éprenons même d’admiration pour des croyances que nous n’avons plus, pour des dévouemens qui seraient au-dessus de nos forces. Triste privilége que celui des âges critiques ; triste bienfait peut-être que cette impartialité devenue facile par la même aptitude successive à tous les systèmes, par le manque commun de but et de désir ! M. Ozanam a emprunté à notre temps cette curiosité historique, cette sympathie pour les hommes et les choses du moyen-âge, cette justice éclectique pour tous les partis, assez générales aujourd’hui. De plus, voulant une unité qui échappe au grand nombre, il semble se rattacher par ses sympathies à cette jeune école catholique, qui n’a fait que cotoyer un instant M. de Bonald, à cette école brusquement délaissée par M. de Lamennais, et à laquelle demeurent fidèles, en philosophie M. Gerbet, en histoire M. de Montalembert. La vivacité et l’ardeur sont restées à ces écrivains, comme un nécessaire héritage de Joseph de Maistre. Ils sont absolus dans leurs assertions. Ainsi M. de Motalembert, dans sa belle monographie d’Élizabeth de Hongrie, immole complètement la littérature provençale aux trouvères[7] ; M. François Huet, dans une remarquable thèse, nie complètement Bacon. Je ne sais quels résultats moraux obtiendront en définitive ces courageux adeptes dans le pêle-mêle des idées et la confusion des penchans qui caractérisent notre société ; mais ce qui me paraît positif, c’est qu’au point de vue de la science, il faudra beaucoup rabattre de leurs affirmations exclusives.
M. Ozanam appartient sans nul doute à l’école catholique, mais les inspirations qu’il demande souvent à l’éclectisme tempèrent ce qu’il y aurait volontiers d’absolu dans ses jugemens. En s’attaquant au grand génie de Dante, dont l’admirable poésie a été comme le dernier mot et le majestueux couronnement de la civilisation et des croyances chrétiennes jusqu’au XIIIe siècle, M. Ozanam s’est fait de nouveau l’interprète des tendances qui nous ramènent à l’œuvre immense du poète florentin. Dans la Divine Comédie, dans le traité de Monarchia, dans le Convito, dans le de Eloquentia, on trouve éparses les idées philosophiques de Dante, qui ne fut pas docteur en théologie, parce qu’il ne put point payer son diplôme. Réunir en un faisceau ces assertions isolées, mais qui constituent une véritable doctrine philosophique chez le poète, reconstruire avec des indications nombreuses et abondantes les croyances du plus grand poète de l’Italie et peut-être de l’Europe moderne, examiner à la lumière de Platon et d’Aristote, de saint Bonaventure et de saint Thomas, les cercles sans fin de ce poème qui suit l’homme dans sa destinée tout entière et qui ne le laisse qu’aux pieds de Dieu : tel est le but que s’est proposé M. Ozanam, et je dois dire qu’il n’est pas demeuré au-dessous de cette tâche difficile. Le mal, puis le mal et le bien dans leur rapprochement et, dans leur lutte, et enfin le bien, voilà les trois divisions philosophiques qui correspondent aux divisions mêmes du livre de Dante, et qu’a adoptées M. Ozanam. Presque toutes les questions que peuvent se poser la psychologie, la logique, la morale et la théodicée moderne, se retrouvent donc dans le cadre de Dante, et il est curieux de voir un si grand poète posséder si familièrement les secrets de la science philosophique et leur prêter le riche langage d’une œuvre qui est devenue l’un des principaux et des éternels legs de l’intelligence humaine. Toutefois il y a une objection qu’il est impossible de ne pas faire à M. Ozanam. Malgré la tournure essentiellement philosophique de l’esprit de Dante, les allures libres de sa fantaisie me paraissent avoir été prises quelquefois par M. Ozanam trop à la lettre. À quelques endroits où il dit Platon et Aristote, je dirais plus volontiers Homère et Virgile, et je verrais çà et là la poésie dans certains vers où il voit la métaphysique. Un critique mal disposé pourrait même se souvenir de la phrase de Rabelais sur les abstracteurs de quintessence.
Les opinions extérieures et contemporaines sont rapprochées des opinions de Dante avec une singulière perspicacité et une érudition étendue. Bonaventure et saint Thomas, et derrière eux Platon et Aristote, inspirent surtout le poète ; mais M. Ozanam n’interroge pas seulement leurs écrits. Boëce, saint Denis l’Aréopagite, les admirables traités ascétiques de Hugues et de Richard de Saint-Victor, enfin toute la philosophie antérieure à Dante, sont pour M. Ozanam l’objet de comparaisons très intéressantes. Je regrette toutefois que quelques écrivains ecclésiastiques moins connus, mais aussi curieux, comme Yves de Chartres, Hildebert du Mans, Pierre de Celles, n’aient pas été cités. M. Ozanam aurait surtout trouvé des rapprochemens d’un grand prix dans ces nombreux traités mystiques, complètement inexplorés de nos jours, mais si élevés, si admirables pourtant, dont quelques-uns se rapportent aux noms oubliés à tort, d’Isaac de l’Étoile, de Garnerius, d’Helinand de Froidmont, de Serlon de Savigny, que Pez, Tissier et quelques autres collecteurs ont heureusement sauvés de la destruction.
J’aurais désiré chez M. Ozanam plus de rigueur et de fermeté scientifique, plus de condescendance pour ce langage exotérique dont la forme sévère séduit, un peu trop peut-être, nous le verrons tout à l’heure, l’esprit éminemment philosophique de M. Ravaisson. L’abus fréquent des images, les métaphores exagérées, des inversions prétentieuses, une manière volontairement recherchée et mystique, un ton trop ardent et que la science aimerait à voir plus contenu, déparent trop souvent l’œuvre de M. Ozanam ; son érudition solide et variée devrait aussi se garder des livres de seconde main qu’il cite beaucoup trop. Quoi qu’il en soit, malgré des défauts graves et des erreurs, ce livre est un remarquable début. M. Bach déjà, qui depuis a été enlevé, par une mort trop prompte, à l’enseignement, avait dans une thèse appréciée rapproché quelques passages de Dante des écrits de saint Thomas. L’ouvrage de M. Ozanam achève et complète ce travail. Que Dante ait été hérétique, comme l’ont voulu Foscolo et M. Rossetti ; ou orthodoxe, comme l’a soutenu dans cette Revue même M. de Schlegel, comme le veut M. Ozanam, et comme nous le croyons nous-mêmes, peu importe ; mais il a été un grand philosophe autant qu’un grand poète, et le nom de M. Ozanam est désormais associé avec honneur à cette assertion dans l’histoire littéraire.
Des premiers principes selon Speusippe. — De l’Habitude, par M. Félix Ravaisson[8]. — L’unité que Platon avait imprimée par son enseignement à la philosophie grecque tout entière, disparut avec lui. Ses élèves, Speusippe, Xénocrate et Hestiée, restèrent à peu près fidèles à la doctrine du maître, tandis qu’Aristote se sépara ouvertement et constitua une école puissante et distincte. Le plus direct héritier et continuateur de Platon fut donc son neveu Speusippe qui, pendant huit années, continua ses leçons à l’Académie. L’érudition, on le sait, fut le principal caractère de ces successeurs de Platon ; mais ce qui concerne les opinions de Speusippe était resté fort obscur jusqu’ici. On savait bien, d’après Diogène Laërce et Athénée, qu’il avait laissé, un grand ouvrage en deux livres sur le semblable dans les choses du monde, et quelques passages fort peu explicites de la Métaphysique d’Aristote, de Cicéron, de Sénèque, de Théophraste, d’Aulu-Gelle, de Sextus Empiricus, d’Iamblique, de Clément d’Alexandrie, avaient servi au docteur Ritter pour reconstruire, tant bien que mal, dans son excellente Histoire de la Philosophie ancienne, les opinions de Speusippe. La science de M. Ritter avait assez bien réussi en certains points, mais les textes fort obscurs et en apparence contradictoires d’Aristote sur les premiers principes selon le neveu de Platon, ne lui avaient pas suffi pour éclairer ce point ardu, et si important néanmoins dans l’histoire des doctrines grecques. Sans modifier essentiellement ses croyances, Platon s’était, vers la fin de sa carrière, préoccupé surtout de la théorie des nombres de Pythagore. Ses disciples suivirent-ils cette tendance ? Quelles modifications y apporta Speusippe, d’après son génie propre, et quel fut en définitive le système de ce successeur de Platon ? Questions difficiles, obscures, pour la solution desquelles les textes positifs manquent ; questions où ont échoué l’érudition si étendue et la perspicacité habituelle de M. Ritter. C’est à M. Ravaisson qu’il était donné de les résoudre définitivement, et le nom de ce jeune écrivain qui s’était déjà attaché avec honneur à celui d’Aristote, est sûr désormais d’être toujours rappelé quand on parlera de Speusippe. Les historiens de la philosophie n’avaient guère jusqu’ici consacré que quelques lignes à cet héritier des théories platoniciennes, à l’homme qui fut presque le rival d’Aristote et qui défendit les nobles doctrines de son maître contre les envahissemens souvent légitimes du Stagyrite. Aujourd’hui ce silence n’est plus possible après la dissertation de M. Ravaisson. Il fallait connaître aussi bien que lui la Métaphysique pour retrouver avec certitude les opinions de Speusippe dans certains passages faciles pour les contemporains, insaisissables pour nous, où Aristote expose ou contredit des théories dont il ne nomme pas l’auteur. Rien n’est plus clair, plus net, plus méthodiquement enchaîné que le travail de M. Ravaisson sur Speusippe. On est complètement convaincu, après la lecture, de la vérité des assertions de l’auteur, et c’est là un résultat rare, même dans l’histoire de la philosophie. La justesse des aperçus, la perspicacité des rapprochemens et la rigueur presque mathématique des pensées, mettent cette dissertation à part et parmi les meilleures qu’on ait depuis long-temps présentées à la Faculté des Lettres de Paris. Il en est de même du travail de M. Ravaisson sur l’habitude. Je n’ai point la prétention de donner une analyse de cette dissertation dogmatique. La forme concise, brève, aphoristique même, employée par M. Ravaisson, empêche qu’on puisse ôter à sa pensée aucun des développemens nécessaires et rigoureux qui lui sont propres, et sans lesquels elle apparaîtrait incomplète et mutilée. Il y a, entre toutes les affirmations psychologiques de M. Ravaisson, une cohésion si étroite à la fois et si profonde, qu’elles échappent au résumé et à l’analyse.
M. Maine de Biran, dans un très remarquable mémoire présenté à l’Institut, en 1802, avait déjà étudié l’influence de l’habitude sur la faculté de penser. Aujourd’hui M. Ravaisson va plus loin et il épuise dans tous les sens, au fond et à la surface, cette question de l’habitude, l’une des plus curieuses, des plus abstraites que se puisse poser la philosophie. Dans cette étude, M. Ravaisson n’est pas resté au-dessous de ce qu’on devait attendre de l’auteur de l’Essai sur la Métaphysique d’Aristote. La nouveauté et la profondeur des nuances psychologiques saisies par M. Ravaisson assurent à ce mémoire une place élevée dans les productions philosophiques de notre temps, et continuent dignement le début de l’auteur. La merveilleuse facilité avec laquelle M. Ravaisson traite, dans un style sévère et admirablement exact, les difficiles problèmes sur lesquels la philosophie s’interroge depuis tant de siècles, autorise donc et justifie les espérances que la science place en lui. On a généralement reproché à la première partie de sa dissertation une obscurité exotérique, terminologique, qui ne résulte pas, tant s’en faut, du manque de propriété dans les termes et de précision dans les pensées. Cela tient plutôt au langage aristotélique qu’a emprunté M. Ravaisson, à la difficulté même du sujet, et à la manière scolastique qu’il a cette fois adoptée. Heureusement M. Ravaisson a d’autres maîtres encore que l’illustre auteur de la Métaphysique ; il est autant élève de Leibnitz que d’Aristote ; il écrit dans l’idiome de Mallebranche et de Descartes ; et après avoir parlé la langue de la science, comme il convient au début, il parlera quelque jour la langue de tous, nous n’en doutons pas ; car il a droit plus que personne à devenir populaire.
De l’esclavage antique, par M. de Saint-Paul[9]. — L’histoire doit-elle absoudre ou condamner l’esclavage ? Était-ce, comme on l’a dit, une nécessité sociale sous l’empire du polythéisme, la première organisation régulière et permanente du travail ? Son développement est-il lié d’une manière intime et directe au développement de la propriété, de la puissance commerciale, de la force militaire ? L’esclavage est-il né de la famille ou du camp, du peuple pasteur ou du peuple guerrier ? Comment tant de siècles ont-ils passé sans le combler sur cet abîme d’inégalité profonde qui séparait en deux espèces les hommes du monde antique ? Ces questions, souvent posées, ont été diversement résolues. Juste Lipse, Laurentius, Vadianus, Jugler, Blair, et dans une autre série d’études, Bodin et Montesquieu, ont abordé cet important sujet, les uns au point de vue de la simple recherche, les autres au point de vue de la critique philosophique. Bodin déclare l’esclavage contraire aux élémens les plus simples du droit naturel. Montesquieu le condamne également de toute l’autorité de sa puissante raison. Mais de nos jours l’esclavage antique a trouvé des défenseurs. De prétendus historiens ont opposé leur érudition factice à la science profonde de l’Esprit des lois. La philosophie et la logique du feuilleton ont cassé l’arrêt de Montesquieu ; et bien que la véritable science n’ait point souffert de ces attaques sans portée, bien que cette même critique, qui promettait une révolution, n’ait produit tout au plus qu’une insignifiante émeute, son influence a laissé néanmoins quelques traces dans des écrits sérieux. Le recommandable travail de M. de Saint-Paul a gardé, dans la pensée et dans la forme, quelque chose de ce dogmatisme, aussi faux qu’il est affirmatif.
L’auteur se déclare, en quelque sorte, l’apologiste de l’esclavage. Quant à nous, nous récusons cette doctrine d’une manière formelle et absolue. L’homme a des droits sacrés qui sont de tous les temps et de tous les lieux. Il y a, dans ce monde, une loi supérieure à toutes les nécessités politiques ; et si la société païenne a méconnu cette loi, pourquoi l’excuser ? L’esclavage doit être jugé, avant tout, en droit et en morale ; et de ce point de vue, qu’est-ce que l’esclavage ? C’est l’abus sans frein de la force, c’est le mépris de l’être dans sa plus effroyable expression, l’égoïsme dans sa plus triste rigueur ; c’est dans le maître la barbarie, dans l’esclave la dégradation ; c’est la femme changée en instrument de plaisir, c’est une cause incessante de guerres impitoyables, d’immenses massacres ; tout cela ressort, à chaque page, à chaque ligne du livre de M. de Saint-Paul, et l’érudition de l’auteur est une perpétuelle négation de ses doctrines. Il convient, du reste, de rendre justice à l’exactitude, à l’étendue de ses recherches. Écrivains originaux de l’antiquité, commentateurs érudits, historiens ou jurisconsultes, il a tout étudié, et à l’aide de cette variété de textes, patiemment colligés, il a reconstruit un tableau fidèle et sévère. L’impression que laisse ce livre est grave et triste. Les plus hautes intelligences de l’antiquité elles-mêmes, Aristote et Platon, déclarent l’esclavage légitime, et cherchent à l’absoudre. Le Stagyrite cite en l’approuvant ce proverbe grec : point de repos aux esclaves ; il croit trouver dans la race servile, le sceau d’une dégradation native et primordiale ; il veut que l’esclave obéisse au maître, comme l’animal à l’homme, comme la matière à l’esprit. La religion a perdu, ainsi que la philosophie, tout sentiment de justice et d’égalité. Les esclaves n’ont point de dieux, dit Eschyle, et la jurisprudence romaine définit le droit du maître, le droit d’user et d’abuser. C’était là, en effet, la seule définition possible ; car la loi protégeait dans l’esclave, non pas l’être, mais la chose, la propriété de l’homme libre. Caton fait fouetter ses esclaves jusqu’à lasser dix bourreaux ; lorsqu’ils sont infirmes ou vieux, il les vend avec ses brebis chétives et ses vieilles charrues. Pour un vase brisé, Pollion les fait jeter aux Murènes. Les Scythes leur crèvent les yeux pour les empêcher d’être distraits pendant le travail. À Sparte, quand les ilotes s’agitent et murmurent, les citoyens se répandent en armes dans les campagnes et les tuent.
L’esclavage, a-t-on dit, est un progrès sur la barbarie. Servus, homme qu’on a sauvé, prisonnier à qui on a fait grace ! Qu’importe, puisque le droit de tuer subsistait toujours. Ainsi, lors de la prise de Jérusalem, sous Vespasien, on avait gardé pour l’esclavage une grande partie des habitans ; mais un soldat en remuant un cadavre trouva de l’or dans ses entrailles. Le bruit se répandit aussitôt dans l’armée romaine que les Juifs avaient avalé leur or. On les égorgea tous.
On sait les infinies souffrances de l’ergastule, étroit cachot où les esclaves étaient entassés chargés de chaînes. Les gardiens les battaient chaque jour à heure fixe, afin de les former à la douleur ; ils ne sortaient de la prison que pour aller au travail, et alors c’étaient des fatigues sans repos. Les plus jeunes remuaient les fardeaux, cultivaient la terre ; les vieux écrasaient le grain sous la meule ; et pour les empêcher de porter à leur bouche quelques poignées de ce grain, on leur attachait au cou de larges planches. Un esclave vigoureux rapportait à son maître un bénéfice net de 25 centimes par journée de travail, et, pour prix de ses labeurs, il recevait par mois vingt litres de blé environ et vingt-cinq litres de vin : ce vin, dont Caton nous a conservé la recette, était étendu de vinaigre, d’eau douce et d’eau de mer vieillie. Le prix des esclaves variait suivant leur âge, leur force, leur origine, leur beauté ; les hommes nés d’une nation indépendante étaient peu recherchés des acheteurs, parce qu’ils gardaient dans la servitude des instincts de liberté. Les Espagnols se vendaient à vil prix, on redoutait leur penchant au meurtre ; mais on payait largement les qualités lascives des Phrygiennes, les graces et l’esprit des femmes de Milet. Du reste, le prix des plus belles femmes s’élevait rarement au-delà de 2,800 fr. de notre monnaie. Dans la Thrace, en Afrique, dans les Gaules, il était facile d’acquérir une jeune fille pour quelques poignées de sel ou un peu de vin ; en Sicile, l’échanson avait moins de valeur que la coupe. Ainsi, une pièce d’or, une poignée de sel, livraient aux plus hideuses fantaisies du vice la jeunesse et la beauté ; la femme, le jeune garçon, réduits en servitude, devaient tout subir du maître et de ses amis. À Rome, la politesse voulait même qu’on offrît avant le repas des esclaves aux plaisirs des convives, et, par un singulier raffinement de barbarie et de dépravation, on imprimait avec un fer rouge des vers obscènes sur le sein des femmes quand elles avaient vieilli.
L’histoire de l’esclavage antique se trouve reconstituée dans ce livre, non pas toujours avec suite et méthode, mais du moins avec un intérêt soutenu. L’auteur annonce un travail général et complet ; nous l’engageons à persister dans cette pensée. Mais s’il veut que son œuvre prenne rang dans la science, il importe, avant tout, d’en faire disparaître la manière et la prétention ; nous l’engageons à choisir moins légèrement ses autorités, à ne citer que des noms qui aient cours dans le monde des études sérieuses, à se défier sagement de cette école qui substitue le rêve à la déduction simple et logique, le paradoxe à la réalité. Nous insistons sur ce point ; car, de notre temps, à force de chercher à être neuf, on n’arrive souvent à n’être que faux, et nous avons vu le bon sens français, si clair et si précis, se voiler complètement, même en des esprits distingués, sous les ténèbres du symbolisme et de la formule.
Essai sur l’organisation de la tribu dans l’antiquité, traduit du russe de M. Koutorga[10]. — « L’histoire est l’exposé des faits dans la mesure des rapports humains. L’élément principal des faits considérés sous ce point de vue est donc l’homme. » Cette phrase, empruntée à la préface du traducteur, M. Chopin, donne, ce semble, la mesure de l’esprit lucide, dans lequel cette préface est conçue. La philosophie de l’histoire est une grande science, sans doute, mais il n’appartient qu’aux esprits éminens de l’aborder avec quelque succès, et mieux vaut cent fois, pour les talens vulgaires ou médiocres, la simple érudition de l’école bénédictine, qu’un pastiche sans couleur, et souvent inintelligible de Herder ou de Vico. Qu’est-ce en effet, que la signification humanitaire d’un évènement, le recommencement stérile et fatal de l’histoire de l’humanité, les doctrinaires de la science ? L’avant-propos du traducteur est tout dans ce style et dans cette manière, et le travail de M. Koutorga, bien qu’il ait quelques parties estimables, offre aussi en bien des pages de semblables défauts. Il serait difficile d’en donner une analyse complète et suivie. Ce qui manque, avant tout, à ce livre, c’est l’unité. L’auteur traite d’abord de la tribu en général, comme élément primitif des sociétés, puis de la tribu dans l’Attique et la Germanie ; mais partout il emprunte et confond les théories trop souvent obscures et vagues de l’Allemagne et les systèmes de la critique française. Il y a indécision et chaos. MM. Creuzer et Grimm paraissent exercer sur ses études une influence immédiate, qui le jette souvent dans une route embarrassée, et il est juste de reconnaître qu’il doit à l’étude de nos historiens, les seules parties nettes et précises de son livre. Les travaux de MM. Thierry, Guizot, Naudet lui sont familiers, et par un remarquable sentiment de justesse, malheureusement incomplet en lui, il choisit exclusivement en France ses autorités parmi les écrivains de l’école positive, tandis que d’autre part il s’appuie sur l’école symbolique allemande. Du reste, son origine russe donne à ce livre quelque intérêt, et il n’est pas sans curiosité de voir la Russie, qui a peine à vivre encore de sa propre intelligence, subir ainsi confusément dans les sciences, comme dans les lettres, l’influence des peuples plus avancés, et s’assimiler, avec des modifications toutes particulières et des formes quelque peu tartares, les littératures étrangères.
Lettres inédites de Marie Stuart. 1558-1587[11]. — Trente-cinq lettres inédites de Marie Stuart, son testament et diverses dépêches diplomatiques composent ce volume. L’histoire s’est émue souvent, et avec une curiosité toujours vive, au souvenir de cette triste et résignée sœur d’Élisabeth, qui eut ses heures de faiblesse peut-être, mais que tant de douleurs et de poésie ne donnent pas le droit d’accuser. L’histoire cependant n’a dessiné que d’une manière imparfaite et sous un jour souvent faux cette mélancolique figure. Le drame, à son tour, a demandé des inspirations à la scène sanglante du château de Fothringhay, et le drame, original ou pâle copie, me semble avoir échoué comme l’histoire. Puis sont venus les collecteurs de textes, les publicateurs exacts qui s’inquiètent peu de critique ou d’inspiration, mais dont les travaux faciles sauvent parfois de l’oubli des faits d’un intérêt réel. La vie de Marie Stuart a été, en France, à diverses époques, l’objet de recherches toutes particulières. C’est qu’en effet cette infortunée reine nous appartient par ses affections, par ses adieux que tout le monde sait, par des sympathies toujours présentes pendant une captivité de dix-huit ans.
La correspondance publiée par M. le prince de Labanoff est, en quelque sorte, une longue élégie : souffrances du corps et de l’ame, tortures froidement calculées, violences religieuses, affections profondément senties pour les serviteurs dévoués, tout rappelle à chaque ligne, dans ces lettres, de royales infortunes plus voisines de nous et plus profondes peut-être. Marie supporte, avec une dignité calme, ces tourmens dont elle ne prévoit pas le terme. Élisabeth est encore pour elle sa bonne sœur, mais elle a peine à réprimer des pressentimens sinistres. « La reine, dit-elle, ne trouvera jamais tant de sûreté dans les rigueurs que je lui en offre par la seule bonne foi. Il m’est grief à supporter que je ne puis gagner qu’elle prenne quelqu’assurance en moi. » Les rigueurs, en effet, étaient souvent poussées jusqu’à la barbarie. Marie avait à subir à la fois les haines politiques et les haines religieuses. Dans une lettre adressée à Castelnau de Mauvissière, elle se plaint avec amertume de ce que Paulet, son gardien, lui refuse le droit d’envoyer quelques aumônes aux pauvres. Elle demande, comme une insigne faveur, le droit de faire remettre ces aumônes par des soldats, car elle a besoin, dit-elle, au milieu de ses ennuis, de cette consolation chrétienne ; et c’est toujours ainsi, par des œuvres pieuses, qu’elle s’efforce d’adoucir tout ce qu’il y a de tristesse et d’inquiétude dans son ame. Le malheur développe en elle une singulière tendresse de cœur, et une puissance de résignation qui s’exalte encore de la ferveur de son catholicisme, car elle est catholique ferme et croyante, et l’obstination de son fils dans l’hérésie l’afflige plus que sa propre infortune ; elle déclare même, dans une missive à don Bernard de Mendoça, que si l’héritier de son trône persiste à soutenir la cause de la réforme, elle léguera au roi de France la couronne d’Écosse.
Ces lettres apportent-elles à l’histoire des élémens nouveaux et d’un intérêt supérieur ? Marie Stuart, Philippe II, Henri III, s’y révèlent-ils, chacun dans sa sphère si tranchée, sous un jour nouveau ? Je suis loin de le penser. Cependant, de ces confidences intimes, de ces plaintes à demi voilées de la sœur d’Élisabeth, s’échappent, çà et là, quelques nuances délicates qu’il importait de recueillir. La pitié qu’inspirait, à tant de titres, la reine d’Écosse devient plus vive encore après la lecture de ces lettres, car au milieu des luttes de sa vie et de son époque, elle garde un grand côté d’ame et de cœur, qui est une exception au XVIe siècle. Elle garde, surtout pour la France, pour cette terre où elle avait laissé la meilleure part de sa vie, un souvenir singulièrement vif et doux. Elle est, pour ainsi dire, de la paroisse des rois de France, et c’est aux moines de Saint-Denis, aux chanoines de Reims qu’elle demande des prières, avant de s’agenouiller près de ce billot fatal, sur ce coussin noir, que les sœurs, les femmes, les maîtresses des rois d’Angleterre devaient tour à tour tacher de leur sang.
Quant au mode de publication adopté par M. le prince de Labanoff, il est étrangement sobre de pensées et de style. Pas un mot de pitié pour cette grande infortune, pas un jugement dans le cours entier du volume. Tout le travail de l’éditeur se borne à une exacte mais très sèche chronologie de l’histoire de Marie Stuart, de 1542 à 1587, à quelques détails graphiques, à un avertissement qui n’apprend rien ; Bréquigny a fait à peu près seul tous les frais des notes insignifiantes insérées au texte. Les lettres, les dépêches se suivent brusquement, et sans qu’une appréciation nette et rapide les lie entre elles ou donne la juste mesure de leur valeur, en les rattachant aux évènemens contemporains. Procéder de la sorte, même dans une simple publication de textes, c’est se réduire au rôle utile sans doute, mais facile à l’excès, de scrupuleux correcteur d’épreuves.
Que conclure de tout ce bulletin, cette fois ? Qu’il y a volontiers en France de beaux et de très beaux commencemens, qu’en poésie, depuis quelques années, il y en a eu beaucoup et perpétuellement ; qu’en érudition, en philosophie, tout à l’heure il n’y en aura pas moins. Puissent, nous le répétons, ces derniers efforts se soutenir plus entièrement que les autres, et aboutir, par l’étude, à leur monument ! Avoir bien commencé, c’est avoir peu fait encore. Ce siècle a donné et donne chaque matin tant de démentis à l’antique adage :
- ↑ M. Patin, Discours d’ouverture de 1838.
- ↑ Debécourt, libraire, 69, rue des Saints-Pères.
- ↑ Bellizard, 1 bis, rue de Verneuil.
- ↑ In-8o, chez Cherbuliez, rue de Tournon, 17.
- ↑ 2 vol. in-8o, chez Desessart, 15, rue des Beaux-Arts.
- ↑ In-8o, Bailly, place Sorbonne, 1839.
- ↑ M. Ozanam au contraire, p. 71, fait à tort puiser les troubadours dans les hagiographes.
- ↑ In-8o, chez Joubert, rue des Grés, 14.
- ↑ Montpellier, 1 vol. in-8o.
- ↑ In-8o, Paris, Didot, 1839.
- ↑ 1 vol. in-8o, chez Didot, 1839.