Revue géographique — 1866, 2d semestre


REVUE GÉOGRAPHIQUE,


1866


(DEUXIÈME SEMESTRE),


PAR M. VIVIEN DE SAINT-MARTIN.


TEXTE INÉDIT.




Un mot sur la situation générale des grandes explorations géographiques. L’interêt ramené vers l’Asie. — État des choses en Afrique. Le docteur Livingstone. — M. Le Saint et les sources du Nil. Expédition prochaine. — Gherard Rohlf chez les Tibboû du Bilmâ. Empêchements et retards. — MM. Mage et Quintin ; leur retour du Kouara supérieur et du haut Sénégal. L’état politique du Soudan occidental, depuis le Sénégal jusqu’à Timbouktou. — La Cochinchine française. Coup d’œil sur l’état de la géographie de l’Indo-Chine. — Pourquoi ce nom d’Indo-Chine. Quels voyageurs l’ont visitée depuis M. Mouhot. Le Dr Bastian et sa relation. — Expédition française pour l’étude du Kambodj et l’exploration du Mé-khong. Le présent et l’avenir. — Coup d’œil surlta Chine et sur le Japon. Les livres et les travaux hydrographiques. M. Poussielgue. M. Irisson. M. de Courcy. — M. Humbert. M. de Montblanc. — Les problèmes scientifiques. — Les Russes sur la mer du Japon et dans l’Asie centrale. L’Amoùr. Le Turkestan et la Boukharie. Progrès rapides de la Carte d’Asie. — Arabie. M. Palgrave et son traducteur. — Amérique. La Commission scientifique du Mexique et les études américaines. Ce que l’on a fait, ce que l’on aurait pu faire, ce que l’on fera. — Un monument bibliographique. Retour sur l’époque de Colomb et le grand siècle des découvertes. Ce que l’on peut mettre dans les pages d’une bibliographie. — Sur les expéditions à la recherche des voyageurs perdus. Le voyage à la recherche de Leichhardt, dans l’intérieur de l’Australie. — La nouvelle géographie de l’Europe. Le génie de l’homme prouvé par la guerre. Deux petites citations.


I

Nous n’aurons à nous entretenir, aujourd’hui encore, ni de ces grandes entreprises, ni de ces découvertes retentissantes qui tiennent en éveil l’attention de l’Europe ; mais, pour ne pas avoir été occupée par les premiers sujets, la scène géographique n’a manqué, depuis un an, ni de nouveauté ni d’intérêt.

Cet intérêt, qui depuis vingt ans et plus s’attachait surtout à l’Afrique, dans ces derniers temps s’est aussi reporté vers l’Asie. Le mémorable voyage de M. Palgrave au cœur de l’Arabie, l’extension tout à la fois politique et scientifique de la Russie dans les parties les moins connues de l’Asie centrale, en même temps que par ses ingénieurs l’Angleterre commence à déborder l’Himâlaya comme pour donner la main à sa redoutable rivale ; enfin, le mouvement déjà fort remarquable que notre présence en Cochinchine commence à imprimer aux investigations dirigées vers la presqu’île Trans-gangétique, non moins inaccessible jusqu’à présent aux Européens que le Tibet, le Japon, la Chine ou la Mongolie : ce sont là des faits géographiques riches déjà dans le présent de résultats considérables, plus riches encore de promesses pour un prochain avenir.

En Afrique, cependant, le champ des investigations est bien loin d’être épuisé ; mais des expéditions qui doivent y poursuivre les récentes découvertes, les unes sont encore à l’état de préparation, les autres ne nous ont pas transmis jusqu’à présent d’information notable. Le docteur Livingstone, parti de Bombay après y avoir complété les préparatifs de son nouveau voyage — qui est le troisième, — est arrivé en juillet à la côte d’Afrique. Il s’est porté de nouveau vers une rivière appelée la Rovouma, qui débouche à la côte entre les 10e et 11e degrés de latitude australe, et dont le cours inférieur a été reconnu, il y à cinq ans et demi, durant la seconde expédition. Aux dernières nouvelles reçues en Angleterre au commencement de septembre, Livingstone était à cent trente milles environ de la côte, chez un chef hospitalier où il se proposait de poser momentanément son quartier-général, pouvant rayonner de là, selon les circonstances, soit vers le Nyanza du sud ou lac Maravi, soit vers le grand lac Tanganîka du plateau central. Il est bon de rappeler que le plan de la nouvelle expédition du docteur Livingstone est, en premier lieu, de compléter l’exploration du Nyanza ou Maravi, qu’il a reconnu le premier en 1861, mais dont il ne put voir alors l’extrémité septentrionale ; secondement, de parcourir l’intervalle de cent cinquante lieues au moins qui sépare le Maravi du Tanganîka, pour déterminer le système hydrographique de cet intervalle encore inconnu ; troisièmement, d’achever, tant au sud qu’au nord, le relèvement du Tanganîka, dont Burton et Speke, en 1859, n’ont vu que la partie centrale, laissant ainsi forcément indécises des questions d’une importance majeure pour la disposition physique du grand plateau du sud. Ce plan est vaste ; mais il ne dépassera pas, il faut l’espérer, les forces de l’explorateur, qui a déjà tant fait pour la géographie africaine.

Nous avons parlé, dans notre précédente Revue, du plan d’exploration conçu par un officier de notre armée, M. Le Saint, et dont il poursuit avec ardeur la réalisation. Des obstacles de plus d’une sorte, et le plus redoutable de tous, le mieux fait pour éteindre la flamme du dévouement, la froide et lourde inertie, là même où l’on devait plus que d’ailleurs attendre un concours actif, n’ont pas amorti le zèle de M. Le Saint. M. Le Saint est Breton ; il est de la race de ceux qu’on ne décourage pas aisément. Les retards qu’il a dû subir n’ont pas d’ailleurs été perdus pour l’utile accomplissement du voyage. Des études nécessaires ont été suivies. M. Antoine d’Abbadie, l’illustre explorateur, s’est chargé de l’éducation astronomique du voyageur ; et dans un Rapport du commencement d’août à la société de Géographie, M. d’Abbadie s’exprimait en ces termes : « Après avoir suivi les observations de M. Le Saint pendant plusieurs mois, nous le croyons aujourd’hui suffisamment instruit pour bien jeter les bases d’une carte, et nous estimons que son projet est digne d’être encouragé par la société de Géographie. » Dans une séance suivante, la société a manifesté d’une manière plus effective encore l’intérêt qu’elle prend à une entreprise qui peut, qui doit devenir une gloire nationale. Une souscription spontanément ouverte dans son sein s’est élevée, séance tenante, à un chiffre déjà rond ; c’est un premier noyau qui s’est grossi depuis, et qui sans aucun doute fournira aisément la somme très-modeste, si on la compare à ce qu’ont coûté des entreprises analogues, que M. Le Saint estime suffisante pour l’accomplissement de son plan de voyage. Il ne s’agit de rien moins que d’explorer d’une manière effective la région inabordée où se cachent encore les sources du Nil, et par une sérieuse étude, à la fois hypsométrique et hydrographique, de reconnaître avec certitude le nœud central, comme le mont Blanc dans les Alpes, d’où sort la branche principale parmi les nombreux affluents qui forment la tête du grand fleuve. Il s’agit en un mot de résoudre directement et scientifiquement le problème séculaire dont les Anglais, dans ces derniers temps, ont à peine touché les premiers termes, loin d’en avoir trouvé le dernier mot.


II

Les chances de réussite de M. Le Saint seront d’autant plus grandes, que sa route sera plus nouvelle. En Afrique — chose singulière, — la difficulté des explorations semble augmenter là où les blancs se sont déjà montrés. Deux sentiments qui s’éveillent à la fois chez les indigènes, l’avidité et la défiance, créent au second voyageur des embarras que le premier n’a pas rencontrés, du moins au même degré ; M. Gherard Rohlf, dans son voyage du Nord, souffre en ce moment de cet ennui qui attend inévitablement tout Européen engagé sur une route battue. M. Rohlf, dont nous avons déjà parlé il y a six mois, était parti d’Europe l’année dernière avec le projet de pénétrer au sud de l’Algérie orientale, dans les montagnes inexplorées des Touareg Ahaggar. La route lui en a été fermée par les agitations intestines des tribus. Forcé de se replier sur le Fezzan, il est alors revenu à sa première pensée, celle de se porter vers le Ouadâi, grande oasis du Sahara oriental entre le lac Tsad et le Bornou, dont le nom est déjà frappé d’une renommée funèbre par la mort de Vogel et de Beurmann. Les dernières lettres de Rohlf, au moment où nous traçons ces lignes (28 novembre), sont écrites du Kaouar et datées du 15 juin. Le Kaouar est une oasis tibboû située directement au sud du Fezzan, à cent cinquante lieues de Mourzouk, à mi-chemin environ du Bornou et du lac Tsad, la Caspienne du Soudan. M. Rohlf était retenu la depuis près d’un mois par les mauvaises nouvelles du Bornou, et aussi par la difficulté d’avoir des guides, même à un prix exorbitant. Ce séjour forcé était bien loin d’être agréable. « Il serait difficile, écrit le voyageur, de trouver dans le monde un lieu plus déplaisant : une chaleur de bain de vapeur, et des vents qui vous apportent, de quelque point qu’ils soufflent, des nuages d’un sable asphyxiant. Ajoutez à cela que les habitants ne sont nullement accueillants pour les étrangers en général, et pour les chrétiens en particulier. Avides, quémandeurs, fanatiques, et d’une indescriptible stupidité, ils n’ont pour eux, à ma connaissance, qu’une seule chose qui les recommande : c’est d’être un peu moins sales que les Arabes, les Berbers et les Touâreg qui habitent comme eux le grand Désert. Puis, au milieu d’un déplorable dénuement, et justement à cause de ce dénuement, une vie plus chère qu’elle ne le serait à Paris avec trois domestiques. » M. Rohlf, dans cet agréable milieu, avait eu plus d’un accès de découragement, au point d’avoir pensé par moments à revenir à Tripoli. Il espérait cependant pouvoir bientôt se remettre en route, et promettait d’écrire du Bornou. Il y a par les caravanes des occasions presque régulières.


III

Les inquiétudes que l’on avait eues sur le sort du lieutenant Mage et du Dr Quintin, envoyés en 1863 par le général Faidherbe, alors gouverneur du Sénégal, vers le chef d’un nouvel État musulman fondé par les Peuls au sud-ouest de Timbouktou, se sont dissipées. Les deux envoyés sont revenus à Saint-Louis, et de Saint-Louis en France. Leur mission avait eu le triple objet d’étudier sur place la condition politique d’une contrée fermée jusqu’à présent à l’Europe, de resserrer nos liens de bonne entente avec les chefs du nouvel État qui s’est élevé sur la frontière orientale du Sénégal, et de préparer, s’il était possible, des relations directes avec Timbouktou, ce grand centre commercial du Soudan occidental destiné à relier un jour nos deux établissements africains du Sénégal et de l’Algérie. Il n’a pas été donné à MM. Mage et Quintin de remplir cette dernière partie de leur mission ; mais leur voyage, dont M. Mage a rendu verbalement compte dans une des dernières séances de la société de Géographie, n’en n’aura pas moins eu, sans parler du côté politique, de très-intéressants résultats pour nos connaissances géographiques.

La rapide extension des Foulah et leur domination politique dans une grande partie du Soudan, depuis la haute région le Kouara et le Sénégal ont leurs sources jusque fort au delà du Tsad vers le sud et le sud-est, cette extension, qui date du siècle dernier seulement, est un des phénomènes historiques les plus remarquables des temps modernes. Les Foulah sont eux-mêmes une énigme historique. On ne sait précisément ni d’où ils viennent ni à quoi ils se rattachent. Par rapport aux nègres qui forment la population native du Soudan, c’est une race blanche. Les cheveux sont fins, les traits sont ceux de la race Caucasique, et la peau elle-même se rapproche souvent, chez les chefs et chez les femmes, de la blancheur mate des Arabes ; elle ne tourne au noir, comme chez les Arabes du sud, que chez les individus des classes communes, et surtout chez ceux dont les ascendants ont mêlé leur sang au sang moins noble des aborigènes. Même dans ce cas les Foulah ne deviennent jamais de vrais Nègres ; ils gardent la physionomie d’une race mixte. Comparés aux Nègres, la supériorité intellectuelle n’est pas moins frappante que la supériorité physique. C’est exactement le même phénomène ethnographique qui se retrouve dans l’Afrique du Sud chez les Souahéli et les Cafres.

Historiquement, on sait que les Foulah du Soudan sont une expansion des Peuls ou Pouls du haut Sénégal ; le nom est le même sous des formes un peu différentes. Les Peuls se sont étendus de proche en proche à l’orient, au nom du Coran et du droit de l’épée, d’abord sur le bassin tout entier du Dhiolibâ ou Kouara, — le Niger, comme on dit vulgairement, — puis dans le Soudan central jusqu’au Tsad, et plus loin encore au sud du Tsad et au sud-est, soumettant partout les Noirs et fondant une domination qui a embrassé un moment, vers la fin du dernier siècle, le Soudan tout entier. Aujourd’hui leur empire s’est morcelé, mais il en reste encore de puissants débris, et au premier rang le royaume de Haoussa. Il faut, dans tous les cas, établir une distinction essentielle entre le point de départ des Foulah du Soudan, que l’on sait de science certaine se rattacher aux Pouls ou Peuls du haut Sénégal, et l’origine même des Peuls qui est inconnue. Le premier fait est une question historique, l’autre est une question ethnographique, question obscure comme toutes les questions d’origine. M. Faidherbe, dans une note qu’il a donnée dernièrement à un journal algérien sur le voyage de MM. Mage et Quintin, émet l’opinion que les Peuls sont venus de l’est ; nous le croyons comme lui, mais probablement par des raisons autres que celles qu’a eues en vue le savant général. Ce n’est pas ici qu’il conviendrait d’entrer en une semblable discussion.


IV

Les Peuls ou Foulah du haut Sénégal étaient restés étrangers à l’extension politique de leurs frères du Soudan. Mais en 1854, l’excitation d’un marabout dont l’ambition se fit une arme du fanatisme religieux, les jeta à leur tour dans les aventures et les conquêtes. El-Hadj[1] Omar prêcha la guerre sainte, ce qui veut dire guerre aux chrétiens et soumission des Noirs idolâtres. Repoussé par nous de la partie navigable du Sénégal, Hadj Omar se rejeta vers l’est ; il n’entreprit rien moins que la fondation d’un empire Peul à cheval sur le haut Sénégal et le haut Dhiolibâ, de même que la domination Foulah s’étend sur la plupart des contrées du Kouara ou Dhiolibâ inférieur. En 1862, Hadj Omar avait conquis tout le Bambara et le Kaarta, avec nombre de territoires avoisinants, c’est-à-dire une étendue de pays grande deux fois et demie comme la France.

C’est comme envoyé pacifique près de cette nouvelle puissance que le lieutenant Mage, accompagné du Dr Quintin, chirurgien de marine, eut mission de se rendre en 1863. Cette mission devait rencontrer plus d’un obstacle. « Le vieux monde africain, comme le dit fort bien M. Faidherbe, régénéré par la demi-civilisation musulmane, galvanisé par le fanatisme, pressent que c’est par cette brèche de la vallée du Sénégal que la race européenne, avec son cortége d’idées et d’institutions, pénétrera avant peu jusqu’au cœur de ce continent arriéré ; et par l’instinct de conservation naturel à toute chose il cherche à se défendre de cette invasion. »

MM. Mage et Quintin arrivèrent à Ségou, résidence du chef du nouvel empire, le 28 février 1864. Ségou est une ville importante du Bambara, située sur la rive gauche du Dhiolibâ à 170 lieues au moins au sud-ouest de Timbouktou, et à plus de 350 lieues vers l’est de Saint-Louis. Ils y furent très-bien reçus par le roi Ahmedou el-Mekki, fils d’el-Hadj Omar ; mais les circonstances au milieu desquelles ils se trouvèrent ne leur permirent pas d’avancer plus loin dans la direction de Timbouktou, comme ils l’auraient désiré. Cependant ils avaient pu écrire à Saint-Louis, et M. Faidherbe, d’après leur dépêche, avait fait parvenir au sultan Ahmedou la demande formelle de fournir une escorte suffisante aux deux envoyés pour les ramener en sûreté à la frontière du Sénégal. Le 7 juin 1866, M. Mage et le Dr Quintin quittaient Ségou sous l’escorte de quatre cents cavaliers, et vingt et un jours après les deux voyageurs se retrouvaient à la frontière sénégalaise sous la protection du drapeau de la France.

« L’opinion publique — je cite encore ici les paroles de M. Faidherbe — ne saurait trop rendre justice à de jeunes officiers, qui, habitués au bien-être de la vie civilisée, ayant déjà une position, un avenir acquis dans nos écoles savantes, font le sacrifice de leur santé et de leur vie, en se soumettant à plusieurs années de privations et de dangers au milieu de populations barbares, sous un climat terrible, sans relations avec leur pays, leurs amis, leur famille, ayant sous les yeux l’exemple de tant d’autres qui avant eux ont péri sur cette terre inhospitalière, tout cela par amour de la gloire, par intérêt pour les sciences, par le désir d’illustrer dans leur personne le nom français, et de ne pas laisser aux seuls Anglais ou aux Allemands l’honneur d’explorer les quelques contrées du globe qui restent encore inconnues. »

La relation que prépare M. Mage ne peut manquer d’avoir un grand intérêt, nous parlant d’un monde encore si peu familier. Avoir pu observer durant une longue période le régime d’un fleuve comme le Dhiolibâ à près de mille lieues de son embouchure, est déjà un résultat d’une importance considérable. Les observations astronomiques de M. Mage ne seront pas moins précieuses pour la carte de ces parties intérieures.

Sur l’état politique des pays du Dhiolibâ au-dessous de Ségou jusqu’à Timbouktou, les informations rapportées par les deux voyageurs le représentent comme très-agité. Dans le Massina, grand pays entre le Bambara et Timbouktou, il y avait lutte entre deux prétendants de la famille d’el-Hadj Omar ; et la ville elle-même de Timbouktou, soutenue par un certain nombre de tribus, allait sûrement chercher à ressaisir sa complète indépendance vis-à-vis des Peuls.

L’heureux retour de MM. Mage et Quintin clôt d’une manière brillante la série des voyages d’exploration entrepris depuis 1859 par des officiers français de notre établissement du Sénégal durant l’administration de M. Faidherbe, qui laissera un profond souvenir dans la colonie. Les noms de MM. Vincent, Bourrel, Boû-el-Moghdad, Lambert, Braouézec, Pascal et Alioun-Sal, avec ceux de MM. Mage et Quintin, tiendront une belle place dans l’histoire géographique des pays qui bordent les deux côtés du Sénégal.

Tous sont heureusement revenus, apportant leur contingent de renseignements nouveaux au faisceau de nos connaissances sur le Soudan. « Le succès de leurs voyages dans des contrées d’où il ne revenait pas auparavant un voyageur sur dix, prouve en même temps, dit M. Faidherbe, combien l’influence de la France s’est sérieusement établie dans cette partie de l’Afrique. »


V

De notre ancienne et vaste colonie du Sénégal à notre établissement nouveau de la Cochinchine, il nous faut franchir presque toute la largeur de l’ancien monde. Là aussi, il y a pour nous des entreprises à la fois politiques et scientifiques ; là aussi il y a des pays à découvrir, des peuples à connaître, des relations à établir, tout un ensemble d’explorations à organiser et à poursuivre. Cette grande presqu’île qu’on appelle l’Indo-Chine, non pas seulement parce qu’elle touche d’un côté à la Chine et de l’autre côté à l’Inde, mais parce que ses populations tiennent à la fois des deux nations limitrophes, — de la Chine, par le sang et la race, de l’Inde, par le culte et la civilisation religieuse, — cette grande presqu’île Trans-gangétique, disons-nous, est, dans ses parties intérieures, une terre presque vierge encore d’investigations sérieuses. Même dans ses divisions les mieux connues, le royaume Barman et le royaume de Siam, il y a encore immensément faire pour l’étude scientifique ; et plus avant dans l’intérieur, il y a des contrées entières, le Laos, par exemple, sauf un ou deux points à peine entrevus, où jamais Européen n’a mis le pied. C’est toute une géographie à créer, tout un ensemble d’investigations ethnologiques à approfondir.

Plusieurs voyageurs ont dans ces derniers temps quelque peu frayé la voie. Le nom de M. Mouhot et ses courses dans le Kambodj, sont bien connus des lecteurs du Tour du Monde. M. Mouhot voyageait en naturaliste et en artiste plus qu’en archéologue et en géographe ; ses descriptions des ruines bouddhiques dont le Kambodj est semé n’en ont pas moins un très-grand intérêt, et il a aussi donné des détails tout nouveaux sur quelques unes des tribus incultes qui habitent un pays de montagnes et de forêts entre le Kambodj et la Cochinchine. D’autres touristes anglais ont depuis lors poussé leurs excursions dans ce coin curieux de la Péninsule, qui appelle encore la sérieuse étude d’un archéologue et le puissant secours de la photographie. Déjà, cependant, un savant voyageur allemand, le docteur Bastian, qui vient de publier deux volumes des plus substantiels sur l’Indo-Chine[2], a copié une partie des inscriptions d’Ankor-Vah, la plus considérable des ruines du Kambodj, et en a préparé le déchiffrement. Le docteur Bastian a réuni laborieusement un nombre prodigieux de faits ; il ne manque à son livre, pour lui donner toute sa valeur, qu’un peu plus de choix et d’élaboration dans les matériaux, et dans l’ensemble une plus heureuse disposition. Les préoccupations du savant voyageur étaient d’ailleurs tournées entièrement vers l’archéologie et l’ethnologie ; ses journaux ont très-peu de valeur pour la géographie, faute d’observations et d’indications précises dans les itinéraires.

Il reste donc énormément a faire pour les explorateurs auxquels notre position dans la Péninsule ouvre un large et beau champ d’études. Déjà une expédition sur laquelle nous n’avons pas jusqu’à présent de bien grands détails est partie de Saïgon pour visiter le Kambodj, où nous sommes reçus en amis, et remonter le Mé-khong, le plus oriental des quatre grands fleuves de l’Indo-Chine. La mission, embarquée sur le fleuve, s’est mise en route le 6 juin. Nous ignorons encore quel est précisément son but ; mais quoi qu’elle fasse, composée comme elle l’est d’hommes capables, d’officiers expérimentés, et munie amplement d’instruments d’observation, elle posera tout au moins les bases de la carte pour la région orientale de la Péninsule, comme les Anglais l’ont posée dans l’ouest, par leur relevé exact de l’Iravadî, le grand fleuve du Barmà. L’expédition française ne ferait-elle que planter des jalons et fixer astronomiquement deux ou trois points principaux de l’itinéraire évidemment très-mal construit de M. Mouhot, elle aurait déjà rendu un signalé service à la géographie de ces quartiers.

Pendant ce temps, il se publie à Saïgon et en France d’excellents morceaux et de remarquables études sur notre colonie. On formerait déjà, de ces publications fragmentaires, une longue bibliographie. La vie est entrée avec nous, la vie économique, commerciale et scientifique, dans ces parages jusque-là si peu fréquentés ; ce que nous y avons fait depuis trois ans, dit assez ce que nous y pouvons et voulons faire dans un temps rapproché.


VI

Il est d’autres contrées de l’extrême Orient vers lesquelles la science, aussi bien que la politique, tourne un regard d’attente. La Chine, ouverte par les traités, ne l’est pas encore pour nos voyageurs. De bons livres, cependant, ont été publiés depuis six mois sur cet empire, à la fois si vaste et si faible. M. Poussielgue, nom bien connu des lecteurs du Tour du Monde, a tracé une esquisse vivante de mœurs et d’habitudes intimes[3]. Le volume de M. Irisson est un livre d’études encore plus que d’observation[4], quoique l’auteur, dans la position de confiance qu’il occupait en 1860 près du chef de l’expédition française, ait été bien placé pour juger les Chinois sous plusieurs rapports essentiels ; celui de M. le marquis de Courcy[5], est un résumé de ce que les matériaux actuels peuvent fournir de documents authentiques sur le peuple et le pays. Ce sera, pour la génération qui nous suit, un bon terme de comparaison.

Et cet autre royaume insulaire, dont les riches archipels forment une longue chaîne en avant des côtes de la Chine, quels progrès y fait l’Europe ? Ces progrès sont difficiles et lents. Accueilli par le peuple, mais repoussé par une aristocratie puissante qui redoute les innovations et craint le retour de l’ancienne propagande religieuse, l’étranger n’a pu dépasser encore l’étroite barrière qui lui a été posée. Et pourtant que de choses, là aussi, à voir et à étudier ! Le Japon nous est beaucoup moins connu que la Chine. La géographie intérieure de Nippon et des autres îles, est pour nous presque entièrement à faire. Les Européens ont vu Yédo, quelques ports du sud, et c’est tout. Et sur le peuple japonais lui-même, sur ce peuple actif, intelligent, ingénieux, appréciant et recherchant le progrès dans le sens européen, sur ce peuple qui, physiquement et moralement, est l’antipode de la Chine, et qu’on croirait un rameau de notre race égaré à l’extrémité de l’Asie, que de problèmes à creuser, et quels problèmes ! Un véritable mystère ethnographique, que les ethnologues ont jusqu’à présent soupçonné à peine. Quelles limites peut-on poser à la race dont le Japonais pur est le type policé ? Dans quelle mesure l’élément chinois superposé a-t-il agi sur le fond japonais, et jusqu’où le mélange s’est-il étendu ? Ce sont là des questions qui prendront un jour dans la science une importance considérable, parce qu’elles influeront singulièrement sur nos rapports avec cette race si remarquable placée aux avant-postes du vieux monde.


VII

Aujourd’hui, les puissances maritimes sont surtout préoccupées des questions commerciales. Ça et là pourtant, nous avons quelques bons morceaux sur le coin du Japon qui nous est ouvert : ici même, dans le Tour du Monde, les esquisses excellentes de M. Humbert, ou la vie familière est saisie sur le vif ; ailleurs, un bon aperçu de M. le comte de Montblanc sur l’organisation politique de l’État japonais[6] ; — plus anciennement, les observations de M. Robert Lindau[7]. Les études hydrographiques, si importantes pour la sécurité de la navigation, se poursuivent activement ; en ce moment même, la France et l’Angleterre emploient d’habiles officiers à relever les côtes extérieures de la Corée et d’autres parties de la mer fermée comprise entre le Japon et la Mandchourie.

La Russie ne reste pas inactive au milieu de tant de travaux. Depuis que ses nouvelles possessions de l’Amoûr et de l’Oussouri ont fait de la mer du Japon un lac russe, elle étudie assidûment ces parages, naguère encore si peu connus. La géographie gagne singulièrement à ces revirements politiques. Les vastes pays qu’arrosent l’Amoûr et ses affluents auraient pu rester pendant des siècles inabordables et ignorés, de même que l’immense pourtour du Plateau central qu’enveloppe la ceinture des grandes montagnes neigeuses, si le drapeau russe, emblème de la vie européenne, n’y avait pas refoulé partout l’inerte domination des races tartares. Il faut bien reconnaître que chaque pas en avant que fait la Russie dans ces régions intérieures, est un progrès relatif pour la science et la civilisation. Chaque année des astronomes, des ingénieurs, des ethnologues, des naturalistes, étudient et mesurent les nouveaux territoires, en décrivent les productions, en étudient les habitants, et une page nouvelle vient s’ajouter chaque année à la géographie asiatique. Bien du temps ne s’écoulera pas maintenant avant que la géométrie, qui a déjà rectifié le cours presque entier du Jaxartes, ne couvre de ses réseaux l’étendue entière de la Boukharie, et qu’atteignant la vallée de l’Oxus elle ne vienne se rattacher, d’un côté aux déterminations dont la Commission russe conduite par M. de Khanikoff a naguère sillonné le Khoraçân[8], de l’autre, aux opérations trigonométriques que les ingénieurs anglais ont prolongées jusqu’au petit Tibet, au delà du Kachmîr. Le vague prestige que l’inconnu répandait sur ces contrées alpines va s’effaçant de jour en jour au contact positif de la science ; mais la science donne à la réalité ce qu’elle enlève à l’imagination.

Nous ne quitterons pas le continent asiatique sans signaler l’apparition d’une excellente traduction de la relation de Palgrave[9]. Ce remarquable voyage, le premier qui nous ait introduits au cœur de la Péninsule où nul Européen jusqu’alors n’avait pénétré, est de ceux qui font époque, non pas seulement dans l’exploration d’une contrée particulière, mais dans l’histoire géographique d’un continent ; l’interprétation à la fois élégante et fidèle du traducteur, a su conserver la simplicité pleine d’abandon, la distinction sans recherche et la finesse légèrement humoristique, qui donnent à l’original un cachet particulier. C’est d’un pareil livre qu’on peut dire sans hyperbole qu’il appartient éminemment à la littérature géographique.


VIII

Que dirons-nous de l’Amérique ? À peine remis de sa guerre fratricide, et tout plein de la fiévreuse agitation qui suit les grandes perturbations sociales, le Nord n’est pas rentré encore dans la vie scientifique. Au Mexique, les circonstances que tout le monde connaît, en paralysant, en entravant du moins le développement du nouvel Empire, ont dû nuire aussi, sans aucun doute, aux études locales entreprises sous l’inspiration et avec les instructions de la Commission scientifique de Paris. De très-remarquables travaux, quoique dans un cercle plus limité qu’on ne l’avait projeté d’abord, — peut-être, après tout, n’est-ce pas un mal, — n’en ont pas moins été faits et se poursuivent encore actuellement. La prochaine Exposition apportera aux yeux de tous, je crois pouvoir le dire, un splendide témoignage de la richesse des récoltes, en histoire naturelle et en archéologie, qui déjà, depuis dix-huit mois à peine, ont récompensé le zèle de nos explorateurs. Que serait-ce si trois ou quatre années d’investigations avaient permis de pousser les recherches dans les provinces de l’ouest et du sud, que les explorations antérieures ont à peine effleurées ! Peut-être ces recherches se continueront-elles, peut-être seront-elles arrêtées, nul ne peut le dire en ce moment. La géographie n’a pas été négligée ; indépendamment des lignes parcourues par un de nos voyageurs, dont les belles et copieuses études fourniront certainement les éléments d’une des plus importantes relations qui aient été données sur le Mexique, les officiers du génie attachés à nos colonnes ont relevé un très-grand nombre d’itinéraires et de reconnaissances qui rayonnent dans toutes les directions autour de la vallée centrale ; et ces précieux matériaux, transmis au ministère de la guerre et communiqués à la Commission scientifique, fourniront les éléments d’une carte générale, qui sera, malgré ses lacunes, une des meilleures que l’on possède sur aucune partie de l’Amérique.

En somme, à quelque point que doivent s’arrêter les travaux de la Commission, elle aura marqué son passage sur le sol mexicain ; elle y aura déposé un germe qui portera ses fruits. À nos yeux, ce qui devait donner une importance particulière à ces travaux de la Commission française, c’était de jeter les bases de ce qu’on peut nommer les études américaines ; c’était de marquer le point de départ des études comparées de linguistique, d’ethnographie et d’archéologie du continent américain, en rejetant à tout jamais dans les guenilles de la vieille école la marche surannée des hypothèses gratuites, des suppositions sans base et sans critique, qui ont enfanté tant de systèmes absurdes ; en appliquant, en un mot, à cette étude nouvelle la forte méthode qui a créé depuis trente ans en Europe la science nouvelle de la philologie comparée, et qui en a tiré de si grands résultats. Encore une fois, le germe est posé ; et quels que soient ceux à qui il appartiendra d’en poursuivre la culture, il est impossible désormais qu’un peu plus tôt ou plus tard, d’une main plus hésitante ou plus ferme, la vraie méthode, la méthode critique, ne dirige pas exclusivement dans la voie d’investigation nouvelle, la seule qui puisse jeter quelque lumière sur les origines américaines, puisque l’expression est consacrée.


IX

S’il nous était permis de nous arrêter aux livres qui ajoutent seulement quelques notions intéressantes et des parties déjà connues, sans étendre positivement le cercle des découvertes, nous en trouverions quelques-uns à signaler. Il en est un que nous ne pouvons passer sous silence. Il a pour titre Bibliotheca Americana vetustissima, et pour auteur (quoiqu’il ne se nomme pas sur le titre) M. Henri Harrisse, un américain de New-York, avocat à la cour suprême, je crois. Ce n’est qu’une bibliographie, mais une bibliographie singulièrement recommandable pour le fond et les recherches, et peut-être sans antécédents quant à l’exécution matérielle. L’auteur y fait le recensement des livres publiés sur l’Amérique durant les cinquante-sept ans qui se sont écoulés depuis le premier voyage de Colomb jusqu’à l’année 1550 ; et ce recensement, tel que M. Harrisse l’a conçu, est une véritable histoire géographique de cette période immortelle, qui vit se reculer tout à la fois les bornes du monde, les limites de la science et celles de l’intelligence humaine. M. Harrisse était bien placé pour un tel travail ; car on sait avec quelle passion les Américains en général, et quelques riches amateurs en particulier, recherchent à tout prix, depuis une quinzaine d’années, tous les vieux livres, les relations anciennes, les plaquettes introuvables, en un mot toutes les raretés bibliographiques qui de près ou de loin touchent au nouveau monde, et on n’ignore pas quelles collections uniques se sont ainsi formées de l’autre côté de l’Atlantique. M. Harrisse ne s’est même pas contenté de ces inappréciables ressources : il a parcouru l’Europe et en a exploré les bibliothèques publiques et privées réputées les plus riches en documents américains. Muni de ces matériaux, M. Harrisse s’est mis à l’œuvre ; mais son mérite particulier est dans le parti qu’il en a tiré, dans la disposition qu’il leur a donnée. Aux indications bibliographiques les plus minutieuses et les plus exactes que puisse désirer un disciple fervent des de Bure et des Brunet (il ne faut pas s’arrêter à quelques transpositions de chiffres ou de lettres que la loupe peut découvrir çà et là, comme on en a trouvé même dans les tables de logarithmes, M. Harrisse a joint la représentation figurée, le fac-simile du titre de chaque ouvrage, ainsi que des indications finales qu’en bibliographie on appelle l’explicit. Ces recherches de ponctualité matérielle, quelle qu’en soit la valeur, ne sont — à mes yeux, du moins — que le moindre mérite du beau travail de M. Harrisse ; un intérêt d’un ordre plus élevé s’attache aux excellentes notices littéraires, aux annotations critiques, aux résumés biographiques dont son illustre compatriote William Prescott lui a donné l’exemple dans ses admirables ouvrages sur le Mexique et le Pérou. C’est ainsi qu’en feuilletant cette bibliothèque américaine on voit se dérouler jour par jour, durant un demi-siècle, l’histoire de la découverte du nouveau monde avec ses nombreuses péripéties, avec ses épisodes parfois odieux, souvent héroïques, avec la foule avide d’intrépides aventuriers qui se précipitent à la recherche des terres inconnues où il y avait des périls à braver, des Indiens à convertir et de l’or à rapporter. Les lettres de Colomb, de Vespuce, de Cortès, de Las Casas et de Pizarre nous rappellent les incidents de la recherche et les émotions, les transports, les ivresses de la conquête ; celles de Pierre Martyr d’Anghiera ramènent notre pensée vers les sentiments de curiosité, d’étonnement et d’attente dont ces nouvelles remplissaient l’Europe. C’est un drame unique dans l’histoire, et les pages vivantes de ce curieux catalogue en raniment pour nous toutes les phases.


X

Entre l’Amérique et l’Asie, il est une île immense, qui a mérité par ses dimensions d’être comptée parmi les continents : c’est l’Australie. Une expédition, non pas de découvertes, mais de recherches, y a depuis dix-huit mois vivement occupé l’attention ; il ne sera pas hors de propos d’en dire ici quelques mots. Dans les parties du globe dont l’accès est défendu ou par la rigueur extrême du climat, ou par la vaste étendue des déserts, comme la région polaire, le nord de l’Afrique ou l’intérieur de l’Australie, il n’est malheureusement pas rare que les hommes dévoués qui osent affronter les dangers de ces rudes explorations succombent au milieu de leur entreprise, sans que la catastrophe laisse après elle plus de trace qu’un vaisseau englouti au milieu de l’Océan. Lorsqu’un silence sinistre se fait ainsi autour d’un de ces voyageurs dont le départ a excité une grande attente scientifique, ses amis, son pays, l’Europe entière quelquefois s’inquiètent, et des expéditions de secours s’organisent pour sauver l’explorateur s’il en est temps encore, ou du moins rapporter des informations qui répondent à l’anxiété publique. C’est ainsi que, depuis trente ans, la recherche de Jules de Blosseville dans les parages du Groënland, du capitaine Franklin dans les glaces polaires, de Vogel dans le Soudan oriental, de Burke et Wills dans les solitudes de l’Australie, ont inscrit leurs pages mortuaires dans les fastes de l’exploration du globe. C’est encore une recherche de cette nature qui occupe en ce moment l’attention de l’Australie et celle du monde géographique en Angleterre, non pas seulement à cause de l’individualité du voyageur, mais parce qu’elle se rattache et la traversée du continent australien dans sa longueur de l’est à l’ouest, entreprise plus d’une fois tentée et que nul encore n’a pu accomplir.

Il y a vingt-quatre ans, — c’était en 1842, — un jeune Allemand quittait la Prusse sa patrie pour aller par le monde courir les aventures scientifiques. Son nom était Ludwig Leichhardt. Il avait pris ses degrés à l’université de Berlin, mais les recherches du naturaliste l’attiraient bien plus que l’exercice sédentaire de la profession de médecin. Il se rendit en Australie. Un naturaliste est toujours le bienvenu sur cette terre encore neuve, où les investigations de la science agrandissent du même coup le domaine du colon.

Leichhardt y fut bientôt remarqué ; deux années de courses et de riches collections recueillies dans le New South Wales avaient montré en lui l’ardent investigateur, promptement rompu aux fatigues de ce rude métier.

En 1844, les autorités coloniales lui conférèrent, quoique étranger, la conduite d’une expédition destinée à reconnaître par terre le pays compris entre Moreton Bay et Port Essington. La baie Moreton est située à peu près au milieu de la côte orientale, et Port Essington est le point le plus septentrional de la côte du Nord, à l’ouest de l’immense enfoncement qu’on appelle le golfe de Carpentarie. L’expédition, qui dura quinze mois, eut donc à couper obliquement tout le nord-est de l’Australie, sur une longueur à vol d’oiseau de dix-neuf cents milles anglais ou plus de trois mille kilomètres, à travers des pays pour la plupart inexplorés. La relation de ce fructueux voyage a été publiée à Londres en 1847.

Bientôt après, une expédition bien autrement longue et hasardeuse fut décidée, sur l’initiative de Leichhardt ; rien ne paraissait plus impossible après ce premier succès. Cette fois il ne s’agissait de rien moins que de traverser l’Australie tout entière dans sa plus grande longueur, de l’est à l’ouest. Nul voyageur jusqu’alors n’avait pu même approcher des parties centrales du continent australien, défendues par d’immenses étendues de déserts sans eau, où la vie organique s’éteint et disparaît.

Leichhardt et son expédition partirent de Brisbane, sur la baie Moreton, au commencement de 1848 ; on ne l’a jamais revu, ni aucun de ses compagnons. Ses dernières nouvelles, datées du mois d’avril, sont de la rivière Cogoon, à environ trois cents milles à l’ouest de Brisbane. Rien jusqu’à présent n’a éclairci le sombre mystère qui enveloppe la fin de l’expédition et le sort de son chef. Des rumeurs recueillies quelques années après parmi les tribus de l’ouest, donnèrent tout lieu de croire que l’expédition entière avait été massacrée par les indigènes.

Dix-sept ans s’étaient écoulés, lorsque des informations inattendues vinrent réveiller le souvenir de Leichhardt et jeter des doutes sur les récits de la catastrophe. Des initiales gravées sur un arbre, fort loin des lieux où l’on avait placé le théâtre du massacre, firent penser que Leichhardt était venu sur ce point. Cet indice était assurément bien léger ; il suffit néanmoins pour faire naître la pensée d’un voyage de recherches. Il n’y avait guère d’espoir sans doute, s’il pouvait y en avoir encore, de retrouver Leichhardt vivant ; mais quelques-uns de ceux qui l’accompagnaient pouvaient être restés parmi les indigènes au fond de ces contrées sauvages, et il y aurait peut-être encore quelque chance — triste et dernière satisfaction ! — de recueillir des informations certaines sur le sort de l’explorateur.

La question d’argent fit naître quelque hésitation dans les assemblées coloniales ; le docteur Muller, directeur du jardin botanique de Melbourne, a eu une idée qui a tout entraîné. Un appel a été fait aux dames australiennes ; Un comité de souscription se constitua sous leurs auspices, et bientôt l’argent afflua. Les assemblées votèrent à leur tour d’assez fortes sommes, non par entraînement chevaleresque, mais en considération du profit que ces sortes d’entreprises apportent toujours à la colonisation. La Société de géographie de Londres elle-même, dans des vues plus particulièrement scientifiques, a alloué à l’expédition une somme de cinq mille francs.

La direction en avait été confiée à M. Mac Intyre, un des pionniers les plus intelligents et les plus actifs du Queensland. L’expédition s’est mise en route au mois de juin dernier. Depuis lors, malheureusement, on en a eu de tristes nouvelles. Mac Intyre, saisi des fièvres, a succombé aux environs de la rivière Fraser (qui débouche au fond du golfe de Carpentarie). M. Slowman a pris le commandement de l’expédition. À la date du commencement d’août, on apprend que le Comité des fonds a décidé que l’expédition poursuivrait ses opérations jusqu’en 1868, mais que ses recherches ne sortiraient pas du bassin du golfe de Carpentarie. C’est dans ce rayon, en effet, que l’on peut espérer encore retrouver les traces de l’expédition perdue, et c’est là aussi que les investigations peuvent être pratiquement utiles à la colonie de Queensland.


XI

De l’Europe, nous n’avons rien à dire ; la géographie qu’on nous y a faite n’est pas, quant à présent du moins, de notre ressort. Et à ce propos, qu’on nous permette une citation ; c’est le discours, très-spirituel et très-applaudi, du président de la séance annuelle des cinq académies, M. Léonce de Lavergne, qui va nous la fournir. M. de Lavergne, mentionnant la récente décision de l’Académie des sciences qui a porté de trois à six le nombre des membres de la section de géographie et de navigation, faisait remarquer qu’en appelant à une des trois nouvelles places un ingénieur habile qui a fait faire un grand pas à l’armement des vaisseaux de guerre, « l’Académie avait reconnu, dans l’application des sciences aux arts militaires, une des premières nécessités de notre temps. » Sur quoi l’orateur rappelle le piquant passage où La Bruyère félicite l’espèce humaine du génie qu’elle déploie dans le perfectionnement indéfini des engins de destruction : « Vous avez, en animaux raisonnables, et pour vous distinguer de ceux qui ne se servent que de leurs dents et de leurs ongles, imaginé les lances, les piques, les dards, les sabres et les cimeterres, et, à mon gré, fort judicieusement ; car avec vos seules mains, que pouviez-vous vous faire les uns aux autres, que vous arracher les cheveux, vous égratigner au visage, ou tout au plus, vous arracher les yeux de la tête ? au lieu que vous voilà munis d’instruments commodes qui vous servent à vous faire réciproquement de larges plaies, d’où peut couler votre sang jusqu’à la dernière goutte, sans que vous puissiez craindre d’en réchapper. » Que dirait La Bruyère s’il voyait les canons rayés, les fusils à aiguilles, les vaisseaux cuirassés, les torpilles et tant d’autres inventions prodigieuses que nous admirons à si juste titre !

Ceci nous remet en mémoire en petit morceau d’éloquence qu’un jeune chef des îles Tonga, dans l’archipel des Amis, prononçait sur la tombe du roi son père, qui avait été un grand guerrier. « Mon âme est attristée, disait le candide héritier, en contemplant les ravages causés par les guerres continuelles du chef dont le corps repose dans ce tombeau.

« Nous avons fait de grandes choses, il est vrai ; mais quel est le résultat ? Le pays est dépeuplé, la terre envahie par la mauvaise herbe, et il n’y a personne pour la défricher. Si nous étions restés en paix, elle serait encore cultivée.

« La vie est-elle donc trop longue ? Lequel de vous peut dire : je désire la mort, je suis fatigué de la vie ?

« Je ne vous dirai pourtant pas de renoncer à vos armes. Si l’ennemi nous attaque, nous lui résisterons avec d’autant plus de bravoure que nous aurons à défendre de plus belles plantations.

« Appliquons-nous donc à la culture de la terre, car c’est en elle qu’est le salut du pays. Ne cherchons pas à accroître notre territoire ; nous ne consommerons jamais tout ce qu’il peut produire. »

Pour un barbare !…

Vivien de Saint-Martin.


FIN DU QUATORZIÈME VOLUME.
  1. El-Hadj, « le Pèlerin, » est le titre, toujours respecté chez les Musulmans, que prend celui qui a visité le tombeau du Prophète.
  2. Les peuples de l’Asie orientale. Études et voyages, par le Dr A. Bastian (en allemand). Leipzig, 1866, 2 vol. in-8o (tomes I et II de l’ouvrage, qui doit en avoir cinq). Le tome 1er a pour titre spécial : Histoire des Indo-Chinois, tirée des sources indigènes ; et le tome II, Voyage au Birmá, 1861 et 1862. Ce volume s’arrête à l’entrée du voyageur dans le royaume de Siam.
  3. Voyage en Chine et en Mongolie, 1860-61, par M. de Bourboulon, ministre de France, et Mme de Bouboulon ; rédigé par M. Poussielgue. 1 vol. (Hachette.)
  4. Études sur la Chine contemporaine. 1 vol. (Chamerot.)
  5. L’Empire du Milieu. 1 vol. (Didier.)
  6. Considérations sur l’état actuel du Japon. Bulletin de la société de Géographie, janvier 1866.
  7. Un voyage autour du Japon. 1864. 1 vol.
  8. Nic. de Khanikoff, Mémoire sur la partie méridionale de l’Asie centrale— 1861. — Mémoire sur l’ethnographie de la Perse. 1866. In-4o. Ce dernier mémoire est le complément du premier, et tous deux ont été imprimés dans le recueil in-4o de la société de Géographie.
  9. Une année de voyage dans l’Arabie centrale (1862-63) ; traduit de l’anglais par Émile Jonveaux. 1866, 2 volumes (Hachette).