Revue du Pays de Caux N°5 novembre 1903/IV

L’UNION LATINE



L’an passé, lorsque notre éminent ambassadeur aux États-Unis, M. Jules Cambon, quitta son poste pour venir représenter notre république auprès du roi d’Espagne, les notabilités de New-York lui offrirent, avant son départ, un énorme banquet au cours duquel débordèrent simultanément le champagne français et l’éloquence yankee, aussi pétillants, mousseux et tapageurs l’un que l’autre.

Un orateur — on le dit officiel, mais ce caractère, là-bas, ne gêne guère les mouvements de ceux qui en sont investis — proposa, au milieu de l’enthousiasme général, de boire à la conclusion future d’un « empire républicain latin » qui unirait la France, l’Italie et l’Espagne. M. Cambon fut sans doute un peu ahuri au fond de lui-même, en entendant formuler ce vœu bizarre. Sans parler du roi d’Italie dont le renversement préalable serait nécessaire pour le réaliser, il faudrait encore chasser le roi Alphonse xiii auquel précisément l’hôte de la soirée devait, peu de semaines après, présenter ses lettres de créance. Mais l’orateur ne s’embarrassait point pour si peu. Il n’avait pas songé, non plus, que de cet « empire républicain latin » nulle bonne raison ne permettrait d’exclure les républiques latines du nouveau-monde… et la doctrine de Monroë, alors ? que dirait-elle ?

L’idée d’un empire latin, républicain ou non, ou pour mieux dire, d’une union latine entre les trois puissances méditerranéennes, n’est pas neuve. Elle a été maintes fois mise en avant ; elle a séduit de bons esprits ; elle a été défendue avec ardeur par des apôtres zélés ; rien d’étonnant à ce qu’elle se soit offerte à l’esprit d’un dîneur transatlantique, en cette circonstance spéciale.

Cela ne fait pas qu’elle soit plus réalisable ni surtout plus désirable.

Elle ne l’est pas, premièrement, au point de vue commercial. On parle parfois d’union du « commerce latin ». Qu’est-ce que c’est que cela ? C’est évidemment une union douanière, une sorte de Zollverein dont la France, l’Italie et l’Espagne fourniraient les éléments. Or, les trois pays ne produisent pas leur consommation c’est à dire que, tant pour la nature que pour la quantité des échanges, ils sont tributaires d’ailleurs. Localisés sur un coin, privilégié mais très restreint, de la planète, ils ne sauraient se suffire à eux mêmes. À peine l’empire britannique le pourrait-il, cet empire dont les territoires sont répandus sur toute la surface du globe et présentent les conditions climatériques et autres les plus variées. C’est précisément l’œuvre à laquelle travaille M. Chamberlain, et ses concitoyens sont d’accord pour admettre qu’une telle union douanière impliquerait une diminution certaine des gains commerciaux ; la question est de savoir si cette perte ne serait pas compensée par d’autres avantages ; mais il est trop évident que nulle nation, même avec ses dépendances coloniales — non plus que nulle région ne peuvent prospérer aujourd’hui, enfermées dans la muraille de Chine d’un protectionnisme absolu. La France, l’Italie, l’Espagne forment précisément une région géographique et économique distincte. Prenez le planisphère ; teintez de couleur uniforme les portions dites latines et cherchez à réunir entre eux par des lignes de navigation les ports principaux ; vous verrez, qu’en somme, toutes les grandes routes fréquentées, tous les débouchés naturels, tous les entrepôts et les marchés habituels demeureront en dehors de vos tracés. Rien n’indique mieux à quel point le commerce, en se latinisant, s’étiolerait et dégénérerait.

La décadence mentale ne serait pas moindre si l’union latine ne devait constituer qu’une société d’admiration mutuelle entre les trois pays qui ont donné au monde le Dante, Cervantes et Victor Hugo. Fait d’ordre et de clarté, le génie latin coordonne et organise bien mieux qu’il ne crée. D’un bout à l’autre de l’histoire, on constate que tel a été son rôle ; que, replié sur lui-même, il s’est toujours desséché et que, superposé à d’autres génies, il a pu s’épanouir en de belles floraisons. Qui niera les influences salutaires qu’ont exercée chez nous, depuis cinquante ans, l’Allemagne sur les études scientifiques et l’Angleterre sur la pédagogie. Or, qu’avons-nous fait des enseignements tirés ainsi de par delà nos frontières ? Nous en avons émondé et approprié les principes, embelli et clarifié les aspects. Grâce aux méthodes Allemandes, nos savants ont apporté dans leurs travaux la scrupuleuse exactitude qui, jusque-là, leur faisait souvent défaut ; grâce à l’éducation anglaise, nos écoliers ont mené une existence plus saine et plus normale en même temps que la formation du caractère et l’accoutumance à la liberté ont conquis l’attention des pédagogues, trop exclusivement captivés auparavant par le seul souci du développement cérébral. Faut-il rappeler d’autre part combien les États-Unis ont agi sur nous au point de vue du sens des affaires, de l’esprit pratique, de l’habitude de la nouveauté et de l’initiative en matière commerciale ou industrielle ? S’imagine-t-on ce que serait la France actuelle si sa pédagogie s’était inspirée des idées italiennes ou son mercantilisme des habitudes espagnoles. En religion, en art, en toutes choses le contact des peuples non latins nous a été plus qu’utile et, certainement, l’exclusivisme intellectuel entre latins nous serait plus préjudiciable encore que l’union douanière.

Il va de soi qu’au point de vue politique et militaire un tel groupement n’aurait aucun sens. Si les marines de l’Espagne et de l’Italie répondaient à la configuration essentiellement maritime des deux péninsules et que, par ailleurs, la France fut absolument résolue à ne plus poursuivre qu’une politique océanienne, elle pourrait trouver avantageux de joindre ses navires aux flottes de ses deux sœurs ; encore peut-on se demander de quel secours ces flottes lui seraient en Indo-Chine ou à Madagascar ? Mais l’Italie ne se trouvera pas de longtemps, en mesure de construire un nombre suffisant de croiseurs et de cuirassés et ce qui restait de la puissance navale de l’Espagne a péri à Cuba et aux Philippines. De toutes façons, la France a plus d’intérêt à s’appuyer dans le Pacifique sur les escadres russes et à vivre en bons termes, sur toute la surface du globe, avec les escadres anglo-saxonnes… Une alliance défensive aurait encore moins de raison d’être ; les trois puissances ont-elles donc les mêmes adversaires et sont-elles exposées aux mêmes dangers ?

Pourquoi chercher midi à quatorze heures ? La formule à laquelle nous sommes parvenus est excellente ; il n’y a pas lieu d’y rien changer. Rétablir notre ancienne amitié avec l’Italie, resserrer notre amitié présente avec l’Espagne, rien de tout cela n’implique de protectionnisme latin, moral ou matériel, et n’entrave notre liberté au-delà des bornes raisonnables.

Après cela, on continuera, sans doute, de broder sur ce thème de l’union latine, surtout dans les discours d’après-dîner, parce qu’il n’en est pas qui soit plus attrayant et soulève plus sûrement les applaudissements de gens satisfaits. L’inconvénient sera minime si l’action ne suit pas le geste.


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