Revue géographique — 1867, 2d semestre


REVUE GÉOGRAPHIQUE,


1867
(DEUXIÈME SEMESTRE),
PAR M. VIVIEN DE SAINT-MARTIN.
TEXTE INÉDIT.


La géographie à l’Exposition universelle. — Coup d’œil historique sur les développements de la géodésie et de la science cartographique. — La carte de Cassini et la grande carte de France dite de l’état-major. La carte de Suisse en vingt-cinq feuilles du général Dufour, et les autres cartes topographiques des divers États de l’Europe. — Applications des cartes topographiques ou semi-topographiques aux besoins de la science et de la grande industrie. — Les cartes marines et la science hydrographique. — Les cartes usuelles et les atlas. La cartographie en Allemagne et en France. L’établissement géographique de Julius Perthes à Gotha ; la maison Hachette à Paris. — Le dessin en géographie ; ce qu’il était autrefois et ce qu’il est aujourd’hui. — Le Tour du Monde. Le futur Atlas français. — Les globes, les reliefs topographiques, les images photographiques et leur application à l’enseignement.
Quelques mots des nouvelles géographiques du semestre. — L’expédition à la recherche du Dr Livingstone. Gerhard Rolf. Karl Mauh. Le Saint. L’expédition anglaise en Abyssinie et le journalisme anglais. La science et la politique. Ce qu’on dit et ce qu’on ne dit pas. — L’expédition scientitique du Mé-kong. L’Amérique (ci-devant) russe. — L’expédition polaire de M. Lambert. Une souscription nationale.


I

Le grand événement de l’année a été l’Exposition universelle, — l’Exposition géographique, pouvons-nous dire en un sens, car jamais on n’aura vu ainsi réunis tous les peuples et tous les pays du monde, nous apportant, dans sa variété infinie, le merveilleux spectacle de leurs richesses naturelles et de leur génie créateur. Il est à espérer que quelque belle étude de géographie économique sortira de ce rapprochement jusqu’à présent unique dans l’histoire de l’industrie et de la science. Je n’ai pas, assurément, le dessein d’aborder un aussi grand sujet ; mais il appartient au cadre de cette Revue de jeter au moins un coup d’œil rapide sur la partie purement géographique de l’Exposition (les cartes, les globes et les livres), envisagée soit dans les grandes cartes topographiques, qui sont en général des œuvres officielles exécutées aux frais des gouvernements, soit dans les réductions manuelles appropriées aux besoins des hautes études ou aux nécessités de l’éducation ; il nous appartient surtout de rechercher quels progrès sont accusés dans ces deux ordres de travaux, et quelle place relative y occupent la France et les peuples étrangers. Il y a là bien des questions d’une nature élevée et parfois d’une portée délicate, que nous ne pouvons approfondir, mais que nous devons au moins indiquer.


II

Dans des appréciations de cette nature, l’historique du sujet est indispensable ; le présent n’a tout son intérêt et sa signification que lorsqu’on en suit la marche à travers les tâtonnements du passé.

La géodésie, dont les grandes cartes topographiques sont la plus complète et la plus belle expression, est une science de création moderne. Les anciens ne l’ont pas connue. Ils eurent des arpenteurs pour diviser les héritages, évaluer les surfaces et mesurer les distances ; ils n’eurent pas ce que dans un sens plus élevé nous désignons sous le nom d’ingénieurs. Si quelques hommes d’un génie exceptionnel, un Ératosthène, un Hipparque, imaginèrent de déterminer de grands espaces terrestres par la mesure correspondante d’un arc de la voûte du ciel, ils n’appliquèrent cette belle donnée, qui est au fond la base de la géodésie, qu’à la recherche abstraite de la grandeur de la terre déduite d’un segment déterminé de sa circonférence, et ne songèrent pas à son emploi pratique pour la géographie. Ils entrevirent la méthode, mais il leur manqua le secours indispensable des instruments de précision. C’est dans cette limite que se renferma la géométrie des Égyptiens. Alexandre, dans son expédition de l’Inde, eut à sa suite des géodètes pour mesurer les distances parcourues (et nous pouvons ajouter, par parenthèse, que ce que nous connaissons de ces mesures accuse une très-grande exactitude) ; mais il n’est question nulle part de cartes levées, ni particulières, ni générales.

Les Romains eux-mêmes, avec leur génie pratique, n’allèrent pas au delà. L’opération célèbre commencée sous Jules César et terminée sous Auguste, pour ce qu’on a nommé le levé de l’empire, ne fut que le mesurage, région par région, de toutes les grandes voies militaires qui partaient de Rome et rayonnaient dans toutes les directions jusqu’aux extrémités des provinces frontières ; et la carte de l’empire qui porta le nom d’Agrippa, parce que ce personnage illustre avait eu la direction de ce grand travail, ne fut en définitive que le tableau de cet immense réseau des voies romaines, dont le livre de routes qui nous est parvenu sous le titre d’Itineraria romana est le relevé écrit, route par route, avec le nom des stations (qui sont des étapes), et les distances intermédiaires. Et comme on n’avait ni la boussole pour fixer les directions, ni le théodolite pour mesurer les angles, ni le secours de l’astronomie pour déterminer les positions, il devait forcément s’ensuivre les erreurs de direction et d’écartement des lignes de route croissant avec la distance, que l’altération des formes générales augmentait dans les mêmes proportions. C’est ce dont on peut juger par les descriptions des géographes contemporains, chez lesquels l’image des diverses contrées, le contour des côtes, la direction des fleuves et celles des chaînes de montagnes, sont souvent faussés et défigurés de la manière la plus étrange.

Tel fut, chez les anciens, l’état de la géographie dans sa partie la plus rigoureuse et la plus utile, la cartographie : des plans routiers, sur lesquels on établissait telle quelle l’image grossière de chaque contrée, mais pas une seule carte un peu générale réellement levée sur le terrain, ni rien qui approchât du figuré exact du relief du sol. C’étaient des tableaux plutôt que des cartes.


III

On peut bien penser que l’ignorance du moyen âge n’améliora pas cette branche de la science. Les premières cartes de cette période obscure (la plus ancienne est de la première moitié du treizième siècle) sont barbares et grossières comme l’époque elle-même. Le siècle suivant (le quatorzième) multiplia singulièrement ce genre de productions ; mais ce qui domine de beaucoup alors, ce sont les cartes à l’usage des navigateurs, — les portulans, comme disaient les gens de mer. Les relations commerciales de Gênes et de Venise dans la mer Noire et les parages orientaux de la Méditerranée, en même temps qu’ils rendaient nécessaires des cartes usuelles propres à y diriger les pilotes, avaient procuré de bons matériaux pour améliorer ces cartes ; et comme l’activité du mouvement maritime en devait rendre la demande très-considérable, il se forma dans les deux grands ports de la haute Italie, ainsi qu’à Pise et dans d’autres places maritimes, de véritables ateliers pour le dessin des portulans, — ce que l’on nomme dans l’histoire de la science les écoles de Venise, de Gênes, de Pise, etc. Plusieurs de ces cartes, qui se sont conservées et que l’on peut voir dans les grandes bibliothèques de l’Europe, sont extrêmement remarquables non-seulement par la beauté de leur exécution, mais par la parfaite exactitude du tracé des côtes et de la forme générale des diverses parties du bassin méditerranéen, notamment de la mer Noire ; sous ce rapport, elles offrent un contraste frappant avec les Mappemondes purement terrestres du même temps, où se reflète l’ignorance encore si grande alors sur les contrées lointaines, et même sur une grande partie de l’Europe. Une suite figurée de monuments cartographiques des différents âges, depuis la carte romaine, si singulièrement déformée, qu’on appelle la carte de Peutinger, jusqu’aux chefs-d’œuvre de la cartographie actuelle, n’aurait pas été un des épisodes les moins intéressants ni les moins instructifs de l’histoire du travail ; car ce n’est pas seulement l’histoire d’une branche de l’art et de la science qu’on aurait lue dans ce rapprochement, mais aussi l’histoire même du développement des rapports des nations de l’Europe entre elles et avec le monde extérieur, développement qu’une liaison intime a rattaché dans tous les temps à l’histoire générale des sciences et à la marche même de la civilisation.


IV

Bientôt après le renouvellement des études qui suivit de près la découverte de l’imprimerie, dès le commencement du seizième siècle, on vit paraître les premiers essais des cartes modernes. C’est dans les éditions successives de Ptolémée (l’oracle du temps, et pendant longtemps encore le fond principal des études géographiques), à partir de la précieuse édition de 1508, qu’il faut aller chercher ces rudiments de la science et de l’art modernes. Si imparfaits qu’ils soient encore de composition et d’exécution, ils montrent du premier coup un progrès considérable sur l’antiquité ; ils nous donnent la première idée de la carte, dans l’acception vraie du mot. Dans le cours du seizième siècle, les progrès sont continus. Les beaux atlas d’Ortelius et de Mercator, publiés de 1570 à 1594, marquent une grande époque dans l’histoire de la cartographie ; et la curieuse liste des cartes antérieures placée par Ortelius en tête de son recueil, dit assez avec quelle activité les cosmographes de l’Europe presque entière étaient entrés dans cette voie nouvelle.

On voit poindre dès cette époque les premiers essais de géodésie ; essais bien imparfaits encore, bien éloignés des méthodes rigoureuses et des admirables résultats auxquels on est arrivé de nos jours, mais qui les préparent et les font pressentir. Ce ne sont encore que des levés à la planchette, sur lesquels on rapporte à vue d’œil les cours d’eau et les accidents du sol ; et pour arriver de proche en proche, par l’emploi de ces matériaux sommaires, à la construction des cartes plus générales d’une province, d’un État, d’une région, on a seulement le secours d’un certain nombre de latitudes relevées à l’astrolabe. On n’en est pas encore à la détermination astronomique des longitudes, seul moyen de fixer avec certitude les grands intervalles terrestres dans le sens des parallèles, c’est-à-dire de l’est à l’ouest. Il est (en dehors de l’Europe) bien des pays, même aujourd’hui, où l’on ne procède guère autrement pour l’établissement des cartes locales.

Les travaux du savant Ortelius et de l’habile Mercator plaçaient la géodésie, aussi bien que la cartographie locale, sur un terrain qui n’attendait plus, pour porter tous ses fruits, que le perfectionnement des méthodes et des instruments. Ce dernier progrès fut en grande partie l’œuvre du dix-septième siècle. Le siècle de Galilée et de Kepler, de Pascal et de Newton, de Leibnitz et de Dominique Cassini, a été une époque grande et féconde entre toutes pour les études astronomiques et mathématiques. Le télescope, inventé en 1606, arma les astronomes d’un instrument précieux, qui devait aider prodigieusement aux progrès de la science des astres. Dès 1610, Galilée découvrit les quatre lunes qui circulent autour de Jupiter, et son génie prévit dès lors de quel immense secours les fréquentes éclipses de ces petits astres pourraient être pour résoudre le problème des longitudes. Mais pour appliquer à cet usage les satellites de Jupiter, il fallait en dresser des tables exactes, et ces tables ne furent calculées qu’en 1666 par Dominique Cassini. Cette date est de celles qu’il faut inscrire en lettres d’or dans l’histoire de la géographie.

À partir de cette époque, Les entreprises les plus vastes, les plus hardies conceptions, les opérations les plus délicates, n’ont plus rien qui effraie la patience des géomètres ni la pensée des astronomes. L’heure était venue où l’audacieux problème de la mesure de le terre allait être embrassé dans toute sa grandeur et définitivement résolu. Picard, de l’Académie des sciences, est le premier qui ait appliqué à cette difficile opération l’exactitude absolue des méthodes d’observation et de calcul qui caractérise la géodésie moderne.

En 1669 et 1670, Picard mesura sur le sol, entre Paris et Amiens, un intervalle dont les points extrêmes furent déterminés rigoureusement par des observations astronomiques, et il y trouva pour la longueur d’un degré 57 060 toises, qui répondent à 111 212 mètres. Cette mesure, contrôlée depuis lors par les géomètres les plus éminents et les premiers astronomes de notre époque, a été trouvée exacte à une minime fraction près.

La belle opération de 1669 fut, en quelque sorte, l’œuvre de l’Académie des sciences en même temps que de Picard, car ce fut à l’instigation de cette illustre compagnie, dont Louis XIV, en 1666, venait de décréter la création sur la proposition de son ministre Colbert, que la mesure fut entreprise. L’Académie payait ainsi dignement sa bienvenue au roi et à la France.


V

Et ce beau travail ne fut lui-même que le point de départ d’une entreprise encore plus vaste. En 1683, dans l’année même qui suivit la mort de Picard, l’Académie décida que la ligne mesurée entre Paris et Amiens serait prolongée d’une part jusqu’à Dunkerque, de l’autre jusqu’à Perpignan et au pied des Pyrénées, afin que le méridien qui coupe la France dans sa plus grande longueur, — l’étendue est de huit degrés, — fût entièrement fixé par un ensemble d’opérations à la fois astronomiques et géodésiques. Cette tâche laborieuse fut confiée à Dominique Cassini et à Lahire ; elle ne fut complétement achevée qu’en 1718. Mais alors un réseau de triangles et de déterminations astronomiques s’appuya au méridien central du royaume, — ce qu’on a nommé par excellence la Méridienne, — et ce réseau fut un peu plus tard une excellente base pour les grands travaux géodésiques du dix-huitième siècle. D’autres déterminations fixaient dans le même temps la place exacte des points principaux du pourtour du royaume, tant sur les côtes qu’à l’intérieur, si bien qu’avant l’expiration du dix-septième siècle la France avait pris sur la carte sa véritable forme et ses vraies dimensions. Les anciens tracés se trouvèrent considérablement resserrés, ce qui fit dire à Louis XIV, en plaisantant, que Messieurs de l’Académie lui enlevaient une partie de ses États. Les bases astronomiques de la géographie de la France étaient fixées.

Il nous est permis, sans doute, d’insister sur la gloire de nos anciens travaux. Cette gloire est immense, et pendant longtemps elle fut sans partage ; car dans toutes les branches de la cartographie et des opérations géodésiques nous avons eu l’initiative. La mesure du degré terrestre exécutée par Picard et par les académiciens français de 1683, est la première qui ait donné la mesure exacte et certaine des dimensions du globe, et cette belle opération de la méridienne a depuis servi de modèle aux travaux analogues que les autres États de l’Europe ont successivement entrepris. C’est le géographe français Guillaume Delisle qui a porté la cognée dans l’édifice vermoulu de la géographie ptoléméenne, où la forme et les dimensions de notre continent étaient prodigieusement dénaturées, et qui, dans ses Mappemondes de 1700, donna le premier aux diverses parties du monde leurs proportions véritables, d’après les observations des astronomes et des missionnaires français du dix-septième siècle. Après Delisle, c’est notre illustre d’Anville qui pendant quarante ans tint en Europe le sceptre de la science, et qui éleva la composition critique, en même temps que le dessin des cartes, à un point que l’on n’a pas dépassé ; et enfin, dans le même temps, c’est à la France qu’appartient l’honneur d’avoir créé en Europe les cartes de grande topographie, comme elle avait créé la géodésie par les travaux de Picard, de Lahire et de Dominique Cassini.

Colbert, ce grand ministre dont l’administration a laissé des traces si profondes dans l’histoire économique de la France, avait demandé à l’Académie des sciences une description géométrique du royaume ; Cassini de Thury, directeur de l’Observatoire et petit-fils de Dominique, conçut alors l’idée de la carte à laquelle il a laissé son nom. C’est en 1744 qu’il en commença les premières opérations, et le travail ne fut terminé qu’en 1783. Pour apprécier toute l’importance de cette œuvre colossale et lui rendre pleine justice, il faut se rappeler qu’en remontant seulement de trente ans en arrière on n’aurait trouvé ni en France, ni dans aucun pays de l’Europe, une seule carte générale qui donnât une idée tant soit peu précise de la configuration du sol. Ce sera l’éternel honneur de ce grand monument non pas seulement d’avoir doté la France d’une carte dont il n’existait pas d’exemple dans le monde, mais aussi d’avoir été le point de départ, et l’on peut dire le premier modèle, de tous les travaux analogues qui ont été depuis lors exécutés chez nous et chez les autres peuples.


VI

Cependant les campagnes du Consulat et des premières années de l’Empire avaient fait faire de notables progrès à la topographie militaire ; les méthodes et les instruments géodésiques avaient acquis, en outre, un plus haut degré de précision ; enfin, on pouvait regretter que dans la carte de Cassini l’expression des montagnes n’indiquât que très-imparfaitement les hauteurs relatives. Dès 1808, Napoléon avait songé à faire reprendre ce grand travail ; mais les événements ajournèrent jusqu’en 1818 la réalisation du plan qui avait été mis à l’étude. Triangulations, observations et calculs, tout a été refait à neuf ; la nouvelle carte, connue sous le nom de carte de l’état-major, est dans toutes ses parties un ouvrage tout nouveau. L’échelle, un peu plus grande que celle de la carte de Cassini (pour la mettre en harmonie avec le système métrique), est au 80 000e, c’est-à-dire qu’un mètre sur le papier représente 80 000 mètres sur le terrain, et qu’une lieue métrique de 4 000 mètres est représentée par cinq centimètres. La publication de la carte s’est poursuivie sans interruption depuis 1833 ; sur les 267 feuilles dont elle doit se composer, 234 sont terminées, et l’on compte que dans sept ou huit ans au plus l’œuvre sera complétement achevée.

Le département de la guerre en a fait figurer plusieurs feuilles à l’Exposition ; et quoique le système que l’on y a adopté pour l’exécution graphique, je veux dire l’éclairage du terrain par la lumière verticale, soit infiniment moins favorable que la lumière oblique à la saillie des reliefs et à l’effet d’ensemble, notre carte de l’état-major n’en est pas moins, au total, un magnifique monument de la science topographique. Néanmoins, si on veut juger, par un exemple tout à fait complet, de ce que la science géodésique peut produire en se maintenant dans les vraies conditions de l’art, nous signalerons l’admirable carte de Suisse en vingt-cinq feuilles du général Dufour, à l’échelle de 100 000e. Jamais la configuration d’un grand pays, et d’un pays aussi profondément accidenté, n’a été représentée d’une manière plus vraie, plus achevée, plus saisissante. Le jury a décerné à l’œuvre du général Dufour la première médaille d’or dans la classe des cartes ; elle aurait mérité d’être mentionnée tout spécialement dans le rapport général. Il est vrai que le rapport général n’a pas eu un mot pour les sciences géographiques ni pour aucune de leurs branches.

Tous les États de l’Europe, à l’exception de la Turquie et de l’Espagne, ont leur carte topographique terminée ou en cours d’exécution, et tous en ont envoyé quelque spécimen. On remarque surtout les belles feuilles sorties de l’établissement impérial de Vienne, celles des différents États du nord de l’Allemagne, et la carte de l’état-major néerlandais. Il faut rapprocher ces cartes de celles qui nous représentaient les mêmes pays il y a cent ans, pour juger à quel point le sentiment du beau a pénétré dans les représentations topographiques, et apprécier le progrès immense qui s’est accompli dans la grande cartographie de l’Europe.

On peut éprouver quelque étonnement qu’aucune œuvre analogue ne nous soit arrivée des États-Unis, ce pays utilitaire par excellence. C’est qu’en effet l’Union américaine n’a pas de travail de ce genre ; soit que la vaste étendue des territoires ait détourné de l’entreprendre, soit que l’action trop faible du gouvernement central n’ait pas suffi pour en donner l’impulsion. Quelques-uns des États, — pas tous, à beaucoup près, — ont des cartes provinciales à échelle moyenne, des cartes demi-topographiques entre lesquelles il n’y a aucune espèce d’unité ; et encore ces cartes, uniquement destinées aux services locaux, sont, pour la plupart, si peu répandues et si difficiles à réunir, que le gouvernement central lui-même n’en possède pas une suite complète. Quelques autres États américains, le Nicaragua, le Venezuela, le Pérou, le Chili, ont envoyé leurs cartes officielles, qui ne sont guère que des pierres d’attente. Ils n’ont jusqu’à présent que des ébauches de topographie, comme la plupart n’ont encore que des ébauches de gouvernement.

Les applications des cartes topographiques ou demi-topographiques aux besoins spéciaux de la science et de la grande industrie forment une section très-importante de l’exposition géographique. Telle est la grande carte forestière de la France, et la carte géologique de M. Élie de Beaumont. L’Allemagne, et en particulier l’Autriche, ont, sur une moins grande échelle, une foule de morceaux de ce genre. Une autre classe de cartes, qui mérite une mention particulière, renferme les cartes demi-topographiques dues pour la plupart à l’industrie particulière. Quelques-unes ont un caractère semi-officiel, telle que la carte de France en trente-deux feuilles (encore inachevée), réduite au quart de la carte de l’état-major (c’est-à-dire au 320 000e) par les dessinateurs du dépôt de la guerre. L’empire d’Autriche de Scheda (vingt feuilles au 576 000e), le sud-ouest de l’Allemagne par l’état-major impérial de Vienne (douze feuilles), le nord-ouest de l’Allemagne, par Liebenow (sept feuilles au 300 000e), la Turquie d’Europe de Handtke (vingt feuilles non terminées), et nombre d’autres morceaux de ce genre que je ne puis énumérer, tiennent une belle place dans la grande cartographie européenne. La carte de l’Allemagne de Reymann, en quatre cent cinq feuilles au 200 000e (dont une soixantaine sont encore à terminer), est le plus grand travail de ce genre que l’industrie particulière ait jamais entrepris.


VII

Il ne faut pas séparer les cartes marines des grandes cartes topographiques. Tandis que dans chaque État européen le corps des ingénieurs militaires travaille laborieusement sur le terrain à lever le territoire dans ses moindres détails, les grandes nations maritimes de l’Europe, et au premier rang la France et l’Angleterre, font relever par les officiers les plus instruits de leurs flottes non-seulement leurs propres côtes, mais les parages lointains vers lesquels notre pavillon est conduit par les relations politiques ou commerciales. La sécurité de la navigation et la vie de milliers de marins, qui reposent sur la parfaite exactitude des relevés hydrographiques, ont été dans tous les temps un puissant véhicule pour cette partie de la science ; mais c’est surtout de nos jours que le perfectionnement des tables, des instruments et des méthodes, a donné aux relevés hydrographiques une rigueur inconnue jusque-là, ce qui a conduit à vérifier ou à refaire toutes les cartes antérieures. Quant à l’exécution et à la gravure, ce n’est que justice de reconnaître que les cartes françaises ont une très-grande supériorité sur toutes les autres, et, en particulier, sur les cartes anglaises.


VIII

La géodésie et l’hydrographie sont les deux bases scientifiques de la géographie positive ; c’est par elles que nous avons aujourd’hui ce que n’eurent pas les anciens, la connaissance et le figuré rigoureusement exacts des pourtours et de l’intérieur des continents. Mais les produits immédiats de ces deux sciences — les grandes cartes topographiques et les cartes marines — ne sont pas à l’usage de la foule ; pour les populariser et les approprier aux convenances diverses du commerce et de l’industrie, de l’économie politique, des hautes études et de l’enseignement, il faut les réduire en cartes usuelles, les figurer sur les globes, les condenser en atlas. De là toute une nouvelle classe d’œuvres géographiques non moins importante que la première par la diversité et l’étendue de ses applications. Avec elles commence le domaine proprement dit du géographe, non pas différent, mais distinct à bien des égards de celui de l’ingénieur qui opère sur le terrain.

Les pays qui ont pris part à l’exposition des cartes manuelles sont, en dehors de la France, l’Allemagne, l’Autriche, la Suède, le Danemark, la Belgique, l’Angleterre, la Russie, l’Italie et les États-Unis. Disons tout de suite que dans cet ensemble d’atlas et de cartes usuelles la suprématie appartient incontestablement à l’Allemagne, et que je m’associe pleinement au jugement du jury, qui a décerné à nos voisins d’outre-Rhin les deux seules médailles d’or attribuées à cette classe de travaux. Que cet aveu nous coûte on non, l’Allemagne, dans l’état actuel des choses, a la suprématie tout à la fois par l’étude et par l’exécution ; il faut la lui reconnaître aussi dans la persévérance et l’efficacité des moyens qu’elle emploie pour accroître et propager les études géographiques.

Comme premier exemple, je citerai les deux cartes d’Allemagne, en neuf feuilles chacune, de M. Henri Kiepert, de Berlin, et Augustus Petermann, de Gotha. Ces deux cartes, largement exécutées, appartiennent à la catégorie des cartes dites murales. Ce sont des œuvres courantes, mais non, tant s’en faut, des œuvres communes. Les deux écoles cartographiques qui ont pour représentants les deux noms éminents que je viens de citer ne pensent pas, comme on le fait trop souvent chez nous et ailleurs, qu’une production de ce genre, parce qu’elle est populaire et à bas prix, doive être dessinée par des manœuvres anonymes, grossièrement exécutée par des graveurs à la toise, et que l’on puisse ainsi livrer au commerce, pour les études et les écoles, des ouvrages d’une exécution misérable. Nos voisins d’outre-Rhin, et c’est un de leurs grands mérites, montrent plus de respect pour le public et pour la jeunesse.

N’exagérons rien, pourtant. Je sais bien que dans les appréciations portées à distance il est difficile de ne pas dépasser un peu La mesure, en bien ou en mal ; et sûrement il ne faut pas se figurer que l’Allemagne elle-même sort de la loi commune, qui laisse au grand nombre l’ignorance indifférente. « Nous ne sommes pas tous des héros, » m’écrivait un jour à ce sujet un Allemand des plus éminents. Non, sans doute, une nation ne se compose pas de héros d’étude et de science ; mais il n’en est pas moins vrai que par la puissance active de causes diverses, par la multiplicité des grands centres universitaires, en rapport avec la multiplicité des centres politiques, par l’expansion de l’enseignement libre, par l’action considérable qu’a dû exercer la chaire longtemps populaire de Carl Ritter, par celle qu’exercent encore nombre de savants et de professeurs formés à son école ou inspirés de son exemple, par la vue familière des bons livres et des bons modèles, et enfin par ce souffle intérieur que l’on ne voit pas, qui ne se définit pas, mais qui pousse à leur insu les générations dans une bonne ou une mauvaise direction, selon les influences dont sont imprégnées l’atmosphère et la vie morale ; il n’en est pas moins vrai, dis-je, que par cet ensemble de causes plus ou moins directes, les compatriotes de Ritter et des deux Humboldt attachent plus de prix et s’adonnent avec plus de suite que la plupart des autres nations de l’Europe à l’ensemble d’études auxquelles la géographie se rattache. Aussi voit-on prospérer en Allemagne des entreprises et des publications faites dans des conditions de bon marché, jointes à une exécution supérieure, telles que partout ailleurs on ne les aurait pas crues possibles. L’établissement géographique de Julius Perthes, à Gotha (Saxe), auquel le jury a décerné, avec pleine justice, une médaille d’or, fait sous ce rapport de véritables prodiges. C’est là que se publient la récente édition du bel Atlas de Stieler, mise au courant de la science par le docteur Petermann ; l’Atlas Antiquus du docteur Mencke ; la suite nombreuse des Atlas historiques de Carl Spruner, véritables modèles d’investigations approfondies et de patiente érudition ; le grand et beau planisphère en huit feuilles de Hermann Berghaus ; et enfin, ce qui dépasse tout le reste, le journal géographique mensuel dont le titre est depuis longtemps populaire en Europe (Mittheilungen, c’est-à-dire Communications géographiques), et qui se publie sous l’habile direction du docteur Petermann. Jamais les informations sur le mouvement géographique du monde entier n’ont été aussi étendues, aussi complètes et aussi rapides. Chaque cahier est, en outre, accompagné de deux cartes toujours originales et supérieurement exécutées, et le tout est coté à un prix d’une modicité presque incroyable. Le seul inconvénient que l’on puisse trouver chez nous à cet inestimable recueil, c’est qu’il est en allemand.


IX

Je me suis arrêté volontiers sur l’établissement géographique de Gotha et sur les Mittheilungen, parce que de pareilles publications, poursuivies dans de telles conditions, agissent plus directement et d’une manière plus efficace sur l’éducation d’un peuple que bien des établissements officiels. Un seule maison française, parmi celles qui figuraient à l’Exposition, peut être citée de pair avec l’établissement géographique de Gotha ; en nommant la maison Hachette, je ne fais que constater une grande notoriété publique. Ses vitrines du Champ de Mars, non moins que ses catalogues, attestent que nulle autre n’embrasse à beaucoup près sur une aussi vaste échelle la série tout entière de l’éducation et des études. C’est à la fois sa fortune et son honneur. Depuis les petits livres à cinq sous jusqu’aux publications somptueuses auxquelles sont attachés les noms de nos plus grands artistes, depuis les livrets les plus élémentaires jusqu’aux immortels chefs-d’œuvre que l’esprit humain a produits dans tous les siècles et chez tous les peuples, rien n’est omis dans cette longue série qui s’adresse à tous les âges, à toutes les fortunes, à toutes les vocations. La Géographie y tient une large place, qui va s’agrandissant de jour en jour. Ce n’est pas à moi, à qui, par une faveur que j’apprécie profondément, il est donné de concourir à cette partie de l’œuvre commune, de m’étendre sur ce sujet ; il me sera cependant permis de dire que c’est là, et là seulement, que des efforts sérieux sont faits aujourd’hui pour relever les études géographiques de l’affaissement où elles sont tombées chez nous depuis de longues années. Nous n’avons encore en France, à l’heure qu’il est, ni un véritable Dictionnaire géographique ni un Atlas qui se puisse comparer aux atlas savants de l’Allemagne : la maison Hachette a voulu combler cette double lacune par la publication d’un Dictionnaire et d’un Atlas universel, qui soient le dépôt et l’image fidèle de l’état actuel de la science (ce que nul n’a fait encore, ni chez nous ni au dehors), et des notions acquises sur tous les peuples et toutes les contrées du globe. Œuvre gigantesque que la persévérance et le dévouement sans calcul peuvent seuls accomplir. Le recueil même où j’écris ces lignes, le Tour du Monde, est déjà, par son immense publicité, un très-grand service rendu à cette branche d’études, dont il a contribué d’une manière efficace à réveiller et a répandre le goût. Quant au nouvel Atlas français, il est seulement regrettable que l’exécution trop peu avancée n’ait permis d’en exposer que trois on quatre spécimens, parmi lesquels on peut signaler tout particulièrement la carte de Suisse réduite des vingt-cinq feuilles du général Dufour. Cette réduction est elle-même un chef-d’œuvre de gravure.


X

Les cartes manuelles exposées par les autres pays de l’Europe ne peuvent donner lien à de longues remarques. L’Italie, qui a tant à faire pour sa régénération scientifique, s’essaye honorablement, à Milan, par les publications des éditeurs Civelli et Valardi ; à Florence, par la fondation toute récente d’une société de géographie ; à Naples, par la publication d’un petit recueil de cartes de première éducation, sous la direction d’un professeur distingué de l’Université, M. Giuseppe de Luca. L’Angleterre, ce pays si pratique, et qui doit donner, en raison de l’universalité de ses relations de commerce. une large place aux études géographiques, l’Angleterre, n’a cependant que son Atlas de la société des Connaissances utiles, production anonyme d’une bonne exécution. En dehors de cet Atlas, ses écoles n’ont que des cartes d’une déplorable exécution ; celles qui figurent à l’Exposition sont au-dessous de toute critique. Les atlas de Keith Johnston, publiés à Édimbourg, et qui reposent, pour la partie physique, sur les cartes allemandes d’Henri Berghaus, présentent une rédaction nette, mais n’ont pas de valeur scientifique qui leur soit propre. C’est tout ce qu’on en peut dire. L’Angleterre n’a eu jusqu’à présent qu’un seul cartographe d’une réelle habileté, John Arrowsmith, dont les nombreux travaux, principalement concentrés dans le journal de la Société de géographie de Londres, ajoutent beaucoup à la valeur scientifique de ce précieux recueil. Encore faut-il dire que les cartes de John Arrowsmith elles-mêmes participent beaucoup trop, pour le figuré du terrain, à la manière large et sans vérité qui est le propre des cartes anglaises, même dans la demi-topographie. Petermann et Kiepert sont les premiers qui se soient sérieusement attachés à exprimer sur leurs cartes, selon les différences d’échelles, la vérité du figuré topographique.

Il faut d’ailleurs reconnaître que le dessin a aujourd’hui en cartographie une importance et des difficultés qui n’existaient pas autrefois. D’Anville, sur ses cartes, se contentait de marquer l’emplacement des montagnes, ou plutôt leur axe principal, par une suite de petits circonflexes ombrés, qui laissaient en blanc la plus grande partie de la feuille, et ne gênaient en rien la clarté de l’écriture, qui est toujours chez lui d’une disposition si harmonieuse. Ce genre de montagnes n’était, après tout, qu’un signe conventionnel, et je dirai plus, un signe parfaitement rationnel et parfaitement suffisant au-dessous d’une certaine échelle. Aujourd’hui, néanmoins, on exige davantage. Depuis que l’œil s’est habitué, sur les cartes topographiques, à suivre le relief du sol jusque dans ses moindres ondulations, on veut retrouver quelque chose d’analogue même sur les cartes très-réduites. De là l’importance que le dessin a prise dans les cartes actuelles. Quoique l’on ait étrangement abusé de cette méthode nouvelle, soit en la poussant fort au delà de ce que comportait l’échelle, soit en voulant l’appliquer à des contrées (et c’est le très-grand nombre) pour lesquelles manquent absolument les éléments topographiques, il n’en est pas moins vrai qu’en elle-même, et renfermée dans ses limites légitimes, elle donne aux cartes manuelles des pays dont on possède le levé géodésique une physionomie toute nouvelle, et y introduit un travail dont on n’avait nulle idée il y a cent ans. C’est une question de mesure.


XI

L’Exposition renferme un assez grand nombre de globes terrestres de toutes dimensions : outre les globes français, elle en a reçu d’Allemagne et des États-Unis. Ou sait combien un appareil de ce genre est utile pour l’étude générale, en présentant au premier coup d’œil toutes les contrées du monde dans leur vraie situation et dans leur rapport avec l’ensemble. Il serait désirable qu’i y en eût un non pas seulement dans les établissements d’éducation de tous les degrés, mais dans toutes les familles ; rien ne serait plus propre à éveiller les premières curiosités de l’enfance, et à faire entrer sans peine dans ces jeunes intelligences, si facilement ouvertes à ce qui Les frappe et les sollicite, les premières notions sur la terre et le monde. Malheureusement, le prix toujours un peu élevé d’un globe d’une certaine dimension (le moindre ne devrait pas avoir au-dessous de neuf pouces de diamètre) est un grand obstacle à leur diffusion ; je n’ai jamais bien compris, je l’avoue, à quoi tient cette cherté relative, en dehors de tout luxe de monture. Est-ce à la difficulté de la vente ? mais on achète peu parce que vous vendez cher. Il y a là un cercle vicieux ; c’est à vous, marchand intelligent, de le rompre. Les gros bénéfices se composent de petits gains. Pour revenir à l’Exposition, on n’y peut signaler qu’un globe vraiment remarquable par ses dimensions et son exécution ; c’est celui de M. Kiepert, envoyé de Berlin. Cette belle pièce a quatre-vingts centimètres de diamètre ; elle a été achetée par le prince Napoléon, au prix de trois cent vingt francs.


XII

Il est une partie de l’Exposition devant laquelle s’arrête volontiers la foule, trop souvent insoucieuse de ce qui parle à l’esprit plus qu’aux yeux : ce sont les plans en relief, Il y en a de diverses sortes, et de valeur bien différente. Les uns, comme le mont Etna de M. Deckers, de Berlin, et le Parc des Buttes-Chaumont, de notre compatriote M. Bardin, se renfermant dans une localité restreinte, l’ont rendue avec une vérité absolue de détails, de proportions et d’aspect ; ce sont des morceaux singulièrement attachants, auxquels on ne peut comparer que les plans en relief de nos places fortes, dont on peut voir la suite nombreuse dans les salles de l’Hôtel des Invalides.

D’autres plans, tels que la France de M. Sanis et la péninsule indienne de Montgomery-Martin, ont la prétention de figurer le relief de toute une grande contrée, et n’y peuvent arriver (sans parler d’une exécution passablement grossière) qu’en outrant toutes les proportions, attendu qu’à l’échelle vraie, des chaînes telles que l’Himalaya, les Ghates et les Alpes se distingueraient à peine. Je ne parle pas du plan de l’isthme de Suez, qui se voyait dans un des pavillons du Parc ; c’était tout simplement un merveilleux panorama.

J’ai nommé M. Bardin : ce savant professeur a construit des reliefs de nos principales chaînes de montagnes, telles que le massif d’Auvergne, le Jura, les Vosges, etc., à une échelle suffisante pour leur laisser leurs proportions géométriques. Ces reliefs ont été exposés dans les salles de l’Hôtel des Invalides ; l’espace très-coûteux qu’ils auraient exigé ne lui avait pas permis de les placer au Champ de Mars. Je ne puis que les caractériser d’un seul mot : ce sont d’admirables chefs-d’œuvre, — chefs-d’œuvre de patiente étude et d’exactitude minutieuse. On apprend plus en une heure devant ces plans réduits qu’on n’apprendrait en un mois sur le terrain, et dans une année sur les livres.

Malheureusement il est fort difficile de répandre ces pièces volumineuses (qui trouveront cependant leur application utile dans nos grandes écoles, où l’on expose les principes de la géodésie pratique, de la géologie et de la géographie physique) ; mais on peut les remplacer par leur image photographique. On croirait difficilement, si on ne les avait sous les yeux, avec quel bonheur, quelle vérité saisissante, ces épreuves photographiques rendent le caractère général et le détail des plans-reliefs ; on a pu en juger par la planche héliographique des Monts-Dômes, que M. Bardin avait exposée à défaut du relief lui-même. Il n’est pas jusqu’à la France en relief de M. Sanis (dont on ne peut consciencieusement louer que l’intention), qui n’ait fourni une carte photographique d’un très-bon effet.

Là encore se présente la question de prix, question capitale en tout ce qui touche à la propagation populaire des choses utiles. Les épreuves sont actuellement cotées à un taux beaucoup trop élevé. Mais cette difficulté écartée, — et on y arrivera, sans aucun doute, — je suis convaincu que les reliefs photographiques sont appelés à un immense avenir dans l’enseignement, et qu’ils y rendront d’incalculables services.


XIII

Le rapide coup d’œil que nous venons de jeter sur la partie géographique de l’Exposition — et nous n’y avons pu toucher que quelques points parmi les plus essentiels — ne nous laisse guère de place pour les nouvelles géographiques du semestre. Il en est peu, d’ailleurs, qui aient une bien grande importance. Rien de nouveau ne s’est produit sur le sort de Livingstone. L’expédition envoyée de Londres à la recherche du grand explorateur, sous la conduite de M. Young, doit être maintenant arrivée sur le théâtre de la catastrophe ; elle a touché au Cap le 13 juillet, et elle en est repartie le 18. La lueur d’espoir qui peut rester encore de voir démentie la funèbre nouvelle est maintenant bien faible. Un autre voyageur, Gerhard Rohlf, sur lequel des rumeurs, heureusement démenties, avaient donné un moment de vives inquiétudes, est revenu sain et sauf du Soudan central, mais sans avoir pu effectuer le projet qui l’y avait conduit, qui était de pénétrer jusqu’au Ouadâi où Vogel a été assassiné. Forcé de renoncer à son plan, Rohlf a coupé la contrée montagneuse et encore à peu près inconnue qui sépare le Soudan du golfe de Benin, et il a gagné la côte de Guinée d’où il est revenu en Europe. Sa relation, qui sera pleine d’observations scientifiques, ne laissera pas d’enrichir notablement cette partie de la géographie africaine.

D’autres informations, également dues à un explorateur allemand, nous arrivent de l’Afrique australe. Un naturaliste, M. Karl Mauch, a sillonné en divers sens le territoire de l’État libre du Transvaal, qu’aucun voyageur européen n’avait visité jusqu’à présent, et a poussé ses longues reconnaissances dans une partie considérable du pays vierge compris entre le Transvaal et le Zambézi. C’est là encore une excellente acquisition pour la carte d’Afrique, d’autant plus précieuse que l’élaboration des itinéraires de M. Mauch et la publication de ses journaux sont confiées au Dr Petermann, l’habile et savant directeur des Mittheilungen.

De grandes espérances scientifiques s’attachent au voyage de notre compatriote Le Saint vers la région des sources du Nil, entrepris sous les auspices de la Société de géographie de Paris. Ses dernières lettres sont datées de Khartoum, mais il a dû quitter cette ville et se porter vers les hautes régions dans les premiers jours de novembre. Il transmet des renseignements (jusqu’à présent assez vagues) rapportés par les agents de MM. Poncet, sur certaines parties peu fréquentées du bassin supérieur du fleuve Blanc ; mais il en annonce de plus détaillés et de plus précis, que MM. Poncet eux-mêmes doivent très-prochainement faire parvenir en Europe.

L’attention publique s’est portée dans ces derniers temps sur l’expédition militaire que l’Angleterre envoie en Abyssinie. Pour nous, qui n’avons pas à nous préoccuper (d’autres y veillent, sans aucun doute) des raisons secrètes qui peuvent se cacher sous les motifs ostensibles de l’expédition, dans un moment où il est permis de penser que le prochain achèvement du Canal de Suez ajoute à l’importance d’une forte position dans le bas de la mer Rouge, pour nous, dis-je, nous n’y voulons envisager que le profit que la science peut retirer de l’expédition. Non pas que l’Abyssinie soit le pays inconnu que l’on pourrait croire, à entendre les journaux anglais. En ceci, il y a chez eux une prodigieuse ignorance des faits accomplis. Une contrée qui a été sillonnée pendant dix ans et plus, il y a de cela vingt ans à peine, par une légion de voyageurs et d’explorateurs savants, une contrée dont on a publié alors, et plus tard encore, de nombreuses relations et des cartes qui s’appuient sur de longs relevés et d’innombrables observations, — sans parler des voyages des trois derniers siècles et de ceux du commencement du siècle actuel, — une telle contrée est assurément bien loin d’être un pays vierge, géographiquement parlant, et l’armée expéditionnaire n’aura pas à s’y aventurer à travers des déserts inconnus, comme semblent le croire les publicistes d’outre-Manche. L’Abyssinie n’est donc pas à découvrir, quoiqu’il y ait toujours à étudier dans de pareils pays ; mais sous d’autres rapports, l’expédition anglaise mérite une sérieuse attention. M. Lejean rapporte quelque part un propos du roi Théodoros qui annonce une assez bonne dose de perspicacité : « Je connais, disait-il, la tactique des gouvernements européens (la remarque aurait dû être moins généralisée), quand ils veulent prendre possession de quelque pays d’Orient. Ils commencent par envoyer des missionnaires, puis des consuls pour renforcer les missionnaires, et finalement des bataillons pour appuyer les consuls. Je ne suis pas un radjah de l’Hindoustan, pour être joué de la sorte ; j’aime mieux avoir affaire tout d’abord aux bataillons. »

J’aurais voulu dire quelque chose aussi des progrès de notre expédition scientifique sur le haut Mé-kong, qui apportera certainement une abondante moisson de données nouvelles sur des contrées intérieures absolument inexplorées, celles-là. J’aurais voulu aussi donner quelques informations sur le pays que les États-Unis viennent d’acquérir de la Russie, à l’extrémité nord-ouest du continent américain ; j’aurais voulu surtout m’arrêter quelque peu au projet d’expédition polaire dû à notre compatriote Gustave Lambert, projet auquel se sont ralliées toutes les notabilités scientifiques de Paris et de la France, que l’Empereur a honoré d’une éclatante adhésion, et qui comblera, s’il est conduit à terme, comme nous l’espérons, une des dernières et des plus grandes lacunes qui restent encore dans la connaissance du globe. Une souscription publique a été ouverte pour couvrir les frais de l’expédition. Ce ne sont pas les grosses inscriptions individuelles que l’on provoque, bien qu’elles ne fassent pas défaut : — celle de l’Empereur est de cinquante mille francs ; six cent mille souscripteurs à un franc chacun donneraient à la souscription, pour une entreprise qui doit honorer le pays, un caractère éminemment national.

Vivien de Saint-Martin.

15 novembre.

FIN DU SEIZIÈME VOLUME.