Revue géographique — 1866, 1er semestre


REVUE GÉOGRAPHIQUE,


1866


(PREMIER SEMESTRE)


PAR M. VIVIEN DE SAINT-MARTIN.


TEXTE INÉDIT.




Expédition du baron de Decken aux montagnes neigeuses de l’Afrique orientale. Le Djob et le pays des Somâl. Le sultan de Berdéra. Catastrophe. — Le voyage de du Chaillu dans la région intérieure au sud-est du Gabonn. Itinéraire. Accident. Retour. — Un nouvel explorateur de l’Afrique équatoriale. M. Le Saint. Projets. Avenir. — Gerhard Rohlf chez les Touâreg et dans le Fezzan. Les Tibboû et le Ouadâi. — Course en Palestine. Les récentes explorations, leurs résultats et leur importance. L’expédition de M. le duc de Luynes et les travaux géodesiques de la Commission anglaise. — La dépression de la mer Morte au-dessous de la Méditerranée. Historique. Chiffre définitif. — Explorations prochaines ou actuelles ; La Cochinchine. Le Mexique. L’Amazone. — Prochaines publications. Palgrave. Baker. Livingstone. Le Dr Bastian. — Nécrologie. Mac Donal Stuart. Henri. Barth.


I


C’est l’Afrique qui nous envoie nos premières nouvelles, et ce sont de tristes nouvelles : un insuccès et un désastre. Au milieu des progrès inouïs que font depuis quinze ans les découvertes africaines, il faut s’attendre à ce que de temps à autre quelque fâcheux épisode vienne jeter son ombre sur le tableau, comme pour nous mieux rappeler à quel prix s’obtiennent de semblables conquêtes.

Nos lecteurs savent avec quelle persévérance un riche Hanovrien, M. le baron de Decken, a poursuivi depuis 1860 la mission qu’il s’était donnée, de continuer l’exploration de l’Afrique orientale au sud de l’équateur. Ses deux voyages au Kilimandjaro, en 1860 et 1862, confirmèrent pleinement les découvertes contestées des deux missionnaires anglicans Krapf et Rebmann, qui annoncèrent les premiers, en 1848 et 1849, l’existence de grandes montagnes neigeuses à deux ou trois cents milles de la côte, entre le 1er et le 4e degré de latitude S. Situé à égale distance à peu près entre la côte du Zanguebar et le lac Victoria-Nyanza reconnu par Speke dans ses deux voyages de 1858 et de 1860, le massif que couronne le pic volcanique du Kilimandjaro, et, un peu plus au nord, celui de Kénia (le mot signifie la montagne Blanche), a une très-grande importance au point de vue physique aussi bien qu’au point de vue géographique ; et nous pouvons ajouter au point de vue historique, car il n’est guère douteux que cette chaîne côtière ne représente la célèbre montagne de la Lune d’où Ptolémée fait sortir les premiers cours d’eau qui alimentent la tête du Nil.

Dans ses deux visites de 1860 et 1862, M. de Decken n’avait vu que le Kilimandjaro, et il n’avait pu en compléter l’exploration autant qu’il eût été désirable. Outre que l’abandon de ses guides ne lui avait pas permis d’en achever l’ascension, il n’avait pas reconnu la pente occidentale du massif, celle qui sûrement verse ses eaux au Victoria-Nyanza. Combler ces dernières lacunes et remonter jusqu’au Kénia était une double tâche que le voyageur voulait remplir. Il pensa que la voie lui en serait plus facile s’il pouvait arriver aux grandes montagnes par quelqu’une des rivières qu’elles envoient à la côte.

Dans cette persuasion il revint en Europe, et fit construire deux petits steamers propres à remonter les rivières de la côte, le Passe-Partout et le Welf. Ce dernier, le plus fort des deux, était un bateau de 38 mètres de longueur sur 5 mètres de largeur, pourvu d’une machine de la force de quarante-cinq chevaux.

À la fin de 1864 M. de Decken était de retour à Zanzibar, prêt à tenter l’exploration des cours d’eau qui débouchent à la mer à quelque distance au nord de Mombaz (la petite place maritime de Mombaz est par 4° 4′ de latitude australe, à deux degré au nord de Zanzibar), entre le 2e et le 4e degrés au sud de l’équateur. Le plan du voyageur était de remonter aussi loin que possible une de ces rivières, puis de poursuivre le voyage à pied jusqu’aux montagnes. Une première tentative fut dirigée au commencement de 1865 sur la Sabaki, la plus rapprochée de ces rivières ; cette tentative, à ce qu’il paraît, ne réussit pas, non plus que celle qui fut faite immédiatement après sur l’Osi, peu éloignée de la première. Les détails manquent, au reste, sur ces deux premières excursions ; car par un assez singulier contraste avec le zèle dont l’infortuné voyageur a donné tant de preuves, il y avait chez lui, par une cause ou par une autre, très-peu d’empressement pour la publicité. Sans doute il voulait frapper tout d’une fois un grand coup ; mais en de telles entreprises, où l’explorateur est à la merci de tant d’accidents imprévus, c’est un fâcheux calcul de réserver pour l’avenir ce qu’on pourrait donner immédiatement à la science. Que de trésors seraient à jamais perdus, si le même calcul avait retenu les communications des voyageurs envoyés en 1860 sur les traces de Vogel !

Revenu à Zanzibar après ces deux courses sans résultat, M. de Decken se décida à se porter beaucoup plus au nord jusqu’au Djob, rivière dont l’embouchure est presque sous l’équateur. Quoique la reconnaissance en ait été tentée plus d’une fois, elle n’a jamais été poussée bien avant, et le cours de cette rivière, qui paraît considérable, est absolument inconnu à peu de distance de la côte. La même remarque s’applique, au surplus, ou bien peu s’en faut, à l’Osi et à la Sabaki. Le cours du Djob, quel qu’il soit, appartient au territoire des Somâl, race nombreuse dont le pays, peut-être aussi grand que la France et presque absolument inexploré, forme cette large corne que l’Afrique projette vis-à-vis de l’Arabie, et qui se termine par le cap Guardafui, — forme corrompue du nom arabe Râs Djardafoûn. De même sang et de même langue que les Gallas qui confinent au sud de l’Abyssinie (sauf la différence très-grande des dialectes), les Somâl n’ont rien du nègre, si ce n’est ça et là par suite de mélanges sporadiques. C’est une race blanche, qu’on peut nommer les Berbers de l’Afrique orientale. Ils en portèrent autrefois le nom, que les anciens connurent sous la forme grécisée ou latinisée de Barbari (pour Berberi), et ils ont plus d’une affinité avec les Berberah ou Barabrah de la Nubie. C’est, au total, une des populations africaines les plus curieuses, et assurément les plus importantes, dont l’étude est réservée aux futurs explorateurs.

Malheureusement c’est aussi une des plus barbares, comme vient de ne le montrer que trop la triste fin de l’expédition de M. de Decken. Il est vrai qu’a ce déplorable événement ont pu se mêler chez les indigènes des causes d’irritation déjà anciennes, et que les dépositions connues ne permettent pas d’apprécier. Quoi qu’il en soit, voici le résumé des rapports et des lettres arrivés par diverses voies en Angleterre et en Allemagne.

Parti de Zanzibar le 16 juin 1865 avec ses deux petits bâtiments, M. de Decken jetait l’ancre le 20 près de l’île de Toula, par 1 degré de latitude S. Après une courte reconnaissance, au moyen du Passe-Partout, de deux rivières voisines, la Toula et la Chamba, l’expédition gagna décidément l’embouchure du Djob ou Djouba, qui n’est que d’un quart de degré tout au plus au midi de l’équateur. On était alors à la fin de juillet. Une barre dangereuse obstrue l’entrée de la rivière. Le Passe-Partout lui-même, qui n’avait qu’un pied de tirant d’eau, ne la franchit pas sans accident, puisque l’ingénieur Hitzmann s’y noya ; et le Welf s’y endommagea assez sérieusement pour être obligé de rester plusieurs jours en réparation au village somâli de Djouba, à peu de distance de l’embouchure. On put enfin commencer le 15 à remonter la rivière.

Le 16, on arriva à Hindi, localité entourée d’une palissade percée de deux portes. Les habitants, descendus au lieu de débarquement, saluaient de clameurs bruyantes les bateaux fumants aux ailes mobiles, merveille inconnue que leur apportait la rivière. Les anciens envoyèrent une chèvre et un mouton, présent en retour duquel le baron leur fit porter le lendemain cinq thalers. Dans ces pays d’hospitalité patriarcale, rien ne se vend ; mais l’étranger serait fort mal venu qui ne répondrait pas à un présent par un présent.

Les deux bateaux remontaient la rivière à très-petites journées ; le 5 septembre la navigation devint plus difficile. Le 13, on passa devant un établissement somâli, où se trouvait le chef d’une ville d’Anolé, dont la situation n’est pas indiquée. Le 17, on dépassa la position de Mantchor (ou Mansor), lieu qui ne touche pas à la rivière et n’en est pas visible. Les indications du journal ne sont pas suffisantes pour déterminer la position de cette place ; les renseignements que le lieutenant Christopher, de la marine royale, a consignés sur sa carte[1], la mettent et un peu moins de 140 milles anglais de la côte. Le 19, on atteignit la ville de Berdéra[2], résidence du sultan ou chef du pays. Les habitations s’étendent sur les deux bords de la rivière, et occupent un terrain assez élevé.

La réception du chef fut en apparence assez amicale, quoique les exigences des Somâl pour la vente des provisions soulevassent bien de temps à autre d’assez vives discussions. C’était un homme de Brava (bourgade de la côte, à mi-chemin de l’embouchure du Djob, vers le N. E. et Magadokcha) qui servait d’interprète. Six jours se passèrent ainsi ; on repartit le 25 pour continuer de remonter la rivière.

Le lendemain on se trouvait en présence de rapides qui barrent le cours du Djob, et presque au même moment le Welf (le plus grand des deux bateaux) porta si malheureusement sur les rochers, qu’une forte voie d’eau s’y déclara. Il fallut transporter à terre le chargement tout entier, pour essayer de remettre le bâtiment en état. On a vu que déjà il avait été fortement endommagé au passage de la barre. M. de Decken voulut retourner à Berdéra sur son Passe-Partout, pour en ramener du secours ; il partit le 27, accompagné du docteur Link (le médecin de l’expédition), de l’interprète, des deux guides et de quatre nègres. De ce moment les événements se précipitent et la catastrophe est imminente.

Le lieutenant Schick, commandant du Welf, avait été laissé à la garde des effets déposés sur la rive, vis-à-vis du bâtiment échoué ; pendant trois jours, du 28 au 30, on travailla aux réparations du bateau, qui fut remis à flot. Sur ces entrefaites, les Somâl s’étaient amassés en grand nombre autour du camp. Voir la rive couverte de riches épaves sous la garde de huit à dix hommes, c’était une forte tentation pour des gens qui vivent en partie de pillage : ils n’y résistèrent pas. Les armes à feu les tinrent un moment en respect, mais le nombre l’emporta. Déjà deux Européens étaient tombés, mortellement frappés, et une partie des noirs de l’escorte avait pris la fuite. Il ne restait au lieutenant qu’un seul parti : redescendre la rivière en toute hâte. C’était le 1er octobre, et depuis cinq jours que le baron était parti pour Berdéra on n’avait eu de lui ni message ni nouvelles. Or, voici ce qui était arrivé.

Comme précédemment, le chef avait fait à son hôte l’accueil le plus souriant, mais sans se hâter de fournir les provisions qu’on lui demandait. La sinistre résolution était-elle prise dès ce moment, ou fut-elle suggérée par les rapports qui arrivèrent bientôt de l’affaire de la cataracte et de la situation désespérée où se trouvaient les restes de l’expédition ? C’est ce qu’on ne pourrait dire. On ne sait ce qui se passa alors que par la déposition de deux des hommes de l’escorte échappés de Berdéra. Toujours est-il que les Somâl avaient déplacé le bateau à l’insu de M. de Decken qui était à terre et enlevé les armes qui s’y trouvaient, et que c’est au moment où le voyageur les réclamait avec énergie qu’il fut saisi, lié, porté au bord de la rivière et tué à coups de lance. Le docteur Link eut le même sort ; les gens de l’escorte, qui étaient tous des indigènes, furent seuls épargnés. Il est présumable que la tragédie était accomplie. lorsque le grand bateau qui emportait le lieutenant Schick et les Européens survivants traversa Berdéra de toute sa vitesse, dans la nuit du 1er au 2 octobre, probablement ; c’est un point sur lequel le rapport du lieutenant glisse, il faut le dire, avec une rapidité pour le moins singulière. Il semble qu’emportés par une panique — d’ailleurs passablement justifiée, — ils aient craint même de s’informer du sort du baron et de ceux qui l’accompagnaient. Nous ne voudrions pourtant pas porter un jugement trop sévère sur une conduite qui sans doute a été absolument commandée par les circonstances.

Le 6 octobre, le Welf arrivait à l’embouchure du Djob. Mais la mer qui brise sur la barre rendait impossible le passage du steamer ; il fallut l’abandonner. Le parti se voyait dans la nécessité de gagner à pied une des stations de la côte ; heureusement on rencontra le lendemain une embarcation indigène qui conduisit le lieutenant et ses compagnons à Lamou, d’où une autre embarcation les ramena à Zanzibar. Ils y arrivèrent le 24, et sur leur rapport un vapeur de guerre anglais qui se trouvait en rade chauffa immédiatement pour retourner au Djob, où l’on arriva le 11 novembre. Mais il était trop tard, et l’on ne put que recueillir, de la bouche des témoins de la scène de Berdéra, les détails de cet acte atroce qui va donner une triste célébrité à ce repaire de barbares.


II


Si les projets de du Chaillu, sur la côte opposée de l’Afrique australe, n’ont également abouti qu’à un regrettable insuccès, du moins on n’a pas à y déplorer la sanglante issue de l’entreprise de M. de Decken. Nos lecteurs peuvent se rappeler que Paul du Chaillu, le célèbre chasseur de gorilles, après ses premières courses au Gabon, dont le récit, comme autrefois ceux de Levaillant, souleva, il y cinq ans, tant de doutes mal fondés et de récriminations exagérées, avait résolu de retourner sur le même théâtre et d’y pousser beaucoup plus loin ses explorations, ne se proposant rien moins cette fois que d’arriver par l’ouest au plateau intérieur de l’Afrique et au grand lac central, le Tanganîka, où Burton et Speke arrivèrent par l’est en 1858. Pour rendre l’exploration plus fructueuse, du Chaillu s’était exercé à Londres à la pratique des observations. Sur l’issue de ce voyage, nous tirons ce qui suit de la notice que le voyageur lui-même en a communiquée, au mois de mars dernier, à la Société de géographie de Londres.

Parti d’Angleterre dans les premiers jours d’août 1863, du Chaillu était arrivé au Gabon au commencement d’octobre ; malheureusement, en se rendant au Fernan Vaz (grand fleuve qui débouche par un large delta vers le premier degré de latitude australe), il perdit à la côte l’embarcation qui contenait la plus grande partie de ses instruments. Il fallut en demander d’autres à Londres, qui n’arrivèrent qu’à la fin de juillet 1864. Après maintes difficultés pour organiser son départ, il atteignit le village du roi Olinda, dans le pays d’Achira. Par la route qu’il a suivie, ce village est à cent dix milles (177 kilomètres) de l’embouchure du Fernan Vaz. Olinda reçut fort bien du Chaillu, qui ne tarda cependant pas à s’apercevoir que cet accueil était intéressé et s’adressait surtout aux cadeaux qu’on espérait obtenir. En quittant le pays des Achira, il traversa les territoires des Bekelaï, des Komba et des Avia, pour gagner les cataractes de Samba Nagochi, auxquelles il n’avait pu parvenir lors de son premier voyage. Ces cataractes sont situées à cinquante milles (80 kilom.) nord-nord-est du village d’Olinda. Pendant ce trajet, du Chaillu put constater que les gorilles vivent parfois en troupes, contrairement à ce qu’il avait avancé dans son premier ouvrage.

Ayant atteint et descendu pendant quelques heures la rivière Ovigui, le voyageur et sa troupe débouchèrent dans le grand Rembo, qui était très-gonflé par les pluies. Enfin, il atteignit le village de Suba, qui appartient à la tribu des Avia et qui est situé au-dessus des rapides et des chutes. La contrée qu’il venait de traverser est couverte de villages abandonnés, qui lui donnent un aspect monotone et triste.

Les chutes et les rapides s’appellent Samba Nagochi. La légende dit que deux esprits, l’un masculin, l’autre féminin, agitent les eaux afin d’empêcher de remonter et de descendre le cours de la rivière. Au milieu de la chute réside Fougamou, qui rugit et qui pousse l’eau avec une force effrayante.

Les chutes sont au nombre de trois : la première, appelée Nagochi (du nom de l’esprit féminin) n’est qu’un rapide ; sur ce point, la rivière contient deux îles. Environ douze milles (dix-neuf kilomètres) au-dessous, se trouve la grande cataracte, à la hauteur de laquelle la rivière est large d’environ cent cinquante yards (cent trente-sept mètres), et présente une île qui coupe la chute en deux, empêchant d’en voir l’une des moitiés. Du côté où était du Chaillu, la chute peut avoir soixante-dix yards de large (soixante-quatre mètres). C’est toutefois de l’autre côté, qui n’a guère que vingt ou trente yards, que se précipite la plus grande quantité d’eau. La hauteur de la chute était d’à peu près quinze pieds. Cet accident n’est rien auprès du tumulte et du fracas produit par la rivière, qui, au-dessous de la chute, s’éloigne à perte de vue en bondissant de rochers en rochers.

À son retour chez Olinda, du Chaillu commença à parler de s’avancer davantage dans l’intérieur et à manifester le désir de gagner le pays des Apingi. Mais Olinda fit observer que ce voyage n’était pas possible ; car, disait-il, peu de jours après la première visite de notre voyageur chez les Apingi, Remandji, le chef de la tribu, étant venu à mourir, le peuple avait attribué sa mort à l’étranger, qui l’avait tué pour voyager avec son esprit. Du Chaillu dut se décider à passer par le territoire des Otanda, un peu au sud des Apingi.

Tandis que le voyageur faisait ses préparatifs, une effrayante épidémie de petite vérole se déclara et vint augmenter les difficultés et les dangers de sa situation. Olinda succomba au fléau, et du Chaillu fut accusé de l’avoir fait périr par des moyens magiques. Il se décida alors à envoyer en avant, avec les bagages, cinq de ses compagnons de route.

Il réussit enfin à quitter le pays des Achira pour celui des Otanda. Là encore, la petite vérole sévissait sur toute la tribu. Le chef seul n’en avait pas été atteint, mais il refusait de voir du Chaillu ; car, disait-il, l’homme blanc, dans tous les endroits où il va, porte la mort et tue le chef, témoins Remandji et Olinda. La fatalité voulut que, quatre jours après son arrivée à Mayolo, le chef otanda tombât malade et que sa vie fût menacée. Enfin, il se rétablit, et l’explorateur se prépara à continuer son voyage.

Mayolo n’était pas méchant, mais il était intéressé. Du Chaillu découvrit bientôt qu’il se proposait d’exercer sur lui, dans le but de le rendre généreux à son égard, une manœuvre dictée par la superstition et qui s’appelle l’alumbi. Voici en quoi elle consiste : quand meurt un chef, on lui coupe la tête et on la place dans un vase, au milieu d’une masse d’argile ; toutes les parties molles et les liquides sont absorbés, et le crâne est conservé dans la maison d’alumbi. Le chef, à l’occasion, y pénètre et gratte une certaine quantité de poudre d’os, qu’on mélange à de la nourriture et qu’on administre à l’hôte sur lequel on veut faire opérer le charme. Les soupçons de du Chaillu furent éveillés par la ponctualité avec laquelle on lui envoyait un repas tout préparé. Ayant été, à l’avance, avisé de cette coutume du pays, il refusa de toucher aux aliments qui lui étaient servis.

Après avoir quitté le village de Mayolo, situé à quarante milles (soixante-quatre kilomètres) est-sud-est du village d’Olinda, capitale des Achira, il marcha presque directement du côté de l’est, en traversant le pays des Apono, où les indigènes lui suscitèrent mille embarras, c1aignant l’invasion de la petite vérole. Ils mirent même une fois le feu à une forêt pour empêcher sa marche. Aux Apono succèdent les Ichago, population bienveillante qui excelle à fabriquer des vêtements avec l’épiderme des feuilles de palmier.

Là du Chaillu rencontra une tribu errante de nègres singulièrement remarquables par la petitesse de leur taille ; ils ne travaillent jamais, mènent une vie vagabonde, séjournent peu de temps à la même place, et semblent constituer un type inférieur des êtres humains. Ils prennent du gibier dans des piéges et l’échangent contre d’autres objets dans la tribu où ils résident. Leur peau présente une légère coloration brune ; quoiqu’ils soient d’une très-petite stature, ils sont bien conformés et généralement velus sur une grande partie du corps. Leurs cheveux sont plus courts que ceux des nègres de cette contrée. Les femmes, dont du Chaillu a mesuré quelques-unes, ont de quatre pieds à quatre pieds cinq pouces.

En quittant les Apono, il entra sur le territoire des Achango. À mesure qu’il s’avançait, il trouvait le pays plus montagneux et plus difficile. La route était un étroit sentier à travers l’épaisseur de la forêt ; l’escorte du voyageur était obligée de marcher sur une seule file, franchissant les collines et les vallées, les rochers et les arbres abattus qui barraient le chemin. Au village de Mongo, dans l’Achango, à deux cent soixante-cinq milles (quatre cent vingt-six kilomètres) par la route, de l’embouchure du Fernan Vaz, l’anéroïde donna une altitude de 2 472 pieds (753 mètres). En avant apparaissaient par intervalles les sommets d’une chaîne plus élevée ; mais jusque-là il n’y a pas de plateau : tout est montée et descente. Le ciel, à cette altitude, était généralement obscurci par des nuages, et une légère vapeur grise voilait le sommet des collines boisées. Il n’y a pas, à proprement parler, de saison sèche dans cette région accidentée, où il pleut plus ou moins pendant toute l’année. La plus grande pluie que du Chaillu ait observée a été de six pouces et demi (0m,165) en vingt-quatre heures. Les Achango se montrèrent bienveillants et hospitaliers, bien que ce soit une peuplade belliqueuse. Leurs villages, assez considérables, — il y en a de trois cents huttes, — sont éloignés les uns des autres et communiquent entre eux par des sentiers dans les forêts.

Le voyage semblait devoir se poursuivre heureusement, lorsque du Chaillu fut retenu pendant plusieurs jours au village de Mouaou Kombo, à quatre cent quarante milles (sept cent huit kilomètres) du rio Fernan Vaz, par le chef de la tribu, qui lui apprit qu’une peuplade, placée sur sa route, était dans l’intention de s’opposer à son passage. Peu après arrivaient au village quatre envoyés de cette peuplade, et le chef Mouaou Kombo donna aux hommes de la suite du voyageur le conseil d’effrayer ces émissaires en tirant des coups de feu. Un des indigènes fut accidentellement atteint et tué sur le coup. Les naturels s’enfuirent dans tous les sens. Jugeant la position grave, du Chaillu chercha à les ramener et à les apaiser en leur offrant le prix de vingt hommes. Ces négociations auraient peut-être favorablement abouti, si la balle, qui avait fait une première victime, n’en eût fait une seconde en pénétrant à travers les parois d’une hutte ; la seconde victime se trouvait être la sœur de celui des indigènes qui s’était montré le plus disposé à entrer en accommodement. Le tambour de guerre retentit de tous côtés ; les voyageurs durent opérer à travers le village une retraite dans laquelle fut abandonnée la partie la plus précieuse des bagages. Autour d’eux volait une grêle de flèches. Du Chaillu et l’un des siens furent blessés. Une fois arrivés dans les sentiers de la forêt, les hommes de son escorte, pris de panique, jetèrent tout ce qu’ils portaient pour fuir plus rapidement. Du Chaillu, qui tenait l’arrière-garde avec celui qui avait été cause de l’accident, eut la douleur de voir ses instruments, ses collections, ses photographies, ses cahiers de notes, joncher le terrain et perdus sans ressources. Dans cette partie de la fuite il reçut une seconde blessure faite par une flèche empoisonnée, qui porta heureusement sur la ceinture de son revolver. Après ces événements et diverses autres péripéties, l’expédition regagnait, à la fin du mois de septembre, le rio Fernan Vaz.


III


Un des projets de du Chaillu, si sa pointe vers le Tanganîka ne devait pas réussir, avait été de se tourner vers le nord-est pour aller gagner l’équateur dans la direction du haut bassin du Nil, pensant avec raison qu’une exploration faite sur cette ligne, qui pourrait aller rejoindre les reconnaissances du fleuve Blanc en coupant obliquement les affluents supérieurs du grand fleuve, conduirait nécessairement à des découvertes considérables. La pensée était bonne et digne de tenter un explorateur dévoué ; pourquoi du Chaillu paraît-il l’avoir complétement oubliée après son retour forcé de l’Ogovaï ? Mais voici qu’elle se représente d’une manière plus sérieuse et probablement plus ferme, chez un homme qu’une vocation décidée pousse à son tour vers la gloire périlleuse des explorateurs. M. Le Saint, un homme jeune encore, plein de feu et d’énergie, que la carrière militaire, où il a conquis le rang de sous-officier, a préparé aux épreuves de la vie de voyageur, veut remonter le Nil jusqu’au-dessus de Kartoum, et probablement au confluent du Bahr el-Ghazal ; et de là se jetant vers le sud-ouest dans la direction du Gabon, s’enfoncer résolument dans la région que l’expédition des dames Tinné a explorée à demi à travers tant de tribulations.

Le projet est hardi, et semé de dangers ; mais, après tout, il n’est ni plus audacieux ni plus dangereux que bien d’autres entreprises analogues qui ont réussi, — réussi en partie à cause de leur hardiesse même.

Lorsque Barth, le grand explorateur, conçut la pensée de se jeter seul dans le Soudan occidental jusqu’à Timbouktou, et de faire connaître a l’Europe une région jusque-là fermée aux Européens, il affrontait des périls aussi grands que ceux que veut braver M. Le Saint, et cependant il est arrivé. Comme Barth dans ce voyage de Timbouktou, M. Le Saint est seul : c’est peut-être une chance de plus pour la réussite. Dans de pareilles entreprises, il y a souvent plus d’avenir pour une aventure, quand celui qui la tente est fort et résolu, que pour une expédition nombreuse et préparée à grands frais, telle que l’expédition princière des dames Tinné, ou bien encore celle où vient de périr si déplorablement le regrettable baron de Decken. Burkhardt aussi était seul ; et Mungo Park, et Hornemann, et tant d’autres grands voyageurs qui ont forcé l’entrée de l’Afrique dans toutes les directions, étaient seuls. M. Le Saint, qui s’est adressé à la Société de Géographie de Paris, au mois de janvier dernier, pour lui demander des instructions, est d’ailleurs en excellentes mains. M. Antoine d’Abbadie, l’illustre explorateur, s’est chargé de compléter l’éducation du voyageur ; car une pareille traversée qui ne serait pas jalonnée de bonnes observations astronomiques et physiques, perdrait la plus belle partie de ses résultats.


IV


M. Le Saint, notre futur explorateur de l’Afrique équatoriale, — nous aimons à le saluer de ce titre, — fait songer à M. Gerhard Rohlf qui parcourt en ce moment le nord de l’Afrique. Il y a entre eux plus d’une analogie. Jeunes tous les deux et pleins de la même ardeur, tous deux sortent des rangs de notre armée d’Afrique[3], et se sont sentis entraînés par le même enthousiasme vers la carrière aventureuse des explorateurs. Le premier plan de M. Rohlf, il y a cinq ans, avait été d’accomplir le voyage d’Alger à Timbouktou par le désert. Familiarisé avec la langue et les habitudes arabes au point de tromper les Bedouins eux-mêmes, il a essayé à deux reprises de réaliser ce voyage hasardeux ; et si des obstacles plus forts que sa volonté l’ont arrêté à mi-chemin, il reste au moins de sa tentative un itinéraire plein de faits nouveaux, et d’un grand intérêt géographique sur le massif occidental de l’Atlas et le Sahara marocain, c’est-à-dire sur des parties de l’Afrique où jusqu’à présent aucun voyageur n’avait pénétré. Retourné en Afrique au commencement de l’année dernière, le voyageur avait cette fois en vue deux buts également importants pour la géographie et l’ethnographie africaines, et vers lesquels il devait se diriger selon les circonstances : ou les montagnes encore inexplorées d’Ahaggar, centre principal de la belliqueuse population des Touareg au sud de notre Sahara algérien, ou la contrée des Tibboû, à l’est du Fezzan et au sud du Barkah, également vierge d’explorations européennes. Une première tentative sur l’Ahaggar a été arrêtée par l’état de guerre intestine où le voyageur a trouvé les tribus ; il s’est replié sur Mourzouk, dans le Fezzan, où il attendait, aux dernières nouvelles, une caravane à laquelle il pût se joindre pour s’avancer dans le sud ou pénétrer directement à l’est. M. Rohlf, d’après les informations qu’on lui apportait de l’intérieur, ne désespérait même pas d’arriver au Ouadâi, cette contrée fatale du Soudan oriental dont le nom évoque deux souvenirs funèbres, Vogel et Beurmann.

S’il ne faut pour réussir que de la persévérance et du dévouement, M. Rohlf doit réussir.


V


Quelles explorations, quels travaux avons-nous encore à mentionner ?

Nous avons parlé, dans une de nos dernières Revues, de l’expédition organisée par M. le duc de Luynes pour l’étude physique et archéologique de la Palestine et de la Syrie. Déjà quelques résultats, et des résultats d’une importance considérable, en ont été publiés. La Terre-Sainte a cela de commun avec la Bible, qui nous en raconte l’antique histoire : chaque fois qu’on y revient, on y trouve une page nouvelle. Après tant de voyageurs qui depuis quatre cents ans — pour ne pas remonter plus haut — ont foulé cette terre consacrée ; après tant de pieux pèlerins et de curieux investigateurs qui l’ont sillonnée, étudiée, fouillée dans tous les sens et dans ses moindres replis, on est étonné d’y trouver matière à de nouvelles recherches, à de nouvelles et grandes découvertes. C’est que la science grandit chaque jour, et avec elle l’observation. C’est comme un sens nouveau qui s’est développé chez les explorateurs, avec un degré d’acuité, de pénétration, et tout à la fois une faculté d’analyse et de synthèse qu’on soupçonnait à peine avant eux. On voit plus profond, plus loin et plus juste. Il n’y a pas trente ans qu’un savant américain, Edward Robinson, par une vue aussi simple que vraie appliquée à l’étude de la nomenclature historique, a placé sur une nouvelle base et complétement renouvelé la géographie comparée de la Palestine ; et c’est précisément dans le même temps, en 1836 et 1838, qu’un naturaliste allemand, le Dr Schubert, et bientôt après un de nos compatriotes, le comte de Bertou, signalèrent pour la première fois un des faits les plus remarquables de la configuration physique de l’Asie, la profonde dépression de la mer Morte au-dessous du niveau de la Méditerranée. Des milliers de voyageurs étaient descendus de Jérusalem à Jéricho et avaient pu remarquer la pente longue et rapide qui conduit de la ville sainte à l’embouchure du Jourdain, sans soupçonner le véritable caractère de cet énorme enfoncement, sans lui donner sa vraie signification. C’est que le témoignage des sens ne suffit pas en de semblables observations. La vue matérielle de l’homme est trop bornée pour embrasser tout un ensemble de faits, en apercevoir les rapports, en déduire les conséquences. Il faut le secours des instruments. Il faut que les instruments, ces merveilleux auxiliaires de la science moderne qui ont manqué aux anciens, nous révèlent par leurs mystérieuses indications les faits cachés qui échappent à nos organes. C’est ainsi que le télescope ouvre à nos regards les profondeurs de l’espace, que le microscope nous dévoile, aux autres confins de l’infini, les mystères du monde invisible, et que la merveilleuse propriété de l’aiguille aimantée trace la route du marin à travers les solitudes de l’Océan ; c’est ainsi que le baromètre, en accusant la pression atmosphérique qui varie selon les hauteurs, nous mesure les inflexions du relief terrestre comme le ferait un fil gradué suspendu à la voûte du ciel.

C’est par le baromètre que Schubert et le comte de Bertou furent avertis de la profondeur extraordinaire à laquelle la bassin de la mer Morte s’enfonce au-dessous du niveau des mers environnantes. Mais cette nature d’observations est soumise à certaines conditions d’une vérification difficile. Le chiffre du voyageur allemand n’était qu’une première approximation ; celui de M. de Bertou, quoique entouré de nombreuses précautions, pouvait laisser place encore à des doutes légitimes, que des vérifications ultérieures n’avaient peut-être pas entièrement dissipés. Cette question de géographie physique était une de celles dont l’expédition de M. le duc de Luynes s’était proposé la solution définitive ; et grâce aux soins infinis qu’y ont apportés les deux habiles observateurs de l’expédition, M. Lartet et M. Vignes, on peut affirmer que sur ce point la science a dit son dernier mot. Et si le moindre doute avait pu subsister après cette opération minutieuse, — doute qui se serait adressé non l’habileté des observateurs, mais à la limite d’incertitude que le procédé comporte, — il aurait été dissipé par le nivellement géodésique qu’une commission d’ingénieurs anglais a conduit de la Méditerranée à Jérusalem et de Jérusalem à la mer Morte, nivellement dont le dernier terme, obtenu un an jour pour jour après la détermination barométrique de M. de Luynes, s’accorde avec celle-ci à un mètre près.

Rappelons les chiffres :

Le nivellement barométrique de M. de Bertou en 1838, avait accusé, pour la dépression de la mer Morte au-dessous de la Méditerranée 406 mètres
Une seconde série d’observations du même voyageur 419, 8.
Le Dr Russegger, à la fin de 1838 436
Un nivellement du capitaine Symonds, de la marine anglaise, en 1841 400
Le nivellement barométrique du duc de Luynes, en mars 1864 392
Le nivellement géodésique de la commission anglaise, conduite par le capitaine Wilson, du corps des ingénieurs, en mars 1865 393

C’est ce dernier chiffre, 393 mètres, que l’on doit regarder comme l’expression certaine et définitive de l’enfoncement de la mer Morte au-dessous du niveau commun des mers du globe.

Sur la nature et les particularités de la mer Morte, que les anciens avaient nommée lac Asphaltite ou mer de Bitume, les mémoires de MM. Vignes et Lartet, précurseurs de la publication générale de l’expédition de Luynes, donnent des renseignements pleins d’intérêt. L’aspect aride du profond bassin où cette mer est encaissée justifie bien, ainsi que la nature de ses eaux, le nom de mer Morte qu’elle avait déjà reçu des Grecs et des Romains. La vie s’éteint à son approche. Les eaux courantes qui descendent des hauteurs nourrissent des poissons et des coquillages, les uns et les autres meurent dès qu’on les plonge dans les eaux du lac. « Tous nos efforts pour y trouver des êtres vivants sont restés sans résultat, dit M. Vignes. L’aspect général est d’ailleurs celui de toutes les mers. Les eaux sont limpides, mais désagréables au toucher ; elles laissent aux mains une impression huileuse, et à la longue déterminent des pustules. » La profondeur du lac est considérable ; c’est un véritable cratère. M. Vignes a trouvé 350 mètres ; des sondages antérieurs avaient déjà accusé sur certains points près de 400 mètres. Ainsi la profondeur de la mer Morte est égale à l’enfoncement de sa surface au-dessous du niveau de la Méditerranée. Cette grande profondeur ne se maintient que dans le centre et le nord, principalement aux approches de la côté orientale ; dans le sud elle n’est plus que de quelques brasses. Le fond est une vase bleue mêlée de cristaux de sel ; dans le sud, ce n’est plus que de la vase. M. Lartet a constaté que depuis les temps géologiques les eaux du lac se sont abaissées de plus de cent mètres, « diminution qui peut s’expliquer ou par une alimentation atmosphérique moins considérable, ou par une évaporation devenue plus active, et vraisemblablement par l’effet combiné de ces deux causes puissantes. »


VI


Outre les riches matériaux que l’expédition de M. de Luynes a donnés déjà à la géographie physique et à la topographie de la Palestine, elle en promet de non moins précieux pour l’archéologie. Les explorateurs ne se lassent pas de revenir à cet inépuisable champ d’études. Une nouvelle expédition anglaise, sous la direction de l’habile ingénieur, le capitaine Wilson, qui a effectué l’année dernière le nivellement de Jafa à Jérusalem et à la mer Morte, a repris depuis six mois l’exploration de la Palestine au point de vue de la géographie mathématique et astronomique, des antiquités, de l’ethnologie, des rapports de toute nature qui relient le pays dans son état actuel à ce qu’il fut dans les temps bibliques. L’entreprise est patronnée par une puissante association qui s’est constituée à Londres ; autant qu’on en peut juger par ce que l’on sait des résultats de la première campagne, cette expédition nouvelle promet d’être fructueuse. Ceux qui voudraient en suivre la marche sur les bulletins que les journaux anglais en publient de temps et autre, peuvent s’aider de la belle carte de la Palestine en huit feuilles de M. Van de Velde, dont la maison Perthes de Gotha vient de publier une nouvelle édition à un prix dont le bon marché semble incroyable quand on le compare à la valeur scientifique de la carte et à son exécution artistique. Je suis heureux de constater ici que cette puissante maison a résolu la première, pour les grandes et sérieuses publications géographiques, un problème jusque-là regardé comme insoluble : répandre à très-bon marché d’excellents ouvrages supérieurement exécutés. Il suffit de rappeler les Mittheilungen, ce précieux répertoire du mouvement géographique du monde entier, conduit par le Dr Augustus Petermann avec autant d’habileté que de science. Le succès a prouvé qu’une idée réellement utile est toujours une idée profitable.


VII


Au total, notre Revue semestrielle se résume, sauf un ou deux points, en espérances que nous réserve un avenir prochain, plus qu’en résultats déjà formulés. Sur bien des points importants, outre ceux que j’ai mentionnés, des expéditions, des travaux se préparent, en effet, ou sont en cours d’exécution. Une exploration scientifique des contrées intérieures situées au-dessus de notre établissement de Cochinchine, presque officiellement annoncée depuis quelque temps déjà, n’a pas encore eu, que je sache, de commencement d’exécution ; mais en attendant, de fréquentes et très-bonnes notices nous arrivent par le journal de la Colonie, le Courrier de Saïgon, et ces notices sont répétées par la Revue Maritime et Coloniale que publie le Ministère de la Marine, ainsi que par le Bulletin hebdomadaire du Tour du Monde. Les explorateurs que la Commission scientifique du Mexique a pu envoyer jusqu’à présent dans l’intérieur du nouvel Empire poursuivent vigoureusement leur tâche malgré la difficulté des circonstances, et font parvenir périodiquement à Paris des documents que la Commission dispose pour la publication. Des explorations privées sont en cours d’exécution dans le bassin de l’Amazone, ce fleuve immense destiné à ouvrir un jour une communication active entre l’Atlantique et les lointains territoires de la Nouvelle-Grenade et du Pérou.

Ajoutons que plusieurs livres d’un intérêt capital sont sur le point de paraître chez nous ou à l’étranger. La traduction française de l’Arabie de Palgrave se termine, en même temps que l’édition française de l’importante relation de Baker sur les contrées inconnues du haut Nil ; celle du second voyage de Livingstone au Zambézi, le grand fleuve de l’Afrique Australe a déjà paru[4]. On annonce aussi en Allemagne la prochaine apparition du voyage du docteur Bastian à travers les contrées les moins connues de l’Asie intérieure, depuis le Kambodje et les autres pays de l’Indo-Chine jusqu’en Europe par la Mongolie et le Caucase, itinéraire rempli de faits nouveaux ou peu connus, que déjà les lecteurs du Tour du Monde ont pu suivre en partie dans les attachants récits de Mme de Bourboulon édités par M. Achille Poussielgue[5]. De tels livres sont de ceux qui marquent dans la science, et qui font époque dans l’histoire de l’exploration du Globe.


VIII


Ainsi marche sans se lasser jamais la cohorte dévouée des explorateurs. Jamais de vide dans leurs rangs, jamais de ralentissement dans leurs efforts ni d’interruption dans leurs travaux. Ceux que les dangers menacent puisent dans le péril même une ardeur nouvelle ; ceux qui sont frappés ont déjà leurs successeurs. Et Dieu sait pourtant si la mort se lasse ! Les uns, comme Vogel, comme Beurmann, comme le baron de Decken, succombent au milieu de leur entreprise inachevée ; d’autres, arrivés au but, tombent épuisés à l’heure même du triomphe. C’est ainsi que Mac Doual Stuart, le pionnier intrépide qui a réussi le premier, il y a quatre ans, à force de volonté et de persévérance, à traverser d’une mer à l’autre les redoutables solitudes de l’Australie centrale, vient, jeune encore, de mourir en Angleterre ; c’est ainsi qu’Henri Barth, l’illustre explorateur de l’Afrique centrale, est mort à Berlin le 25 novembre dernier en pleine vigueur d’âge, atteint par un de ces coups foudroyants qui frappent sans avoir menacé.

Nous n’essayerons pas, après sept mois[6], de tracer une biographie du Dr Barth ; il est peu de nos lecteurs, sans doute, qui ne connaissent déjà cette vie si courte et si bien remplie[7] ; mais nous ne pouvons passer devant cette tombe sans saluer d’un dernier hommage et d’un dernier regret la mémoire d’un des hommes qui occuperont une des plus belles pages dans l’histoire géographique de notre époque, si pleine de grandes choses et de grands noms. Barth était un de ces voyageurs qu’on désespérerait de voir jamais remplacés, s’il y avait des pertes irréparables ; c’était, dans tous les cas, un de ces hommes complets qui n’apparaissent dans une carrière qu’à de rares intervalles. Aux qualités les plus élevées de l’explorateur il joignait les dons acquis du savant ; c’était un homme d’action et un homme d’étude. Il avait la volonté persévérante, la froide énergie, l’attention soutenue que rien ne peut détourner de son but ni de ses recherches ; et avec cela de rares aptitudes pour les idiomes barbares de l’Afrique, aptitudes que de fortes études de jeunesse et la complète intelligence de l’arabe avaient développées. Les cinq volumes de la relation substantielle qu’il a publiés de 1857 à 1858, n’avaient pas épuisé sa riche moisson d’observations ethnographiques. Il mettait la dernière main, lorsque la mort l’a surpris, à un travail étendu consacré aux langues du Soudan, envisagées dans leurs rapports intérieurs et dans leur relation avec le berber. Trois parties de cette œuvre remarquable ont déjà paru[8], et l’on assure que Barth a laissé pour le reste son manuscrit achevé. Il serait bien désirable aussi que l’on pût réunir en un volume les Petits Voyages que depuis son retour en Europe Barth avait pris l’habitude de faire chaque année dans quelque partie intéressante et peu connue de l’Asie musulmane et de la Turquie d’Europe. Ces courses sont elles-mêmes des matériaux d’une haute valeur pour la topographie, l’ethnographie et la géographie comparée.

VIVIEN DE SAINT-MARTIN.

10 juin 1866.


FIN DU TREIZIÈME VOLUME.
  1. Au XIVe vol. du journal de la Société de Géographie de Londres, 1844.
  2. Le lieutenant Christopher écrit Bardèrh, et la met à 20 milles au-dessus de Mansor.
  3. Gerhard Rohlf, Allemand d’origine, a servi dans la légion étrangère.
  4. Les relations de Palgrave et de Baker, que celle de Livingstone a précédées, vont paraître à la librairie Hachette, qui depuis plusieurs années a pris l’honorable initiative de donner à la littérature scientifique de la France, par des traductions dues aux plumes les plus autorisées, toutes les relations marquantes qui se publient à l’étranger.
  5. La relation du voyage en Chine et en Mongolie de M. de Bourboulon, ministre de France, et de sa compagne dévouée, Mme de Bourboulon, dont les amis pleurent encore la fin prématurée, vient d’être réunie en un volume. Ce voyage est de ceux que les amis d’une instruction aimable veulent conserver sur leurs rayons, à côté des piquants récits du spirituel auteur de Seize mille lieues à travers l’Asie et l’Océanie, M. Henri Russell-Killough (2 volumes), livre que nous nous reprochons de ne pas avoir signalé autant qu’il le mérite à l’attention de nos lecteurs ; mais il aura bien su faire son chemin sans nous.
  6. Barth était atteint d’apoplexie foudroyante au moment même où nous achevions, sans avoir reçu encore la triste nouvelle, notre dernière Revue semestrielle du Tour du Monde. Barth était dans sa quarante-cinquième année.
  7. Nous en avons rappelé les circonstances principales dans la Nécrologie du dernier volume (4e année) de notre Année géographique.
  8. Collection of Vocabularies of Central-African languages, compiled and analyzed by H. Barth. Gotha, Perthes, 1862-63-66. grand-in 8o. Il y a un texte allemand et un texte anglais simultanés, pour accompagner les deux textes de la grande relation.