Revue du Pays de Caux N°5 novembre 1903/III

LA RICHESSE ITALIENNE



Pourquoi les Italiens recherchent-ils de la sorte notre amitié ? se demande le bon bourgeois français, peu au courant de l’histoire contemporaine de son pays — et moins encore de celle des pays voisins. Et invariablement il se répond à lui-même, en fronçant le sourcil : ils veulent nous coller un emprunt, c’est clair.

Veulent-ils vraiment nous « coller » un emprunt ; eh mais ! il ne serait pas déjà si mauvais leur emprunt, et ce ne serait pas vilain de leur part de nous le réserver, attendu qu’il se trouve d’autres souscripteurs tout prêts à le couvrir. Voilà le fait duquel nous ne sommes pas encore convaincus. On en a tant dit sur la pauvreté de l’Italie, on a tant de fois raconté les misères d’en bas et celles d’en haut : les grandes familles vendant les portraits de leurs ancêtres et les objets d’art de leurs palais, les ouvriers vivant de pois chiches, les quartiers nouveaux de Rome abandonnés avant d’avoir été achevés, les faillites retentissantes, les ruines lamentables — que la notion d’une Italie prospère n’arrive pas à pénétrer dans nos cerveaux. Nous considérons toujours les fonds italiens comme des valeurs de spéculation et nullement comme des placements de « père de famille » et la permanence de la hausse n’a point raison de nos arrière-pensées méfiantes.

La situation financière en face de laquelle se trouva le nouveau royaume dès sa constitution et avant même l’annexion de Rome, n’était pas brillante. En 1859, on a calculé qu’en additionnant les différents budgets des états indépendants de la péninsule, on arrivait à un déficit de 50 millions et à une dette totale de 2 milliards. Or, en 1863, au lendemain des annexions, le déficit du royaume d’Italie montait à 350 millions et la dette à 4 milliards ; autrement dit la dette avait doublé et le déficit était devenu sept fois ce qu’il était auparavant. Voilà ce que coûtait l’unité. Il convient de mettre en regard ce qu’elle rapporte. Depuis 1897, les budgets annuels qui se soldaient en déficits se sont liquidés par des excédents atteignant jusqu’à 60 millions par an ; celui de 1900-1901 apporte 41 millions et celui de 1901-1902, 32 millions d’excédents. « Pour les cinq dernières années, l’excédent total des recettes sur les dépenses a été de 212 millions avec lesquels il a été éteint pour 24 millions de dettes, construit pour 95 millions de voies ferrées, payé les frais de l’expédition de Chine et laissé près de 93 millions à la disposition du trésor ». Ainsi s’exprime M. des Essars dans la préface qu’il a écrite pour le dernier et intéressant ouvrage de M. Edmond Théry, sur la situation économique et financière de l’Italie. Dans cet ouvrage, l’éminent directeur de l’Économiste Européen passe en revue les différentes sources de la fortune publique et les multiples manifestations de l’activité patronale ; sans s’exagérer le moins du monde la portée de certains chiffres, il trace un tableau très précis de la prospérité à laquelle l’Italie est parvenue ; ce tableau est digne d’être médité parce qu’il donne une singulière valeur à l’amitié que l’Italie nous offre. Dans le monde, les particuliers qui s’enrichissent sont, en général, d’autant moins prompts à témoigner de bons sentiments à ceux qui les ont aidés en des temps moins heureux ; il en va de même entre nations. Sans doute, l’Italie s’est convaincue qu’il était de son intérêt d’entretenir d’amicales relations avec sa voisine ; elle a reçu, à cet égard, une sérieuse leçon de choses. Lorsque Crispi prit le pouvoir, la situation financière était fort obérée. M. Deprétis avait accru encore la dette et augmenté les impôts. Son successeur voulut rompre les rapports commerciaux avec la France ; le traité existant ayant été dénoncé, le commerce général de l’Italie qui atteignait 2.607.000.000 en 1887, tomba l’année suivante à 2.066.000.000, c’est-à-dire qu’il perdit près de 550 millions. C’est beaucoup assurément, mais cela ne ressemble point cependant à l’espèce d’effondrement auquel nous avions ajouté foi de ce côté-ci de la frontière. Si les exportations d’Italie en France qui étaient de 498.980 francs en 1887 baissèrent les années suivantes jusqu’à 136.389 francs, dans le même temps, les exportations italiennes en Angleterre, en Allemagne, en Suisse, aux États-Unis, passèrent respectivement de 79 — 115 — 100 — et 35 millions de francs à 151 — 235 — 204 — et 139 millions de francs. Cela suffit à faire comprendre que l’Italie a pu se passer de nous, comme nous avons pu nous passer d’elle ; s’étant ouvert ces nouveaux débouchés, elle n’a pas, le jour où elle revient à nous, à montrer une mine repentante et à crier merci.

Si l’on pousse plus avant l’examen des statistiques du commerce extérieur, on s’aperçoit que le déficit des récoltes, bien qu’amoindri, demeure considérable ; pour son alimentation, l’Italie restera évidemment tributaire des autres pays. Par contre, la valeur croissante des importations de matières premières indique le développement certain de l’industrie nationale. Quant aux exportations de matières premières et surtout de produits travaillés, elles ont passé de 170 et de 551 millions en 1895, à 242 et 867 millions en 1902 : autre signe évident de prospérité.

Mais, si l’on veut se rendre compte de ce que l’avenir réserve à la péninsule, il faut la considérer sur la carte ; sa richesse certaine s’y inscrit en traits significatifs ; la force motrice par excellence, puisqu’elle produit l’électricité, y est emmagasinée en quantités incroyables ; le réservoir hydraulique des Alpes est si complet, si bien disposé, celui des Apennins partage si également le territoire que nul pays au monde ne pourra, plus tard, disposer de pareilles ressources industrielles ; d’autre part, la prodigieuse étendue de son littoral destine l’Italie à voir la navigation (cabotage et long cours) prendre chez elle un développement nécessaire. Ce sont l’absence de capitaux suffisants et aussi le manque d’initiative des citoyens qui ont retardé la mise en valeur du pays au point de vue industriel ; elle ne pouvait se faire, d’ailleurs, avant que le progrès scientifique n’eut dompté le fluide électrique et découvert les multiples applications dont il est susceptible. Les mêmes raisons ont détourné les armateurs d’une carrière que l’accroissement du commerce lointain et de l’aisance nationale pouvait seul rendre fructueuse. Il se trouve ainsi que les deux plus grandes sources de la fortune italienne sont encore presque intactes ; la mer et les fleuves constituent pour le pays comme d’énormes coffres-forts bien remplis — à la différence de celui de la fameuse Thérèse. La pénurie actuelle de capitaux est trop forte pour être momentanée ; les Italiens ne trouvent pas chez eux l’argent nécessaire pour les mises de fonds qui s’imposent ; mais, avant longtemps, les capitalistes étrangers prenant confiance dirigeront sur l’Italie leur Pactole et y accompliront ce que les habitants ne peuvent réaliser d’eux-mêmes.

À l’aide de ce qu’on appelle l’annuité successorale, c’est-à-dire le montant des valeurs mobilières et immobilières héritées au cours d’une année, montant que l’on multiplie ensuite par 35 ou 36, chiffre moyen de la durée d’une génération humaine — M. Théry a évalué la fortune privée des Italiens ; celle de la France, établie d’après les mêmes données, s’élèverait à 205 milliards, soit 7.876 francs par tête d’habitant ; en Italie le total ne dépasserait pas 51 milliards 1/2 ce qui réduirait la part de chacun à 1.716 francs. Mais il ne faut point perdre de vue que le sol français, déjà très peuplé, n’a qu’une densité de population de 72 habitants par kilomètre carré, alors que la densité italienne est de 113, et qu’elle atteint même en Campanie, le chiffre colossal de 189. L’Italie est surpeuplée ! et l’augmentation de la population dépasse 7 % ; ce chiffre, l’un des plus élevés de l’Europe, ne s’est guère modifié entre 1861 et 1901. Rien d’étonnant par conséquent à ce que les pouvoirs publics ne cherchent point à enrayer l’émigration mais, tout au contraire, l’encouragent et la régularisent. L’émigration permanente atteint 251.000, c’est-à-dire qu’elle est encore très inférieure à l’excédent annuel des naissances sur les décès, lequel s’inscrit à 350.000 (en France, dans les années les plus peuplées, il n’a été que de 72.000). Il existe aussi une émigration temporaire de travailleurs, terrassiers et autres, qui sortent chaque année, au nombre de 281.000 pour une période de plusieurs mois. Ceux-là dépensent en Italie l’argent gagné au dehors. Quand aux émigrés définitifs, étant en général peu fortunés, ils ne créent point au commerce de la métropole des débouchés bien prospères ; mais ils forment au loin des colonies nombreuses et compactes et servent quand même l’intérêt du pays, répandant sa langue et — lorsqu’ils ne s’adonnent pas au couteau, volontiers rapide dans leurs doigts irascibles — faisant aimer son nom. Ce serait une grande erreur de voir dans l’émigration italienne un appauvrissement ; c’est pour l’Italie présente un soulagement nécessaire — pour l’Italie future un enrichissement assuré.

En attendant, elle est parvenue à force de sagesse à refaire sa situation financière avec les éléments encore insuffisants dont elle disposait. L’année 1902, ainsi que le faisait remarquer la Nuova Antologia sous la plume d’un ancien ministre, M. Maggiorino Ferraris, aura brillé à cet égard d’un éclat particulier. Sur le marché de Paris, la rente italienne a, pour la première fois, atteint le cours de 100 francs et, chose plus précieuse, s’y est maintenue depuis lors ; en même temps l’agio sur l’or a disparu ; enfin les budgets ont réalisé leur équilibre. Voilà trois faits qu’il est bon de méditer. Ils renferment pour nous une double morale ; d’abord ils nous certifient que l’amitié de l’Italie est devenue fort avantageuse et ensuite ils nous renseignent sur les moyens de liquider une situation obérée. Quand on se rappelle les difficultés économiques et financières devant lesquelles se trouvèrent nos voisins au lendemain de la prise de Rome ou du désastre d’Adoua, on est à juste titre surpris de constater qu’ils se sont si vite et si bien soustraits aux conséquences de ces difficultés ; le fait qu’ils y soient parvenus, en dehors de circonstances exceptionnellement favorables, est encourageant pour la politique de modération et d’économie bien entendues qui doit être aujourd’hui celle de tous les hommes d’état vraiment dignes de ce nom.


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