Revue géographique — 1867, 1er semestre


REVUE GÉOGRAPHIQUE,

1867
(PREMIER SEMESTRE)
PAR M. VIVIEN DE SAINT-MARTIN.
TEXTE INÉDIT.


Annonce de la mort du docteur Livingstone, assassiné par les Noirs. Récit de Mousa, chef de l’escorte du voyageur. — Doutes suscités par des informations ultérieures. Une expédition préparée à Londres pour aller constater sur les lieux mêmes le sort du voyageur. — Relation de la seconde tentative de du Chaillu dans l’Afrique équatoriale par le bassin de l’Ogobaï. Le voyageur et le voyage. — Les autres explorateurs de l’Afrique. Gherard Rohlf dans le Soudan oriental ; C. Mauch dans le Transvaal. — Le Saint sur le fleuve Blanc, vers la région des sources du Nil. — Le grand lac du haut Nil. M. et Mme Baker à la séance publique annuelle de la Société de géographie de Paris. — Les explorations asiatiques. L’expédition française pour la reconnaissance scientifique du fleuve du Kamdodj. Le Laos. Les races de l’Indo-Chine orientale. — La Corée et notre récente démonstration maritime. — Le Japon et la relation de M. Humbert. — Une pointe vers le pôle. Les projets récents d’expéditions polaires en Angleterre, en Allemagne et en France. M. Gustave Lambert. — Le livre récent du docteur Hayes, des États-Unis, sur son voyage arctique de 1861. — Les températures polaires.


I


Un douloureux incident est venu contrister les amis de la géographie, et les admirateurs d’un des hommes qui depuis vingt ans ont le plus énergiquement contribué à l’avancement des explorations africaines : la mort violente du Dr Livingstone a été annoncée par des dépêches de la côte orientale d’Afrique, arrivées en Angleterre dans les derniers jours de mars. Hâtons-nous d’ajouter que des doutes restent encore, et que l’on peut conserver quelque espoir de voir démentir la triste nouvelle.

C’est une lettre du Dr John Kirk, résident anglais à Zanzibar, qui la première l’a transmise en Europe. Le Dr accompagnait l’illustre explorateur dans son précédent voyage au Zambézi et au lac Nyassa, dont il a contribué, par plusieurs morceaux importants insérés au Journal de la Société de géographie de Londres, à faire connaître les résultats. Que les détails qu’elle contient soient tous exacts ou non, c’est un document à conserver. Elle n’a d’ailleurs, que nous sachions, été reproduite intégralement dans aucune publication française ; la voici dans son entier :

« Le Dr Livingstone, dans ses dépêches du 8 mai de l’année dernière, nous avait dit qu’au nord de la Rovouma, au delà du confluent, les Mazitou dévastaient tout le pays. Les Mazitou sont des Zouloû émigrés il y a une quarantaine d’années du sud du Zambézi, et que nous avons rencontrés au nord-ouest du Nyassa dans notre voyage en 1861. Le Dr Livingstone resta quelque temps près du chef de Ngomano, au confluent de la Niendé (ou Loendé) et de la Rovouma. Parti de Ngomano, il traversa d’abord un pays plat, boisé, faiblement peuplé, puis une région montagneuse habitée par les Ouaïao et les Makona, deux tribus au milieu desquelles il trouva un accueil amical au lieu des embûches dont on l’avait menacé. Son escorte, cependant, était devenue moins nombreuse. Les marins de Bombay l’avaient quitté pour regagner la côte, à l’exception du havildar qui resta près du voyageur malgré l’abandon de ses hommes. Quelques-uns des indigènes baptisés étaient aussi revenus sur leurs pas. Livingstone continua d’aller en avant avec le reste des Africains, les Johannais et le havildar. Le pays où il se trouvait alors jouit d’un climat frais. Les habitants, riches en bétail et gouvernés par des chefs puissants, vivent dans des villages disséminés.

« Il gagna ainsi la côte orientale du Nyassa, à un endroit où le lac, à ce qu’il semble, est étroit, et, ce qui est plus étonnant, peu profond ; mais il faut prendre les récits des indigènes pour ce qu’ils peuvent valoir. Les survivants s’accordent généralement à rapporter qu’ils passèrent l’eau dans des canots manœuvrés au moyen de grands bambous, et qu’embarqués le matin ils étaient tous sur l’autre bord à mini. Les rives du lac, des deux côtés, étaient plates, mais on apercevait des montagnes à l’horizon du côté du sud. L’endroit dont il s’agit doit être, je pense, un peu au nord du point ou j’ai marqué l’extrémité du lac dans la carte que j’ai communiquée à la Société de géographie de Londres et qui a été publiée au tome XXXV de son journal. Nous savons que le premier objet de Livingstone était de déterminer les limites du Nyassa du côté du nord. Or, il a dû être fixé tout d’abord sur ce point, car autrement il est hors de doute qu’il aurait pris des canots et remonté le lac. Certainement il n’aurait pas tourné le dos à cet objet essentiel de son expédition pour s’avancer dans ce qu’il savait très-bien être une région dangereuse, et aller à la rencontre, ou du moins en courir la chance, de ces sauvages qui déjà une fois lui avaient fermé la route.

« Mon impression est donc qu’il s’était assuré que cette prolongation peu profonde du Nyassa (si elle est telle en effet) se termine à peu de distance du point où il se trouvait, que cette prolongation a peu d’importance, et que probablement elle n’a pas de courant. Il la traversa dans l’intention, annoncée d’avance, de pousser jusqu’au Tanganîka si rien ne l’arrêtait en route. La désertion de quelques-uns de ses hommes, et la mort ou l’état de maladie de plusieurs autres, avaient tellement affaibli sa troupe, qu’il dut juger qu’un retour à la Rovouma aurait été la fin de l’expédition. Il savait que sa meilleure chance, une fois ses hommes réunis, était de les conduire toujours en avant ; plus loin ils seraient de chez eux, moins leur désertion serait facile, et moins aussi ils en auraient la tentation.

« À l’ouest du lac, les gens des villages lui firent bon accueil, et ils l’avertirent que les Mazitou, avec lesquels ils étaient en guerre, se trouvaient sur la route qu’il se proposait de suivre. Ces Mazitou paraissent être les mêmes qui envoient des razzias au sud du Nyassa, et à l’est jusqu’à huit journées de Quiloa. Leur langue est encore le zoulou, quoiqu’ils aient mêlé leur sang à celui des tribus sur lesquelles ils ont étendu leur joug[1].

« De Mapounda, sur la rive occidentale de la partie étroite du lac, ils marchèrent vers le chef Marenga, qui était à deux journées de distance. Marenga se montra civil, et conduisit la petite caravane à travers des terrains marécageux qui autrement auraient nécessité un détour. Les gens des derniers villages avertirent que les Mazitou étaient à peu de distance ; mais Livingstone ne s’inquiéta pas beaucoup de leurs appréhensions. Depuis qu’il avait quitté Ngomano il avait traversé un pays que le nom des Mazitou remplissait de terreur, et il ne voyait pas grand’chance de pouvoir les éviter ; peut-être aussi était-il décidé à aller tout droit à leur quartier-général, et d’essayer ainsi de voir leur chef.

« Quoi qu’il en soit, on était à un jour et demi du lieu où l’on s’était séparé de Marenga (conséquemment à trois jours et demi du lac), quand tout à coup la petite troupe fut attaquée dans une plaine couverte d’herbes de 3 pieds de haut, et çà et là de bouquets d’arbres et de broussailles. Il semble qu’à ce moment ils se trouvassent dans un de ces endroits un peu couverts, où les Johannais formant l’escorte, qui suivaient à une petite distance, avaient perdu de vue le docteur et ceux qui étaient près de lui. Mousa, le chef de l’escorte, plus avancé sans doute que les autres, vit cependant, caché derrière un arbre, la scène de carnage. Le Dr Livingstone, qui venait de faire feu, se disposait à recharger son fusil, lorsque trois hommes arrivèrent sur lui, et l’un d’eux, d’un coup de hache assené sur le cou, le renversa roide mort. Livingstone tomba la tête en avant. Mousa prit la fuite, et il ne pense pas que les ennemis l’aient vu. Il rejoignit ses hommes, qui avaient entendu le bruit des armes à feu, et tous ensemble rétrogradant en toute hâte, restèrent cachés jusqu’au soir. L’obscurité venue, ils avancèrent avec précaution pour reprendre leurs charges qu’ils avaient laissées à terre ; mais ils ne les trouvèrent plus, et ils virent plus loin le malheureux Livingstone à la place même où il était tombé. Les vêtements de dessus avaient été enlevés, et les Mazitou avaient tout emporté.

« De cette triste scène nous ne savons que ce que ces hommes en racontent ; mais je crois à la vérité de leur récit, car s’ils l’avaient inventé ils auraient arrangé une histoire qui leur fît plus honneur. Aucun effet, aucun papier du voyageur n’a été rapporté, et personne autre que Mousa et ses Johannais n’est revenu. »


II

Tel est le récit d’Ali Mousa, témoin unique de la catastrophe. En Afrique comme en Europe, le premier mouvement devait être d’y ajouter une foi entière. Il semble bien, comme le fait remarquer le Dr Kirk, qu’un récit arrangé, n’importe par quel motif, aurait dû donner un plus beau rôle au narrateur. En y regardant de près, néanmoins, on y voit plus d’une invraisemblance. Ce n’est pas tout : une autre version du même homme se trouve en contradiction avec celle-ci sur des points essentiels, et l’on a recueilli des rapports de marchands arabes arrivés récemment de l’intérieur, d’où il résulterait, s’ils sont exacts, non-seulement que le voyageur a dépassé sans malencontre la contrée des Mazitou, mais qu’il aurait atteint le Tanganika, vers lequel on sait qu’il voulait se diriger. Il ne faudrait pas se bercer trop tôt d’un faux espoir ; mais ces rapports contradictoires sont de nature au moins à tenir l’esprit en suspens. La Société de géographie de Londres a jugé ces motifs de doute assez graves pour justifier l’envoi d’une expédition de recherche ; et le gouvernement, s’associant à cette pensée, a fourni une partie de l’argent que nécessitera l’expédition. La conduite en est confiée à M. T. Young, homme intelligent et fait au climat, qui connaît bien le Zambézi et le peuple qui l’habite ; trois autres personnes lui sont adjointes. On lui donne à cet effet un petit cutter en fer récemment construit dans les chantiers de Chatham, et qui sera propre à une navigation à faible tirant d’eau. On gagnera le Nyassa par le Zambézi, en remontant le fleuve jusqu’au confluent de la rivière Chiré qui sert de déversoir au lac, et en remontant également cette rivière dont on franchira les rapides ; puis on longera intérieurement la côte occidentale du Nyassa jusqu’au voisinage du lieu où l’on place le théâtre de la catastrophe. Outre l’intérêt immédiat qui justifie cette mesure, le moindre résultat scientifique qu’elle puisse avoir sera, dans tous les cas, de compléter au nord la reconnaissance inachevée du lac.

L’expédition a en effet quitté l’Angleterre le 6 juin. Les trois compagnons de M. Young sont M. Henry Faulkner, et deux hommes expérimentés nommés John Reed et John Buckley : l’un, un artisan qui voyagea pendant deux ans et demi avec le docteur Livingstone dans la contrée de Zambézi ; l’autre, un marin acclimaté sur la côte orientale d’Afrique, et connaissant parfaitement la nature du pays et les habitudes de la population indigène. M. Young a aussi été le compagnon du docteur Livingstone dans quelques-uns de ses voyages, et il est en conséquence tout à fait propre à la tâche aventureuse qu’il entreprend. M. Faulkner accompagne l’expédition à sa propre demande et à ses frais.


III

Tels sont les périls trop souvent mortels, et tout au moins les anxiétés dont il faut payer chaque conquête nouvelle dont s’enrichit la géographie. Un voyageur qui, lui aussi, avait ambitionné d’en agrandir le domaine dans une de ses parties les moins abordées, Paul du Chaillu, vient de publier la relation de son second voyage. On en connaissait déjà le résultat, mais non les détails. Aucun de ceux qui suivent avec quelque intérêt la marche des découvertes en Afrique n’ignore le bruit qui s’est fait autour de la première relation du jeune voyageur. Quelques négligences dans la disposition des matériaux, et des inexactitudes d’estime qui n’avaient rien d’étonnant dans une course passablement aventureuse faite sans instruments de précision à travers un pays nouveau, d’autres causes encore d’une nature plus personnelle et qui n’avaient rien à voir avec la science, laissaient à la critique un champ dont elle s’empara avec plus de passion que de justice. On s’appesantissait outre mesure sur ce que le livre pouvait avoir de défectueux, et l’on passait sous silence les qualités naturelles d’observateur et de peintre qui s’y présentent d’une manière vraiment remarquable, — sans parler des services rendus à l’histoire naturelle, — aussi bien que le mérite d’avoir le premier ouvert une voie nouvelle dans un pays jusqu’alors inexploré. Il fallut un certain courage pour se mettre en travers du courant, et celui qui trace ces lignes s’honore d’avoir eu le premier ce courage, bien que d’autres voix se soient ensuite élevées pour la même cause, et au premier rang celle du savant directeur des Mittheilungen, le Dr Augustus Petermann, avec une autorité bien supérieure à la nôtre.

Cependant au milieu de ces polémiques acerbes, et à cause même de ces polémiques, du Chaillu a eu cette rare fortune que son nom a du premier coup acquis une notoriété que n’ont pas toujours eue aussi rapidement des explorateurs du premier ordre. Il a eu aussi, il faut le reconnaître, la sagesse assez peu commune de profiter des critiques, non moins que des éloges, pour se préparer à mieux faire. On sait que le théâtre de son premier voyage fut principalement la partie de l’Afrique équatoriale que baigne l’Atlantique à deux ou trois journées, au sud du Gabon, et où vient se terminer par un large delta, à moins d’un degré de l’équateur, un grand fleuve appelé l’Ogobaï. Nul Européen jusque-là n’avait visité ce fleuve ni les forêts épaisses qui le bordent dans son cours, domaine presque exclusif du redoutable quadrumane qu’on a nommé le gorille. Du Chaillu voulut revoir cette contrée sauvage, pour en mieux étudier la configuration et rectifier la première carte, ou plutôt l’esquisse qu’il en avait tracée. Pour s’y mieux préparer, il consacra plusieurs mois, durant son séjour en Angleterre, à se familiariser avec l’usage des instruments et la pratique des observations astronomiques et physiques.

« Ce n’est pas à moi, dit-il dans sa préface, de juger du résultat de mes efforts dans cette partie importante de l’œuvre d’un voyageur. Tout ce que je puis dire, c’est que je n’ai rien épargné pour rendre mon ouvrage aussi exact que possible ; et quoique j’aie été forcé, à ma grande douleur, de renoncer à la photographie et aux observations météorologiques par suite de la perte de mon appareil et de mes instruments, j’ai été heureusement en état de continuer mes observations astronomiques presque jusqu’à la fin de ma route. » Les observations ont été calculées par M. Edwin Dunkin, de l’Observatoire de Greenwich, et les points déterminés, au nombre de quinze, dont sept pour la longitude, sont consignés dans un tableau. Les altitudes barométriques sont au nombre de trente-neuf. Ce nouveau voyage n’aura pas été, tant s’en faut, inutile à la géographie africaine, quoique sa durée et son étendue aient été beaucoup moindres que du Chaillu ne l’avait projeté. Il ne s’était proposé rien moins que de pénétrer au cœur même du continent en remontant le cours inconnu de l’Ogobaï, et peut-être même d’arriver à la côte occidentale du Tanganîka, ce grand lac central vu pour la première fois par Burton et Speke en 1858, et dont la reconnaissance, dans ses parties du sud et du nord, est un des objets considérables (nous voulons encore parler au présent) de la nouvelle expédition de Livingstone. Comme tant d’autres plans de ce genre, tracés avec la confiante ardeur d’une première conception, celui de du Chaillu est resté infiniment en deçà du but proposé. D’abord, le voyageur n’a pas touché à l’Ogobaï, mais seulement à deux de ses tributaires méridionaux. Il aurait pu rejoiudre plus haut le corps du fleuve, sans l’incident imprévu qui a mis forcément fin au voyage, — un indigène tué par la maladresse d’un des hommes de l’escorte, et l’ameutement des Noirs qui par suite a réduit l’expédition à un sauve-qui-peut général. La ligne suivie ne s’est pas beaucoup écartée, au total, de l’itinéraire de 1859 ; néanmoins elle a poussé notablement plus avant dans l’intérieur, et les déterminations astronomiques dont la nouvelle route est jalonnée lui donnent une sûreté qui manquait tout à fait à l’itinéraire précédent.

Écrit avec plus de circonspection et une tenue plus sévère, le nouveau volume pourrait bien ne pas avoir le même attrait que son aîné pour le gros des lecteurs, mais les éléments d’étude dont il est semé lui donnent une valeur sérieuse dans le rayon qu’il embrasse. Les tableaux de mœurs, les anecdotes et les traits caractéristiques ne font cependant pas défaut dans le récit ; la touche descriptive ne manque pas non plus au voyageur, comme on en peut juger par ce passage : « Enfin, dans la soirée du 24 mars, nous sortîmes du sombre couvert de la forêt pour déboucher dans les plaines herbeuses d’Otando, où tout nous sembla lumière et joie après les sentiers obscurs où nous avions marché si longtemps. Une large étendue de pays ondulé se déployait devant nous : au premier plan, la prairie ; au delà, une forêt sans fin, qu’encadrait à l’horizon un long amphithéâtre de hauteurs boisées, le dernier étage et le plus élevé à demi perdu au loin dans une vapeur bleuâtre. Depuis les bords de la forêt, la plaine s’inclinait doucement vers nous, et çà et là des cases légères et des carrés de plantations annonçaient la population. Une jolie rivière aux eaux limpides courait près de la prairie, et se dirigeait au delà des plantations vers le Ngouyaï. Une partie plus serrée de la forêt, d’où s’élançaient des arbres gigantesques et de nombreux palmiers, marquait au loin par une longue ligne à travers le paysage le cours du fleuve qui arrose ces plaines fertiles. »

J’aime ce morceau d’éloquence d’un chef (son nom est Mâyolo) à qui du Chaillu demandait des guides pour le conduire vers la tribu voisine : « Quand un chasseur va dans la forêt à la recherche du gibier, il n’est pas content qu’il ne revienne chez lui avec du gibier. Le cœur de Chaillie ne sera content que quand il aura fait ce qu’il veut. J’ai entendu ce que Chaillie m’a dit. Je suis un homme. Chaillie, l’esprit, est venu vers Mâyolo. Je suis Mâyolo ; il n’y a pas d’autre Mâyolo que moi. Je suis honteux de ce long retard ; j’ai un cœur, et Chaillie poursuivra sa route. Chaillie inspire de la frayeur au peuple. Nous savons tous qu’il est un esprit ; depuis que nos pères sont nés, on n’a pas vu son pareil. On a répandu le bruit qu’il apporte la maladie et la mort partout où il va, si bien qu’on est effrayé de lui. J’ai été malade, mais ce n’est pas lui qui a causé ma maladie ; ce sont des gens qui m’ont jeté un charme à cause des bonnes choses que Chaillie m’a données. J’irai moi-même rendre visite au chef d’Apono. Je lui dirai que Chaillie mange comme nous, qu’il boit comme nous, qu’il joue avec nos enfants, qu’il nous parle à nous et à nos femmes, qu’il nous fait du bien. Je suis Mâyolo ; Chaillie continuera sa route, et son cœur sera content. »


IV

Ce qui restera surtout de ce volume, avec les notes éparses sur la topographie, les tribus et l’histoire naturelle, ce sont des aperçus d’ensemble sur la nature du pays, son aspect et sa configuration. Nous n’en pouvons prendre que quelques traits généraux. C’est un fort bon tableau de cette partie du continent. Il faut laisser parler le voyageur lui-même ; rien ne remplace l’expression personnelle.

« L’Afrique équatoriale, aussi loin que j’y ai pénétré à partir de la côte (environ deux cent soixante milles anglais, ou quatre-vingt-dix de nos lieues communes à vol d’oiseau), est couverte d’une végétation sauvage presque impénétrable. Jusqu’où s’étend dans l’intérieur cette zone de landes boisées et de forêts, c’est ce que pourront seules nous dire les futures explorations. Du point extrême où je me suis arrêté, elle se prolonge à l’est aussi loin que¢mes regards pouvaient atteindre, coupée sur certains points de larges plaines herbeuses, qui semblaient autant d’émeraudes enchâssées dans la verdure plus sombre des grands bois ondoyants.

« Au sein de ces vastes solitudes, l’homme est disséminé en une foule de tribus. Si la forêt n’abrite qu’un petit nombre d’êtres humains, elle est encore plus faiblement peuplée d’animaux. On ne voit ici ni lions, ni rhinocéros, ni zèbres, ni girafes, ni autruches, ni gazelles, aucune de ces grandes espèces, en un mot, qui sont presque partout le fond de la faune africaine. Il n’y a pas non plus de bêtes de charge, ni cheval, ni chameau, ni âne, ni gros bétail. Les seuls animaux vraiment domestiques sont les chèvres et les poules. » Parmi les carnivores, on ne peut mentionner que le léopard, et deux ou trois espèces d’hyènes et de chacals. L’éléphant est devenu rare, et recule de plus en plus vers les profondes retraites de l’intérieur. Les singes sont très-nombreux, ainsi que les reptiles et les grandes araignées. Le monde des insectes fourmille sous toutes les formes. Dans la tribu ailée, il faut citer le perroquet et l’aigle. « Mais l’animal par excellence de ces solitudes boisées, c’est le chimpanzé, ce quadrumane géant dont les Nègres distinguent au moins quatre variétés. Le gorille est la plus grande ; on peut l’appeler véritablement le roi de la forêt. Le chimpanzé, comme tous les autres singes, est un animal frugivore ; il vit de noix, de baies et de fruits, que ces grands bois séculaires lui fournissent durant toute l’année. » Le gorille est pour beaucoup, on le sait, dans les controverses dont la première relation de du Chaillu a été l’objet.


V

Nous ne voudrions pas oublier les autres explorateurs que l’Europe envoie à la découverte des parties encore inconnues de l’Afrique intérieure ; mais nous ne pouvons guère les mentionner aujourd’hui que pour mémoire. Gherard Rohlf, le voyageur allemand, était au Bornou, sur les bords du lac Tchad, à l’époque de ses dernières lettres ; mais ces lettres sont du mois d’août 1866. Il se disposait à partir pour le Mandara, un des pays vus par Barth au sud de Tchad, le grand lac central du Soudan. En attendant, il s’occupait de quelques-unes des langues de cette région, et il comptait, à son retour du Mandara, partir pour le Ouadâi. Le Ouadâi, on le sait, est une grande contrée du Soudan oriental, entre le Tchad et le Darfour. Si le succès a couronné la persévérance du courageux investigateur, il doit être aujourd’hui au milieu de cette terre redoutée dont nous n’avons aucune relation européenne, et où il pourra recueillir des informations certaines sur le sort de Vogel.

Un autre voyageur allemand, qui, depuis deux ans, parcourt l’Afrique australe au sud du Zambézi, vient de faire parvenir en Europe des nouvelles importantes de ses courses de naturaliste et d’explorateur. Le nom de ce nouveau champion de la science est Carl Mauch. Il a sillonné en divers sens le territoire de la nouvelle république de Transvaal, et pénétré fort avant dans les terres qui s’étendent entre le Vaal et le Zambézi. Ce sont là autant de conquêtes pour la géographie africaine ; cette vaste étendue de territoires n’est connue jusqu’à présent que par d’assez vagues rapports. M. Maucb a fait avec soin le relevé de ses routes, et il les a pointées sur une carte qu’il vient de faire parvenir à Gotha. M. Petermann revoit ces tracés du voyageur, et il en construit une carte qui va être publiée prochainement dans les Mittheilungen.


VI

Nous avons dit dans notre dernière revue quels antécédents ont préparé l’expédition de notre compatriote Le Saint, que la Société de géographie de Paris, aidée par une souscription publique, envoie à la recherche de la vraie source du Nil. Parti de Paris le 8 janvier, M. Le Saint prenait pied le 16 à Alexandrie, et après quelques semaines de séjour au Caire il s’embarquait à Suez dans les derniers jours de février pour descendre la mer Rouge. Les dernières nouvelles sont de Souâkïn, au milieu de mars ; le voyageur comptait arriver à Khartoum au milieu d’avril. Ses premières lettres promettent beaucoup pour l’avenir ; elles ont dépassé l’attente même de ses meilleurs amis. Elles offrent des qualités de style, des facultés d’observation et une résolution de conduite extrêmement remarquables ; si le plan tracé se réalise, comme nous en avons pleine confiance, ces premières communications présagent à la science une relation qui prendra rang parmi les plus remarquables et les plus importantes.

Le plan de M. Le Saint, après avoir terminé ses préparatifs à Khartoum, est de remonter le fleuve Blanc à l’époque convenable et de se porter directement sur la partie nord du M’voutan-Nzighé ou Albert Nyanza, ce grand réservoir du Nil signalé par Speke et dont M. Baker n’a pu faire, en 1864, qu’une reconnaissance partielle. Placé ainsi, du premier pas, au seuil de l’inconnu et des grandes découvertes, le voyageur, avant de s’engager dans la région élevée où se cache encore la tête du fleuve d’Égypte, compléterait la belle exploration de M. Baker, qui a si bien mérité la grande médaille d’or que la Société de géographie lui a décernée dans sa réunion publique du 12 mai dernier.


VII

La solennité à laquelle nous venons de faire allusion laissera un long souvenir chez ceux qui y ont assisté. M. Baker en personne était venu recevoir la médaille des mains du président, auquel il a répondu par une allocution bien sentie et pleine de courtoisie pour la France, la patrie commune de tous ceux qui aiment et servent la science. Mais ce qui a surtout provoqué les applaudissements chaleureux de l’auditoire, c’est la présence de Mme Baker, la belle et courageuse compagne du voyageur dont elle a secondé l’entreprise avec une rare énergie, et qui méritait bien, le voyage accompli, de partager l’honneur du succès comme elle en a partagé les périls.

Dans son discours d’ouverture de la séance, le président de la Société, M. le marquis de Chasseloup-Laubat, a eu occasion de donner des informations authentiques, que sa position de ministre de la marine lui a permis de recevoir, sur la Commission française que le gouverneur de notre établissement de Cochinchine a chargée d’explorer le grand fleuve du Kambodj jusque dans sa partie supérieure. La vaste presqu’île indochinoise, dont la Cochinchine française occupe l’angle sud-est, est encore une des contrées les moins connues de l’Asie ; elle a de vastes parties où les Européens n’ont jamais pénétré, et il n’est pas un seul des pays que comprend la Péninsule (notre colonie de Cochinchine seule exceptée) dont on ait une carte passable. Il y a là un immense champ d’études pour les explorateurs, et déjà notre présence à Saïgon donne une première impulsion à ces travaux de recherche. Notre position nous livre l’exploration scientifique des parties orientales de la Péninsule, comme la position des Anglais dans le Pégou leur réserve les parties occidentales. L’expédition du Mé-kong ou fleuve du Kambodj, comme la plupart des explorations dont les gouvernements ont l’initiative, a été inspirée, sans doute, par une pensée d’intérêt politique et commercial en même temps que d’intérêt scientifique ; mais le côté pratique de ces grandes investigations soutient plutôt qu’il n’entrave les intérêts de la science.

Le Mé-kong, que l’on croit venir du Tibet, mais dont les sources Sont encore inconnues, traverse le-sud-ouest de la Chine et d’immenses étendues de pays inexplorés, avant d’atteindre le royaume de Kambodj dont il prend le nom, et plus bas encore la limite occidentale de notre colonie dont il forme en partie la frontière. C’est la principale, ou pour mieux dire la seule artère commerciale des contrées intérieures, dont les produits, aujourd’hui peu importants, sont susceptibles d’une grande extension. Une partie considérable du haut pays qu’arrose le Mé-kong, entre le Kambodj et la frontière chinoise, forme le Laos, grande contrée que l’on ne connaît guère que de nom, et qui possède de riches produits naturels en même temps qu’une certaine industrie. Une partie du Laos dépend (un peu nominalement) du Barmâ ou empire Birman ; une autre partie relève du royaume de Siam : le reste est indépendant. Il y a là des études à faire du plus grand intérêt pour la géographie et l’ethnographie ; par le sang et la langue, la nation du Laos est la race mère des Siamois. La Commission française se porte dans cette direction.

Les nouvelles transmises au ministère la laissent dans les parties intermédiaires qui se trouvent à peu près à mi-chemin entre la Cochinchine française et le Laos. Sauf les rapports de quelques-uns de nos missionnaires, qui ont en vue un autre but que les investigations scientifiques, on n’avait jusqu’à présent aucune information sur cette région intérieure. Elle n’est habitée que par des tribus incivilisées ; mais elle possède sur plusieurs points de riches mines de fer et d’autres métaux. Aux quelques détails tirés des rapports de M. Lagrée, chef de l’expédition, on peut juger que déjà des résultats considérables pour la géographie et les études ethnographiques ont été obtenus. La carte de ces parties de la Péninsule va prendre un nouvel aspect. Il est fort à désirer que les études de la Commission puissent se porter suffisamment sur les populations du haut pays compris entre la Cochinchine et le Kambodj, — sur les Moï (c’est-à-dire les Montagnards) comme les Cochinchinois les appellent ; car il y a là une race particulière et encore fort peu étudiée, qui se distingue radicalement, par sa physionomie presque européenne, des populations de la grande famille mongolique à laquelle appartiennent, sauf à peu près cette unique exception, tous les aborigènes de l’Indo-Chine.


VIII

Il resterait peu de faits nouveaux à signaler dans les choses géographiques de l’Asie, alors même que nous n’aurions pas à nous mesurer l’espace ; tout au plus pourrions-nous mentionner la Corée, plus rigoureusement fermée aux Européens que ne l’étaient dernièrement la Chine et le Japon, et d’où une récente démonstration maritime, provoquée par le meurtre de plusieurs missionnaires, a rapporté des reconnaissances et quelques relevés nautiques, en attendant mieux[2]. Parmi les trophées de l’expédition, on cite une carte « de la Chine, de la Corée et du Japon ; » mais on ne dit pas quelles eu sont les dimensions, et nous ne saurions préjuger si ce document national est susceptible d’ajouter pour nous quelque chose, en ce qui regarde l’intérieur de la Corée, à l’ancienne carte des Jésuites et aux cartes indigènes publiées par M. de Siebold et par la Société de géographie de Paris en 1849. Dans tous les cas, les opérations de nos ingénieurs nous auront toujours valu une carte de la partie inférieure du fleuve qui vient déboucher dans la mer Jaune après avoir passé à quelque distance de la capitale du royaume. Si limité que soit ce résultat, il mérite d’être signalé ; c’est la première percée européenne dans cette péninsule de Corée jusqu’à présent inaccessible. Tout nous y est si nouveau, que le nom même de Seoul, sous lequel la capitale a été mentionnée, était à peu près universellement inconnu. Le fait est que Seoul (ou plutôt Sièour, selon la véritable forme coréenne, dont Seoul est une altération chinoise), le fait est, disons-nous, que Seoul n’est pas un nom dans le vrai sens du mot, mais seulement une appellation usuelle qui signifie « la Capitale, » comme l’Urbs des anciens Romains. Le vrai nom de la métropole coréenne, parmi plusieurs autres dénominations plus ou moins employées, paraît être Hân-yang, ou, par une abréviation courante, Anyang.

Sur le Japon, rien de nouveau, géographiquement parlant, si ce n’est pourtant la très-belle et très-remarquable publication de M. Humbert, ministre plénipotentiaire de la nation suisse à Yédo ; mais celle-là nous n’avons pas besoin de la signaler aux lecteurs du Tour du Monde, puisqu’ils l’ont sous les yeux. Nous ne croyons pas être indiscret en ajoutant que M. Humbert se propose de publier prochainement à part ses curieuses communications, avec de nouveaux développements que ne comportait pas le cadre du Tour du Monde ; et sûrement nous serons d’accord avec l’impression de nos lecteurs, en affirmant que cette relation développée sera le livre le plus remarquable qui aura été publié de notre temps sur le Japon, soit par la nouveauté, l’intérêt et la solidité du texte, soit par l’incomparable beauté des nombreuses gravures qui l’accompagnent. C’est le Japon pris sur le vif.


IX

Des contrées extrêmes de l’Asie transportons-nous aux dernières extrémités du Nord : là encore nous retrouvons l’homme, — l’Européen, — dans son insatiable besoin de tout voir et de tout connaître, luttant de toute la puissance de sa volonté, de toutes les forces de son énergie pour arracher aux éternels frimas du pôle les derniers secrets de la vie terrestre et de la constitution physique du globe. Deux projets nouveaux d’expédition polaire, l’un suggéré en Angleterre au sein de la Société de géographie, l’autre propagé en Allemagne par la vigoureuse initiative du docteur Augustus Petermann, l’éminent directeur du journal géographique de Gotha (les Mittheilungen), ont eu, il y a deux ans, un grand retentissement dans le monde scientifique. Les circonstances politiques ont suspendu, mais non sans doute fait abandonner ces projets. Cette fois, il ne s’agit plus du passage de l’Atlantique aux mers orientales par le nord du continent américain : ce difficile problème, auquel l’Europe a consacré trois siècles et demi d’efforts et de luttes, est aujourd’hui résolu. Il est résolu non au profit d’une application pratique, à laquelle s’opposeront toujours les difficultés et les périls des mers polaires, mais au grand profit de la science. Si rigoureux que soit le climat des régions arctiques, si affreusement stériles que soient des terres perdues au milieu des glaces, il y avait là plus d’une question importante pour la géographie et la physique du globe, pour l’histoire naturelle et l’ethnographie. Ces questions, notre époque a mis son honneur à les résoudre, et elle les a résolues.

Il en reste une, cependant, une seule ; mais la plus grande de toutes et le couronnement des autres : le Pôle ! Pas un seul navigateur jusqu’à présent n’a pu rompre le cercle de glace qui défend, à la distance de moins de deux à trois cents lieues, — deux ou trois jours au plus de navigation dans les mers ordinaires, — l’approche de ce point extrême où est le pivot du globe terrestre ; nul encore n’a pu toucher ce point unique de notre hémisphère où règne le repos absolu, centre vers lequel se dirigent, par une loi mystérieuse, les forces magnétiques du globe. Et que l’on ne croie pas que la pensée d’un voyage au pôle soit seulement inspirée par une fantaisie spéculative : Un projet émané d’un des hommes les plus experts de la marine anglaise, repris par le géographe le plus autorisé de l’Allemagne, chaudement appuyé par les marins les plus éminents et par les savants les plus considérables de l’Europe, un tel projet touche à quelque chose de plus qu’à la simple curiosité.

La possibilité du voyage, nul ne la met aujourd’hui sérieusement en doute : c’est une question de route et de saison. Bien choisir le moment du départ et la direction à prendre, tout est là maintenant. Pour le moment de l’année le mieux approprié, la longue pratique que l’on a de la région arctique, et l’insuccès même de quelques tentatives, donnent actuellement aux marins de suffisantes indications ; et quant à la route à suivre, il n’y en a pas seulement une, il y en a plusieurs qui présentent des chances favorables. En Angleterre, on tient pour la route de la baie de Baffin, entre le Groenland et les archipels glacés du nord de l’Amérique : c’est en effet une région dont quarante années de tentatives et de navigations incessantes, depuis Ross et Parry jusqu’à Franklin et Mac-Clure, ont fait, on peut dire, un domaine tout anglais. En Allemagne, on préfère la voie plus directe de la mer du Nord, entre le Groenland et le Spitzberg. Il ne faut pas regretter cette divergence de vues ; deux expéditions simultanées par les deux routes donneraient une double chance de réussite.

La France est-elle désintéressée dans ces questions d’honneur scientifique, et doit-elle rester spectatrice inactive des entreprises qui s’organisent autour d’elle ? Jusqu’à présent on a pu le regretter ; mais une voix s’élève qui l’appelle à y prendre, elle aussi, un rôle digne d’elle et de son passé. Un troisième projet est mis en avant entre les deux autres, et c’est un marin français, M. Gustave Lambert, un homme d’action en même temps qu’un homme de science, qui en prend l’initiative. Le plan de M. Lambert se présente avec un caractère et des chances qui lui sont propres. M. Lambert connaît, pour les avoir pratiquées, les parties boréales du grand Océan et la région du détroit de Béring ; c’est là qu’il voudrait porter sa tentative. Cette tentative que la science appelle, M. Lambert voudrait y intéresser la grande industrie : il réclame le concours éclairé du pays pour une entreprise qui doit honorer le pays.

Nous n’avons pas, on le conçoit, à entrer dans les moyens d’exécution ; tous seront bons pourvu qu’ils mènent au but, et que rien, dans aucun cas, ne puisse entraver ni détourner le caractère essentiellement scientifique de l’entreprise. Tout ce que nous pouvons dire à cet égard, c’est que les autorités les plus hautes et les plus autorisées appuient vivement le projet auquel notre compatriote se consacre corps et âme ; et qu’il y a, quant à présent, tout lieu d’espérer que ce projet se réalisera.


X

Un livre attendu depuis longtemps et qui paraît en ce moment même, la relation de la tentative polaire de M. Hayes de 1860 à 1861, apporte de nouveaux arguments à l’appui des entreprises projetées[3]. Le docteur Hayes est un Américain qui a fait partie comme médecin, en 1853, de l’expédition de Kane sur le Grinnell, navire envoyé par les Américains à la recherche de sir John Franklin. Après la mort de Kane, M. Hayes équipa un petit schooner, au moyen d’une souscription, dans le but de poursuivre les découvertes du Grinnell et d’arriver au pôle s’il était possible, soit avec son bâtiment si la mer était ouverte, soit en traîneau si l’on trouvait des plaines de glace. L’intrépide docteur atteignit la latitude de 82° 1/2 environ, qui dépasse de près d’un degré le plus haut point touché avant lui (81° 35’ par Parry en 1827) ; mais il ne put aller au delà. Il n’en rapporte pas moins de son voyage la conviction que la barrière franchie (et il compte bien la franchir dans une nouvelle tentative), on trouvera certainement une « mer ouverte », c’est-à-dire libre de glaces, et cette conviction il l’a exprimée dans le titre même de sa relation, the Open Polar Sea.

Un livre où il n’est guère question que de glaces et de glaciers, au milieu d’une nature morte qu’une obscurité profonde et un silence absolu enveloppent pendant trois mois et demi, un tel livre ne peut avoir le même genre d’intérêt qu’une relation ordinaire ; mais l’ouvrage aura une place importante dans l’histoire des voyages polaires. Parmi les pages que nous pouvons signaler, nous noterons celles que l’auteur consacre à la question capitale de l’accès du pôle.

Et d’abord, M. Hayes en retrace sommairement l’historique. La ceinture de glaces qui couvre les abords du pôle Nord n’a pas été rompue, mais on y a pénétré sur plusieurs points, et on en a suivi la lisière en partie sur les eaux libres qui proviennent des rivières que l’Asie et l’Amérique y versent, en partie en se frayant une route à travers la glace, toujours plus ou moins flottante en été. C’est de cette manière que divers navigateurs ont cherché le passage du Nord-Ouest. C’est après avoir suivi la ligne des côtes, depuis le détroit de Béring jusqu’à la terre de Banks, puis s’être ouvert un passage la travers la glace brisée, que sir Robert Mac-Clure a enfin réussi à effectuer ce passage cherché depuis si longtemps… C’est de cette manière aussi que les Russes ont exploré les côtes de la Sibérie, où ils n’ont trouvé que deux obstacles tout à fait insurmontables : l’un, au cap Yakan, autour duquel la glace est toujours amoncelée, et que Béring essaya en vain de franchir ; l’autre, au cap Severo Vostokhnoï.

Les efforts pour rompre la ceinture au-dessus de laquelle on s’attendait à trouver une mer libre jusqu’au pôle ont été très-nombreux, et ils ont été dirigés sur toutes les ouvertures que les mers de la zone tempérée présentent dans la direction du pôle. L’histoire de ces diverses tentatives n’est qu’une longue suite d’insuccès, si l’on n’y voit que ce seul objet d’arriver au pôle. Cook, et tous ceux qui sont venus après lui, n’ont pu trouver la glace assez ouverte pour leur permettre de pousser au Nord, en partant du détroit de Béring, de même que Hudson et ses successeurs en attaquant la mer du Spitzberg. Tous les efforts dirigés par la baie de Baffin ont également échoué. Les tentatives les plus persévérantes pour traverser la ceinture de glace ont été faites a l’ouest du Spitzberg, et c’est là aussi que les navires se sont le plus approchés du but. La plus haute latitude bien constatée qu’aucun navigateur ait atteinte, est celle de Scoresby, qui arriva au 81° degré 30’, bien que l’on ait prétendu, mais sans preuves suffisantes, que Hudson est allé encore plus loin.

« N’ayant pu trouver de passage à travers la glace, les explorateurs ont essayé de s’y frayer un chemin au moyen de traîneaux. Ce moyen a été surtout employé par les Russes, et parmi ceux de leurs officiers qui se sont surtout distingués dans ces tentatives il faut citer l’amiral de Wrangel, alors jeune et simple lieutenant de la marine russe, et dont les explorations, poursuivies durant plusieurs années, ont montré que dans toutes les saisons la mer se trouve dans les mêmes conditions. Les voyageurs furent invariablement arrêtés par la fin des glaces, et l’existence d’une mer libre au dessus des îles de la Nouvelle-Sibérie est restée un fait établi d’une manière absolument indubitable. »

« Sir Edward Parry essaya la même méthotle au-dessus du Spitzberg, emportant avec lui des bateaux pour le cas où la glace viendrait à lui manquer. Il s’avança au Nord jusqu’à ce que la glace, rompue par la saison avancée, le ramena forcément vers le sud, et le contraignit de renoncer à son entreprise. Vint ensuite celle du capitaine Inglefield par le Smith Sound, puis celle du docteur Kane ; puis enfin est venue la mienne… »

Nous citerons encore ce que M. Hayes dit de la température polaire ; le passage est emprunté à un mémoire de M. Hickson :

« On a toujours supposé que le pourtour immédiat des deux pôles devait être la partie la plus froide de chacun des deux hémisphères, parce que ce sont les points les plus éloignés de l’équateur. De là cet argument que plus haute est la latitude, plus grands doivent être les difficultés et les dangers de la navigation. Une opinion tout à fait opposée avait néanmoins commencé à prévaloir chez les météorologistes après la publication, en 1817, du système isothermal d’Alexandre de Humboldt, qui montra que la température n’est pas réglée par la distance à l’équateur, attendu que la ligne équinoxiale n’est pas un parallèle de chaleur maxima. La ligne de la plus grande chaleur coupe, en Afrique, le méridien de Greenwich à 15 degrés au nord de l’équateur, et s’élève, vers l’est, à 5 degrés plus haut, longeant le bord méridional du désert de Sahara. En 1821, sir David Brewster montra, dans un mémoire sur la température du globe, la probabilité que le thermomètre dût se tenir à 10 degrés plus haut aux pôles que dans certaines parties du cercle arctique. On n’a pas découvert depuis lors de faits nouveaux qui aillent contre cette conclusion, et il en est beaucoup, au contraire, qui tendent à la confirmer. »

Au milieu de ces discussions physiques, il faut admirer le courage des hommes dévoués qui ne craignent pas, pour contribuer à l’avancement de la science, d’affronter les souffrances et les périls de ces affreux climats.

Vivien de Saint-Martin.


FIN DU QUINZIÈME VOLUME.
  1. Livingstone parle de ce peuple dans sa seconde relation, Narrative of an expédition to the Zambesi, 1858-64. Lond. 1865, p. 381 (voir la traduction française).
  2. M. de Rostaing, attaché au Ministère des affaires étrangères, en a consigné les résultats dans une note imprimée au Bulletin de la Société de géographie, cahier de février 1867, p. 210-225, avec une carte.
  3. La relation du docteur Hayes, publiée à Londres quoique l’auteur soit Américain, a pour titre : The open Polar Sea, à Narrative of a voyage of discovery towards the North Pole, 1 vol. in-8o avec fig. L’auteur, lié par des engagements avec la Société Smithsonienne de New-York, n’a pu donner dans son livre qu’une esquisse réduite au 10e de sa carte de route. Le docteur Aug. Petermann a fait dans le cahier d’avril dernier des Mitlheilungen un excellent tracé, à la même échelle, de la prolongation septentrionale de la baie de Baffin, jusqu’au point ou le docteur Hayes s’est avancé (sous le 82° degré 30’ de latitude). En regard de cette carte, le docteur Petermann a placé le tracé comparatif de la carte des mêmes parages telle que l’ont successivement donnée Baffin (1616), Ross (1818), lnglefield (1852) et Kane (1855) : c’est une image parlante du progrès de la navigation boréale à l’ouest du Groenland. Un travail des plus instructifs, sous le titre de « La terre la plus septentrionale du globe », das nœrdlichste Land der Erde, forme le commentaire de cette suite de cartes.