Revue du Pays de Caux N°2 Mars 1903/Texte entier

Revue du Pays de Caux

paraissant 6 fois par an

publiée sous la direction

de

Pierre de COUBERTIN



deuxième année



SOMMAIRE DU No 2

(Mars 1903)

NOTRE ALLIÉE



Aujourd’hui, selon la promesse faite à nos lecteurs, nous tenterons d’esquisser la silhouette du grand empire Moscovite. Il n’est pas bon de le faire sans avoir dit, très clairement, sous quel angle nous envisageons l’alliance qui unit à cet empire la République Française. On doit craindre, en effet, tout malentendu sur un sujet si délicat et la franchise la plus absolue est le meilleur moyen d’y obvier.

Au rebours de la jument de Roland qui avait un défaut capital, celui d’être morte, l’alliance Franco-Russe jouit d’une qualité prédominante : c’est qu’elle est vivante est bien vivante. Vouloir l’affaiblir serait déraisonnable de la part des Français ; vouloir la détruire serait criminel. Quel crédit conserverait, dans le monde, la parole de la France si notre pays repoussait tout à coup la main qui s’est tendue en réponse à son geste d’amitié et s’est posée naguère, loyalement, dans la sienne ? Il n’y aurait plus de politique possible pour nous, en dehors de la politique d’isolement.

Et l’isolement, même pratiqué par le grand homme de Birmingham, est rarement « splendide ».

Cela ne vous empêche pas de regretter en votre for intérieur, si tel est votre bon plaisir, le système d’alliances qui aurait eu vos préférences. De très bons esprits se sont rencontrés pour proclamer que celui-là n’était ni le plus brillant ni le plus avantageux auquel la République pût recourir ; c’est peut-être vrai. Les historiens, plus tard, discuteront à loisir sur ce point. En attendant, un fait domine la situation et limite, par conséquent, nos critiques ; l’alliance existe ; œuvre difficile et lente, elle a été scellée de bonne foi et à bon escient ; il faudrait être insensé pour travailler à la briser.

Lorsqu’on est l’associé de quelqu’un, on s’abstient, en général, de le débiner parce qu’on risque, en le débinant, de se nuire à soi-même. C’est là du simple bon sens et de l’ordinaire prudence. Nous n’avons, d’ailleurs, aucun motif de marchander à nos alliés le juste tribut d’admiration qu’ils méritent sous bien des rapports. Mais le contrat d’association qui lie deux grands peuples ne doit pas être non plus un bandeau noir jeté au profit de l’un sur les yeux de l’autre.

Il ne faut pas débiner son associé ; il ne faut pas davantage s’aveugler sur ses mérites. Sans doute la mesure est malaisée à garder en cela comme en bien d’autres choses ; nos concitoyens parviennent difficilement à s’y tenir. Quelques-uns sont de secrets Russophobes très hargneux ; la majorité se compose de béats Russomanes, très épanouis. Les premiers formulent au fond d’eux-mêmes des jugements ténébreux et injustes ; les seconds répandent au hasard, sur toutes les institutions Moscovites, sans distinction, les fleurs faciles de leur enthousiasme.

Nous prétendons examiner sans arrière-pensée l’état de l’empire Russe, le juger sans passion, le critiquer sans déloyauté. C’est là l’objet des articles contenus dans le présent numéro. Laissant aux manuels de géographie économique, que chacun peut aisément consulter, le soin de renseigner le lecteur sur les richesses de la Russie et sur la mise en valeur progressive de ses immenses domaines, nous donnerons d’abord un bref résumé de son histoire, peu connue parce qu’on l’enseigne par bribes et jamais d’un seul morceau ; nous examinerons ensuite le problème central qui, à notre sens, domine la situation présente de l’empire : problème que les écrivains Français analyseraient très aisément s’ils s’étaient accoutumés à juger plus librement des choses de la Russie. Mais dès qu’il s’agit de ces choses, leur plume semble saisie d’une sorte de respect craintif.

Nous n’éprouvons rien d’analogue. L’empereur de Russie et le Président de la République Française sont, à nos yeux, deux chefs d’État de rang égal dont l’un porte dans les cérémonies un manteau d’hermine sur son uniforme et l’autre un simple ruban rouge sous son habit ; ils sont, l’un le représentant consacré, l’autre le mandataire légal de deux des plus grands peuples du monde. De ces deux peuples, l’un a présentement des domaines plus étendus et une puissance militaire plus nombreuse ; l’autre a, par contre, un passé bien plus long et plus éclatant, et, partant, une puissance morale bien supérieure.

Dans les effusions qui ont suivi la conclusion de l’alliance Franco-Russe, la dignité nationale a eu à souffrir de quelques entorses. Je crois bien qu’il s’est trouvé un ministre ou même un président du Sénat, assez peu soucieux de cette dignité, pour oser parler du « respect » qu’éprouvait le gouvernement Français pour la Russie ou de la « fierté » avec laquelle nous avions vu le Tsar écouter, tête nue, le chant de la Marseillaise. Voilà un langage de laquais.

On peut parler librement de notre alliée sans manquer en rien aux serments échangés, ni aux devoirs d’une amitié loyale et fidèle. On peut, sans se départir d’une sympathie sur laquelle elle est en droit de compter, relever les mauvais côtés de son organisation ou signaler les écueils de sa politique. On peut la critiquer comme on critique un ami, avec bienveillance et de bon cœur.

C’est ce que nous voulons faire.


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CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



Les sujets sont infiniment variés cette fois ; il s’est passé de tout partout. On a célébré le jubilé du pape et le centenaire de Quinet. Le Sultan a fait des risettes à l’Europe et Guillaume ii les gros yeux au Venezuela. Il y a eu des discussions religieuses et des discussions littéraires, des récits de voyageurs et des statistiques politiques, des grèves à Amsterdam et des jeux à Kristiania… On n’a oublié que cette pauvre madame Humbert dont la gloire est tombée dans le sixième dessous : peut-être quelque impresario avisé parviendra-t-il à l’en retirer. En attendant cette curieuse famille peut méditer à loisir sur la fragilité des choses humaines.

Sven Hedin et du Bourg.

L’explorateur Scandinave Sven Hedin n’a pas volé ses lauriers, mais la mort jalouse a volé les siens au jeune vicomte du Bourg. Sven Hedin s’était déjà, une première fois, attaqué aux plateaux neigeux du Pamir ; il avait franchi les monts Altaï et gravi jusqu’à une hauteur de 6300 mètres les pentes glacées du Monstagata. Plus tard il a exploré le sud-est du Pamir, l’effrayant désert de Takla-Makane et reprenant l’itinéraire suivi il y a six siècles par le fameux Marco Polo, il a gagné Pékin en traversant des solitudes au milieu desquelles gisaient, à demi enfouies dans les sables, de mystérieuses cités, dont les ruines réservent aux savants de 1950 plus d’une décevante énigme et d’une heureuse découverte. Sven Hedin a raconté ses voyages aux sociétés savantes de l’Europe et les ovations justifiées qui ont accueilli ses communications l’ont récompensé de bien des peines. La France au contraire n’a pu que déposer une palme voilée de crêpe sur le tombeau prématuré d’un de ses derniers-nés, déjà en route pour la gloire. À trente-deux ans, renoncant à une vie facile et douce, le vicomte du Bourg de Bozas avait résolu de consacrer sa fortune et ses forces à une œuvre grandiose. Parti le 2 avril 1901 à la tête d’une mission scientifique considérable, il parcourut l’Éthiopie, dressant la carte des régions encore mal connues et recueillant de précieux échantillons de leur faune et de leur flore. Après un séjour de quelque durée à la cour de l’empereur Menelik, le 4 mars 1902, la colonne se remettait en marche vers le sud et gagnait le lac Rodolphe. Le 18 septembre, elle atteignait le Nil aux environs de l’Albert-Nyanza ; le programme primitif était accompli ; il ne restait plus à du Bourg et à ses vaillants compagnons qu’à prendre le chemin du retour. Mais une ambition nouvelle se greffa sur celles qu’ils venaient de satisfaire ; ils voulurent tenter de revenir par l’Atlantique après avoir traversé le continent dans toute sa largeur. Ils s’enfoncèrent donc dans l’épaisse obscurité du Congo Belge. La mission y perdit son chef ; affaibli par les fièvres dont il avait contracté le germe dans les parages malsains du lac Rodolphe, le vicomte du Bourg ne tarda pas à expirer ; la mort le trouva héroïque comme il l’avait été devant les souffrances ; il léguait un souvenir ineffaçable à ses camarades et un grand exemple à la « jeunesse dorée » dont il faisait partie.

Les « Réformes » Britanniques.

Ce sont des « réformes » qui coûtent cher ! Zuze un peu ! Les plus récentes confidences du ministre des finances d’Angleterre nous apprennent qu’en quinze ans, de 1888 à 1903, les dépenses militaires ont passé de 397.993.560 francs à 680.700.000 francs, soit 291.706.450 francs ou 73 % d’augmentation ; la chose se comprend jusqu’à un certain point. L’armée Anglaise était en retard sur toute la ligne ; il y avait beaucoup à faire pour la mettre au niveau des exigences modernes. Mais ce qui est digne de remarque, c’est que les dépenses navales ont augmenté dans le même espace de temps de 324.997.375 à 775.000.000 de francs, soit 450 millions de plus en 1903 qu’en 1888 et cela sans préjudice des crédits exceptionnels pour la construction de nouveaux navires ; il ne s’agit ici que des dépenses annuelles. Or, nul ne prétendra qu’en 1888, la flotte Anglaise ne fût pas au niveau des autres flottes puisqu’elle les dépassait toutes en puissance numérique et les égalait à tout le moins en qualité professionnelle. Le total actuel du budget de guerre de la Grande-Bretagne atteint donc 1.730.000.000 de francs, ce qui signifie qu’il s’est accru en quinze années de plus d’un milliard.

La question n’est pas de savoir si l’Angleterre peut supporter ces frais énormes ; elle le peut. Son crédit et sa force de résistance financières sont bien au-dessus de ce que l’on croit ; mille folies n’en viendraient point à bout. Mais l’on peut se demander si elle en a pour son argent ; assurément non. L’économie, quand elle préside à de fortes dépenses, produit des merveilles ; mais chez nos voisins, le gouvernement pas plus que le particulier n’a le sens de l’économie. Le soldat Anglais revient très cher ; le marin également. Le canon et le torpilleur de même. N’empêche que la force Anglaise ne soit largement accrue désormais.

On se préoccupe d’ailleurs, outre-Manche, d’accroître la valeur de l’homme en même temps que celle de l’arme. Lord Selborne, premier Lord de l’amirauté, c’est-à-dire ministre de la marine et pas beaucoup plus compétent que M. Pelletan, seulement ayant un amiral pour collaborateur au lieu d’un professeur de chimie — a mis sur pied un projet draconien sur la formation du futur officier ; il prend le candidat à 12 ans et lui fait subir de neuf à dix années de préparation. D’autres propositions connexes méritent d’être signalées, par exemple l’assimilation des officiers combattants aux officiers mécaniciens, ceux-ci devant avoir désormais le commandement effectif dans les chambres des machines. On se rappelle ce qu’en France pareille assimilation a fait couler d’encre protestataire !

La Sardine.

Cette aimable et frétillante personne a fait beaucoup parler d’elle ces temps-ci. Elle a tourné le dos à nos pêcheurs Bretons, leur causant de terribles dommages ; on n’est pas arrivé à connaître les mobiles de ce fâcheux caprice ; il s’est trouvé pourtant un journal sérieux pour en faire remonter l’origine au cléricalisme des populations armoricaines ; le raisonnement était long et ingénieux, développé d’ailleurs avec une charmante modération ; on n’affirmait pas, on se contentait d’indiquer. L’enseignement religieux abrutissant ceux qui le reçoivent, il ne leur est pas possible de progresser dans leur carrière et, s’ils sont pêcheurs, ils n’arrivent pas à pêcher selon les données de la science, ce qu’ils feraient assurément s’ils étaient anciens élèves d’une école laïque : et alors la sardine ne pourrait plus résister… Si quelque étranger a lu cette élucubration-là, il a dû se dire que décidément il n’y avait rien de plus bête qu’un Français quand il se met à être bête ; et c’est juste. Heureusement que nous ne nous y mettons pas tout le temps.

Les Bretons, du reste, ont été secourus avec une ardeur, on pourrait dire une véhémence, inespérée. Oserait-on prétendre que c’est la seule émotion causée par leur détresse qui a provoqué cet effort et non point le souvenir de leur énergique résistance à de récents décrets ?… Ainsi notre diable de politique se fourre partout ; elle enlève à la charité ce qu’elle a de plus noble, la spontanéité et le désintéressement, et fait dire à des gens accoutumés d’avoir de l’esprit, de colossales sottises !

Un jury mal inspiré.

Et c’est encore elle, la gueuse, qui a induit le jury de Montpellier en une erreur dont les conséquences seront longues et terribles. Pourquoi, direz-vous, de braves Montpelliérains avaient-ils à décider du sort d’une quantité d’Arabes dont ils ignoraient le langage, la religion, l’histoire et l’état d’esprit ? C’est absurde, on ne saurait le nier : c’est un de ces illogismes qu’engendre notre manie d’assimiler les colonies à la métropole et d’appliquer à des populations indigènes des lois conçues par leurs conquérants. Mais tout en faisant la part du désarroi en lequel se sont trouvés jetés les cerveaux des estimables jurés devant l’apparition de ce monde Africain à la fois si candide et si corrompu, rien n’excuse la coupable faiblesse dont ils ont fait preuve en cette circonstance. La révolte, dont le village de Margueritte avait été le théâtre, l’an passé, était bien un acte de folie sanguinaire : ceux qui y ont pris part avaient bien la volonté de tuer. L’acquittement, dont ces criminels viennent d’être l’objet, ne peut engendrer dans leur esprit que la notion de la légitimité de l’insurrection ou celle de la faiblesse Française : et peut-être les deux à la fois. L’une et l’autre sont des notions infiniment dangereuses d’où peut sortir, en ces mêmes lieux, avant qu’il soit longtemps, une tentative révolutionnaire autrement funeste, mieux préparée, plus étendue, et qui se terminera par une large effusion de sang. Pesant sera, ce jour-là, sur la conscience des anciens jurés de 1903, le souvenir de leur indulgence irréfléchie ; et peut-être se rendront-ils compte — un peu tard — qu’un verdict plus sévère eût atténué leur responsabilité de justiciers plutôt que de l’aggraver. Ils comprendront alors ce que valent ces théories humanitaires, dures aux colonisateurs jusqu’à l’absurdité, tendres aux colonisés jusqu’à la démence, dont quelques rêvasseurs de bureau ont répandu, dans les sillons de la pensée Française, le germe morbide.

La prise de Kano.

Les Anglais, gens plus pratiques, n’ont point été demander aux habitants de Kano s’il leur convenait de devenir membres de l’empire Britannique ; et si quelque Kanotien s’avise de relever demain l’étendard de l’émir qu’on vient de détrôner, soyez sûr qu’on fera passer à ses concitoyens toute envie de l’imiter. Mais, au fait, vous ne devez pas savoir ce que c’est que Kano ; cette localité n’appartenait jusqu’ici qu’à l’histoire des querelles de rois nègres. Cette capitale a été reconnue par le traité Franco-Anglais de 1898, comme appartenant à la zône d’influence Britannique. Ville énorme aux maisons basses construites en boue séchée, Kano nourrit, paraît-il, près de 100.000 habitants et ce qui en augmente singulièrement la superficie, c’est que les terres cultivées par lesdits habitants sont comprises dans l’enceinte de la ville, de façon qu’en temps de guerre, les murailles étant garnies de défenseurs, les travaux agricoles puissent se poursuivre sans interruption. Kano est un grand centre de caravanes. Les Anglais y sont entrés sans trop de difficultés grâce à l’énergie du gouverneur des établissements du Bénin qui s’était mis en tête de réaliser cette conquête malgré les instructions contraires reçues de Londres. Mais c’est toujours ainsi, dans ces marches en avant ; elles ne s’opèrent qu’à coup d’audaces. Si nos officiers n’avaient point outrepassé leurs ordres, serions-nous à Tombouctou à l’heure actuelle ?

Ménélik et le duc d’Entotto.

En des jours d’affectueuse lune de miel, S. M. Ménélik « roi des rois » d’Éthiopie, comme il s’intitule modestement, s’était avisé de fonder un duché nouveau sur le sol de son royaume et de l’attribuer à M. Lagarde, ministre de la République Française près de son auguste personne. Ainsi devint M. Lagarde, duc d’Entotto ! Mais comme vous le savez, la roche Tarpéïenne est près du Capitole. M. Lagarde, qui plaisait tant sous son premier nom cessa de plaire sous le second. Peut-être bien n’est-ce pas de sa faute. Il est de très bon ton, chez nous, de se répandre en expressions d’enthousiasme admiratif à l’égard de Ménélik ; il est beau ! il est brave, il est noble, il est généreux, il est loyal, il a toutes les vertus et c’est, en somme, le modèle des souverains chrétiens ! Nous croyons que les soldats Italiens, faits prisonniers pendant la guerre de l’Érythrée, et mutilés par respect des anciennes coutumes auxquelles on ne voulait point renoncer, ont une médiocre estime pour le « christianisme » de Ménélik ; il est trop clair que la cruauté et beaucoup d’autres vices barbares règnent encore en Éthiopie et que l’idée chrétienne n’y existe même pas. Ménélik est, en effet, un barbare, mais un barbare élégant ; c’est quelque chose. L’élégance, ou pour mieux dire le goût des élégances, peut ramener à la barbarie les natures quintessenciées par la civilisation ; mais elle en dégage à merveille les natures primitives. Ménélik et sa cour sont en bonne voie ; c’est tout ce qu’il est permis d’en dire.

Le duc d’Entotto s’étant brouillé avec Sa Majesté, on a rappelé M. Lagarde ; et on a bien fait. Il faut de toute nécessité que nous ayons là-bas un représentant qui ait « l’oreille » du souverain ; car les intérêts confiés à sa charge sont considérables. L’Éthiopie, on le sait, est séparée de la mer par une sorte de morceau de Sahara égaré dans l’est du continent africain. Le commerce s’accroissant là comme partout, il fallait bien recourir à la locomotive pour annihiler ledit désert et mettre Addis-Ababa, capitale du royaume, à portée des navires d’Europe. Seulement, pour atteindre Addis-Ababa le chemin de fer pouvait partir de Zeila, port Anglais du golfe d’Aden ou bien de Djibouti, port Français. Les interventions énergiques autant qu’habiles du gouvernement Français, ont obtenu la préférence pour Djibouti ; mais tout n’est pas fini ; la ligne n’est encore construite que jusqu’à Addis-Harrar et justement on a appris qu’au mois dernier, Ménélik avait signé une convention secrète avec l’Angleterre l’autorisant à faire passer son Grand Central Africain (du Cap au Caire) sur le territoire Éthiopien. Il s’agit de bien surveiller les menées Britanniques et de défendre énergiquement nos intérêts ; il nous faut un nouveau duc d’Entotto.

Un Belge qui ne veut plus l’être.

Vient de paraître un roman historique écrit par un auteur Belge de beaucoup de talent, M. Albert du Bois. Non seulement ce roman raconte de l’histoire, mais il vise à en préparer ; c’est un plaidoyer passablement violent en faveur du retour à la France des provinces Wallonnes de la Belgique actuelle, et pour que nul n’en ignore, M. du Bois accompagne son livre d’une petite brochure « le catéchisme du Wallon » dans lequel il expose sa thèse avec une audacieuse franchise. La Belgique n’est qu’un mot ; il n’y a pas de Belges ; ce sont des hybrides, issus de rares mariages entre Wallons et Flamands : en réalité, Flamands et Wallons peuvent s’estimer, mais ils n’ont jamais pu et ne pourront jamais s’entendre ; on les a accouplés brutalement en 1815 ; tous leurs instincts vitaux les poussent à se séparer. Écoutez la fulgurante dédicace inscrite par M. du Bois en tête de son roman. « À la Ville de Liège, pour que ses fils n’oublient jamais la date glorieuse du 28 janvier 1792, date à laquelle par 9960 voix contre 40, leurs ancêtres votèrent la réunion à la patrie — à la ville de Tournai, pour que ses fils se souviennent que le roi Charles vii avait accordé à leur ville l’honneur de composer de ses seuls citoyens la garde de la personne royale comme à la plus brave et à la plus fidèle des villes de France — à la ville de Mons, en souvenir de l’enthousiasme, de la joie, du patriotique orgueil avec lesquels Mons, la première, acclama la gloire de Jemmapes — à la ville de Charleroi et à la ville de Namur, en souvenir de l’héroïque vaillance et du farouche désespoir avec lequels elles portèrent, les premières, le deuil de Waterloo ! » — Et tout cela est vrai. Certes, Liège, Tournai, Mons, Charleroi et Namur sont des villes Françaises. Elles le furent à plusieurs reprises ; en 1830, elles faillirent le redevenir. La prospérité et le vieux prestige royal du gouvernement de la Restauration étaient le plus sûr, le seul moyen de briser à notre profit les traités oppressants de 1815 ; le ministère, si décrié depuis, du prince de Polignac y travaillait et les provinces Wallonnes, qu’on avait réunies de force à la Hollande et qui détestaient le joug Néerlandais, allaient nous revenir lorsque la stupide révolution Parisienne de 1830 ressuscita les haines et les méfiances de l’Europe contre nous et provoqua en même temps la révolte de Bruxelles. On fabriqua la Belgique et nous dûmes renoncer aux espoirs prochains ; c’était payer bien cher l’honneur d’asseoir sur un trône boiteux un prince d’occasion.

Aujourd’hui qu’on le veuille ou non, la Belgique a derrière elle un passé de soixante-treize ans et ce passé est bon. Nos voisins ont vécu et prospéré sous la direction intelligente de monarques éclairés et par la collaboration loyale et dévouée de deux races très différentes l’une de l’autre et même très opposées l’une à l’autre. Qui voudra prendre la terrible initiative de détruire, de gaîté de cœur, un si heureux équilibre ? Le citoyen Belge qui l’oserait (si même cela était possible, ce qui resterait à démontrer) assumerait là une bien lourde responsabilité ; et quant aux Français, est-il bien certain qu’ils aient intérêt à toujours étendre les frontières, jusqu’aux limites du langage ? Ne vaut-il pas mieux pour un peuple que l’on parle sa langue au-delà du poteau où cesse sa domination ?… Grave question propre à de longs débats. De cet incident retenons pour l’instant ce fait que la France compte, en Belgique, de zélés défenseurs qui savent rappeler à l’occasion, à leurs compatriotes, leurs origines ethniques. Trois millions de Belges sont de race Française ; ils peuvent le rester tout en demeurant Belges.

Le triomphe de l’État.

Dediés aux partisans des ingérences de l’État dans tous les services publics, ces renseignements topiques, extraits du rapport de M. Chapuis sur le budget des chemins de fer. Pour le réseau de l’État, le cœfficient d’exploitation, c’est-à-dire le rapport général de la dépense à la recette s’est élevé, en 1901, à plus de 75 pour 100 ; or, il est de 56 pour la Compagnie du Nord, de 53 pour le P.-L.-M., de 57 pour l’Est et de 48 pour l’Orléans. La vitesse y est inférieure à celle qu’atteignent toutes les autres compagnies ; les retards dans les horaires sont beaucoup plus fréquents ; les indemnités pour pertes ou avaries de colis beaucoup plus nombreuses ; les agents y ont, au point de vue des salaires ou des retraites, une situation très inférieure à celle que leur font les compagnies ; enfin le réseau de l’État trouve moyen de payer son charbon beaucoup plus cher que les autres réseaux et d’en faire venir de l’étranger la plus grande partie : 216.000 tonnes sur 233.900 lui arrivent d’Angleterre. Résultat : depuis 1885, les chemins de fer officiels causent au Trésor un découvert de 500 millions de francs.

Après avoir loyalement constaté ces faits, qu’il eût du reste éprouvé quelque peine à dissimuler, le génial rapporteur conclut… au rachat par l’État des compagnies de l’Ouest et du Midi sous prétexte que l’expérience n’est pas concluante. Admirez cette aberration ! Il est concevable qu’on soit partisan de l’administration des chemins de fer par l’État, mais qu’on ne vienne pas dire que l’expérience n’est pas faite ; elle est faite partout : c’est le système le plus coûteux ; reste à savoir si son infériorité pécuniaire est compensée par ses beautés morales !

Poignée de faits.

M. Mesureur, le nouveau directeur de l’Assistance Publique, qui apporte à ses fonctions, comme on pouvait le penser, toute l’ardeur, tout le zèle, toute la générosité de cœur dont il a donné les preuves au cours de sa carrière, a fait apposer sur les murailles une affiche contre l’alcoolisme ; les marchands de vin, révoltés d’une si audacieuse innovation, l’ont pris de très haut et menacé d’un procès ; mais ils n’ont pas tardé à sentir que l’opinion ne serait pas avec eux et que le sentiment public commençait à tourner. Ils sont en effet au soir de leur règne et la croisade virulente contre l’alcoolisme, avec législation draconienne à l’appui, n’est plus qu’une question de temps dans tous les pays civilisés.

La grève d’Amsterdam a réussi : les employés des chemins de fer l’avaient amorcé sous prétexte qu’on avait engagé des travailleurs n’appartenant pas à leur syndicat ; puis elle s’est étendue ; pendant deux jours, Amsterdam s’est trouvée isolée du reste du pays et la grève générale eût éclaté si les patrons n’avaient pas mis les pouces. Mais où le bon sens Néerlandais apparaît, c’est que la conséquence de ce succès a été diamétralement opposée à ce que les révolutionnaires en espéraient ; à mesurer la gravité du péril, beaucoup de socialistes ont jugé qu’ils faisaient fausse route et poursuivaient l’application d’un remède pire que le mal.

Les Norwégiens, pendant ce temps, ont pris grande joie à leur Jeux du Nord. C’est là une institution nettement Scandinave. Les Jeux du Nord sont célébrés tous les deux ans tantôt à Stockholm, où ils furent inaugurés en 1901, tantôt à Kristiana. Les patineurs, les coureurs sur skis (larges patins de bois qui glissent sur la neige), les joueurs de Hockey sur la glace et tous les amateurs des sports d’hiver si passionnants s’y donnent rendez-vous. Et de folles cavalcades aux flambeaux déroulent leur fantasmagorie dans la nuit cristalline émaillée d’étoiles tremblottantes…

Abdul-Hamid et la note Austro-Russe.

Rien de ridicule vraiment comme la déférence timide avec laquelle, faute d’entente entre elles, les grandes puissances Européennes en sont réduites à aborder S. M. le Sultan pour essayer d’en tirer quelques bribes de réformes. Cette fois, le spectacle en est rendu plus ridicule encore par l’empressement souriant dudit Sultan à accorder un peu plus que ce qu’on lui demande. De la publication du récent « Livre jaune », il ressort que la diplomatie Française n’a pas failli à son devoir, qu’elle a été la première à signaler l’imminence du péril Macédonien et à conseiller une intervention Européenne. Cette intervention s’est produite sous la forme d’une note que les ambassadeurs d’Autriche et de Russie ont remise à la Porte. Les réformes réclamées par cette note sont moindres que celles stipulées, il y a vingt cinq ans, par le Congrès de Berlin et jamais appliquées ; il manque surtout la mesure centrale, indispensable, l’établissement du contrôle international ; l’Europe n’ose pas en parler. Abdul-Hamid, dans ces conditions, peut faire le généreux et rire dans sa barbe ; il sait que rien ne sera changé dans ses domaines, qu’il y aura tout simplement un papier de plus dans le carton où s’empilent, depuis soixante ans, d’inutiles projets et de fallacieuses promesses.

Morts illustres.

D’abord Ladislas Rieger, le célèbre leader Tchèque, gendre et successeur de Palacky. Il est mort à 84 ans ayant employé toute son existence à provoquer le réveil de sa nation, à rendre aux Tchèques la conscience de leur race, l’usage de leur langue, la connaissance de leur histoire. C’est un beau rôle et qui méritait l’apothéose funèbre par laquelle il a pris fin. Au cours de sa longue carrière, Rieger n’avait pas été sans se faire des ennemis, et ceux-là même qui lui devaient le plus n’avaient pas toujours su le comprendre et continuer d’avoir foi en lui. Mais combien toutes les divergences et toutes les querelles se sont vite tues devant la magnifique unité d’une telle vie dès que la mort, en y mettant fin, l’eût affirmée devant la Bohême attentive. Tout un peuple ému et reconnaissant a fait cortège aux restes mortels de Ladislas Rieger lorsqu’ils ont quitté le dôme central du musée national de Prague où ils venaient d’être l’objet d’un hommage enthousiaste. La vieille cité présentait, ce jour-là, un inoubliable aspect. Les murailles séculaires voyaient passer le cortège de la revanche ; Prague devait ressentir quelque chose de ce qu’éprouva la Rome chrétienne, lorsqu’émergeant de la profondeur des catacombes, elle parut au plein air de la liberté. Prague reconquise par les Tchèques sortait de même d’une rude servitude et voyait ses chaînes tomber autour d’elle. Dans les âmes de la génération qui fut témoin de ces luttes héroïques — plus héroïques peut-être par l’abnégation et la patience que celles des armes — le nom de Rieger vivra auréolé d’une juste gloire ; comme règne sur les cœurs Magyars le grand nom de Kossuth.

La France a fait à son tour des pertes sensibles : Gaston Paris, l’éminent administrateur du Collège de France, et Ernest Legouvé le vénéré doyen de l’Académie Française : un doyen dont on se flattait de célébrer, dans trois ans, le centième anniversaire, et l’ambition n’avait rien de démesuré. Legouvé, qui pratiqua jusqu’au bout le journalisme et l’escrime, avait fait paraître, il y a quinze jours à peine, son dernier article et pris, plus récemment encore, sa dernière leçon de fleuret ; c’est indiquer quelle vieillesse exceptionnellement vigoureuse était la sienne. La presse et les représentants des corps savants ont dit, en cette circonstance, tout ce qu’il y avait à dire en l’honneur de ces deux membres très distingués et très regrettés de l’Institut de France.

La tiare de Saïtaphernès.

Cela vous fait-il quelque chose d’ignorer si le front antique de Saïtaphernès, roi des Scythes, a réellement porté cet objet d’art exposé, il y a peu de semaines, dans les vitrines du Louvre avec de grands honneurs et condamné, aujourd’hui, comme suspect, à faire de la prison préventive dans une armoire obscure ? L’homme qui prétend l’avoir confectionnée, au seuil du xxe siècle, est arrivé à Paris avec ses croquis et ses maquettes. On fait une enquête sérieuse et on a raison ; un musée comme le nôtre doit au public mondial, qui vient en admirer les richesses, de ne lui offrir que d’authentiques reliques et de véritables objets d’art. C’est cette seconde partie de l’obligation à laquelle on oublie de songer. N’est-elle pas remplie ? Qui viendra nier la beauté artistique du joyau en question ? Et s’il est démontré qu’il a été fabriqué de toutes pièces à une date toute récente, ne conviendrait-il pas de le replacer dans une belle vitrine avec cette inscription : tiare dite de Saïtaphernès ciselée par M. Un tel sur les dessins de M. Un tel ? Ces deux faussaires ont tout de même droit à l’admiration des amateurs.

Dans cette affaire, il y avait, j’en conviens, le grand souvenir historique qui passionnait le débat. Mais en bien des cas, l’histoire n’est pas en jeu, et l’on entend des gens s’exclamer : Dieu ! quel admirable tissu, quelle merveilleuse tapisserie, quelle sculpture splendide — puis en apprenant l’origine récente de ces choses ils se détournent avec une grimace de mépris, comme si la soie brochée était devenue un torchon sordide, le petit point, une toile peinte, le marbre pur, un surmoulage grossier. Ce n’est pas ainsi que procède le sens artistique. Il proclame la beauté partout où il la rencontre.

Le beau est une royauté ; le temps en est la couronne.

Un grand honnête homme.

Lui ! Toujours lui !… Autrefois quand on disait « lui » tout court, cela voulait désigner le grand Napoléon. Aujourd’hui, c’est Roosevelt qui a usurpé la place. Le président des États-Unis trouble les cerveaux de l’élite et commence à agir sur l’imagination des foules. Voici un nouveau trait à l’actif de sa forte droiture et il est surprenant que les journaux n’aient pas insisté davantage sur un incident si caractéristique de la politique Américaine telle que Roosevelt l’a modelée. Le gouvernement Argentin, avec une habileté qu’il faut bien qualifier de malhonnête, fit des démarches à Washington afin d’obtenir l’adhésion des États-Unis à une déclaration de solidarité dans la banqueroute ; de par la doctrine de Monrœ, on aurait fait savoir solennellement à l’Europe que nulle dette d’État, contractée par un État Américain, ne saurait donner lieu, de la part d’une puissance Européenne, à aucune intervention armée, et que toute puissance Européenne qui le tenterait, trouverait devant elle la coalition des républiques du nouveau monde. C’était bien commode en vérité ! Par malheur, le président Roosevelt a fixé en quelques mots nets et précis, sa façon de comprendre la doctrine de Monrœ, et voici sa réponse : « Nous ne garantissons l’impunité à aucun État s’il se conduit mal, pourvu que le châtiment ne prenne pas la forme d’une acquisition de territoire en Amérique par une puissance non Américaine ». — La république Argentine en a été pour sa fourberie, laquelle n’augmentera pas beaucoup le crédit dont jouissent ses fonds d’État. Et l’on sait exactement, de ce côté-ci de l’Atlantique, jusqu’à quel point les États-Unis entendent se prévaloir du Monroïsme. Il sera difficile, aux successeurs de Roosevelt, de se tenir en deçà ou d’aller au-delà de la ligne tracée par lui avec cette robuste franchise et ce puissant bon sens dont l’opinion transatlantique accepte si volontiers les avis et applaudit les initiatives.

Une défaite victorieuse.

Le rapprochement Greco-Turc auquel la conclusion d’un traité de commerce entre les deux pays vient de donner une sanction pratique et l’envoi par le sultan d’une Mission extraordinaire à Athènes, une retentissante consécration est sûrement chose intelligente autant qu’imprévue. Après la guerre de 1897, on n’aurait point osé l’espérer et comme nous ne sommes ici suspect d’aucune tendresse envers la Turquie, on entend bien que c’est au point de vue Grec que nous nous plaçons pour nous réjouir. À Constantinople même, il y a 400.000 Grecs, à peine moins que de Musulmans. Dans le vilayet d’Andrinople, les Grecs sont deux fois plus nombreux que les Bulgares… En Épire il n’y a point de Slaves : dans toute la Turquie les Slaves sont de 6 à 700.000, alors que les Grecs sont de 5 à 6 millions. On comprend de quel intérêt réciproque peut être, pour le souverain Ottoman et pour les sujets Hellènes, la bonne entente et quels malheurs peut attirer une haineuse hostilité. Nous n’avons point approuvé la guerre de 1897, et c’est une chance providentielle qu’elle n’ait pas entraîné de fatales conséquences. Son issue aura été bien paradoxale ; elle aura libéré la Crête et abouti à une alliance Turco Grecque. Ainsi la défaite de la Grèce se tournera en une victoire de l’Hellénisme et c’est sur ce même Hellénisme que le Sultan se trouvera forcé de s’appuyer pour défendre son trône contre les appétits Bulgares !

Guillaume ii à Copenhague.

Il serait prématuré de tirer des conclusions politiques de ce qui vient de se passer à Copenhague. La visite de l’empereur d’Allemagne était prévue. L’espèce d’enthousiasme avec lequel il a été accueilli ne l’était pas. On sait bien que la cour a fait contre fortune bon cœur ; mais il semble que le pays n’ait point éprouvé les mêmes répugnances à saluer le petit-fils de celui qui mutila la patrie Danoise. Aussitôt les chroniqueurs se sont mis en frais d’imagination pour expliquer l’état d’âme du peuple Danois. L’état d’âme d’un Scandinave n’est jamais facile à déterminer ; l’esprit pratique y double l’esprit sentimental, se mêle à lui étroitement ; on ne sait où l’un commence ni où finit l’autre. L’avenir pourra seul indiquer s’il y a quelque chose de changé en Danemark ; présentement on n’aperçoit qu’un seul résultat, c’est la victoire morale remportée par Guillaume ii. L’empereur a amené un de ses adversaires réputés irréconciliables à s’incliner officiellement devant le fait accompli. La politique Allemande en est évidemment fortifiée et ce succès compense en partie, pour elle, l’échec subi au Venezuela où elle s’était engagée, avec maladresse d’ailleurs, sur un terrain dangereux ; le canon ou la retraite, telle était l’alternative Venezuelienne. Le rapprochement avec le Dansmark ne comporte point d’alternative ; l’Allemagne y gagne et, en

tous cas, n’y risque rien.

UN PASSÉ COMPLIQUÉ



En l’an 395 après Jésus-Christ, l’immense empire Romain que Dioclétien avait divisé en quatre Préfectures : Gaule — Italie — Illyrie — Orient — et qui, sous Théodose, ne comptait pas moins de 119 provinces, se scinda en deux organismes distincts : l’empire d’Occident qui devait, en moins d’un siècle, devenir la proie des Barbares et l’empire d’Orient appelé aussi Grec ou Byzantin qui vécut plus de dix siècles et périt sous les assauts des Ottomans. Où en était alors cette région qui, de nos jours, constitue la Russie d’Europe ? Ce serait une grave erreur de penser qu’elle était occupée par de tranquilles populations Slaves, encore engourdies en une sorte de Nirvana social. Rien n’est moins exact et pourtant c’est l’idée qu’inconsciemment nous nous faisons du futur empire Russe à cette époque.

Ce vaste territoire, les Slaves l’avaient bien traversé mais sans s’y maintenir. Dès la fin du second siècle après J.-C., leurs efforts s’étaient tournés vers le sud ; ils avaient cherché à envahir la péninsule des Balkans et menaçaient, à chaque instant, la sécurité de l’empire Byzantin. Ces incursions s’accentuèrent à la fin du ve siècle lorsque les Goths se furent transportés en Italie ; la Transylvanie et la Roumanie actuelles formaient alors le centre de leur puissance. Pendant ce temps, au Nord, les Slaves avaient remplacé les Germains dans le bassin de l’Oder ; pendant la seconde moitié du ve siècle ils s’étendirent jusqu’à l’Elbe. Aux approches du viiie siècle les Slaves occupaient en somme l’Europe centrale et notamment la Prusse, la Bohème, la Moravie, l’Autriche, la Hongrie et le bassin du Danube. La Russie actuelle, au contraire était occupée en majeure partie soit par les Finnois, qui détenaient non seulement le Nord tout entier, mais encore le bassin du Volga, soit par les peuplades Ougriennes ou Turques : Huns, Bulgares, Avars, Khazars, Magyars, etc.

Les Slaves, très unis en tant que race, ce qui fit leur force, étaient incapables de former des États, ce qui fit leur faiblesse ; les empires qu’ils créèrent, comme cet empire Morave édifié par Samo, roi des Tchèques en 693, n’eurent qu’une durée éphémère. Lorsque Charlemagne conduisit contre eux la poussée du christianisme Germanique il réussit à les refouler vers l’Est. Seuls, les Tchèques, qui subirent plus volontiers l’action occidentale et les Polonais qui, convertis, devinrent très rapidement les défenseurs assidus de l’Église, purent fonder des établissements durables ; les autres se virent rejetés sur le territoire Finnois.

À peu près à la même époque, les tribus Slaves du Dniéper, parvenues à un certain degré de civilisation ainsi que l’atteste la fondation des villes de Kiew, Smolensk et Novgorod, mais souffrant du même manque de cohésion et menacées d’ailleurs par des voisins redoutables, appelèrent des chefs Varègues pour les organiser et les gouverner. On avait cru longtemps que l’avènement du Varègue ou Normand (c’est-à-dire, à cette époque, homme du Nord) Rourik appartenait à la légende plutôt qu’à l’histoire. Les découvertes récentes ont apporté quelque lumière sur ce point. Rourik fut bien appelé librement par les Slaves qui allaient devenir les Russes, pour régner sur eux. Mais c’est surtout Oleg, son successeur, qui doit être considéré comme le véritable initiateur de la Russie ; il en forma le noyau par la réunion des trois principautés de Kiew, Smolensk et Novgorod et, dans son audace juvénile, il osa, même en 907, menacer Byzance. L’empereur Jean Tsimiscès eût raison de cette attaque imprévue ; non seulement il repoussa les assaillants, mais il leur imposa la foi chrétienne. Olga, veuve d’Oleg, se convertit la première ; son petit-fils, Wladimir (972-1015) fut en quelque sorte le Clovis de la Russie. Il épousa la princesse Anne, sœur des empereurs Basile ii et Constantin viii ; à partir de lui, la dynastie Varègue peut être considérée comme identifiée à ses sujets ; elle est Slave d’instincts et de cœur. Jaroslav le Grand que les critiques Slaves comparent, avec une exagération sur laquelle il est inutile d’insister, à Charlemagne, inaugure une politique nettement Byzantine. Par son goût des lettres, son empressement à ouvrir des écoles, à élever des églises, à édicter des lois sages, entreprises pour lesquelles il s’inspirait tout naturellement des exemples Byzantins, Jaroslav cimenta pour jamais l’union étroite entre la civilisation Russe et l’orthodoxie Grecque.

Depuis la mort de Jaroslav jusqu’à l’invasion Mongole, il n’y a pas, à proprement parler, d’histoire Russe ; en un siècle et demi, un historien compétent n’y a pas compté moins de 64 principautés empiètant tour à tour les unes sur les autres, de 293 princes se remplaçant et se détrônant sans cesse, de 83 guerres civiles, enfin se succédant presque sans trêves. Cela n’empêcha ni de grandes villes comme Novgorod de prospérer rapidement ni l’influence Byzantine de continuer à s’exercer d’une façon ininterrompue ; les princes Russes tenaient les yeux fixés sur Byzance, y cherchaient leurs épouses, y puisaient des inspirations ; ils semblaient, en terre encore à demi-civilisée, les vice-rois d’une puissance suzeraine plus éclairée. Après le règne de Wladimir (1113-1125) l’anarchie augmenta : ce prince notait sans doute autour de lui les symptômes d’une décadence irrémédiable, car une résignation mélancolique se reflète dans le fameux testament qui lui a fait décerner le surnom de « Marc-Aurèle Slave ». La prise et le pillage de Kiew en 1169 mirent fin à l’œuvre de Rourik ; on put croire un instant que sur les ruines de cette œuvre, les Russes du Nord allaient en édifier une autre. Très différents déjà de ceux du Sud, organisés d’une façon plus simple, avec un pouvoir plus fort pour les conduire et des vertus plus rudes pour les soutenir, ces Russes du Haut-Volga transformés par les croisements Finnois étaient à même d’entrer dans l’histoire et d’y jouer dès ce moment un rôle. Mais un grand événement allait venir prolonger leur triste et pénible enfance ; le joug Mongol devait achever de tremper leur organisme et d’en faire l’un des plus résistants de l’Europe. Vaincus en 1224 sur les bords de la Kalta, les Russes virent bientôt déborder sur eux l’énorme invasion Asiatique ; Batou, petit-fils de Gengiskhan, après avoir balayé toute la région des steppes jusqu’aux portes de l’Allemagne, fixa à Saraï (aujourd’hui Tsarow), près du Volga, sa capitale et le siège de la fameuse Horde d’or ; la domination Tatare s’établit pour plusieurs siècles.

L’influence ethnique en devait être minime ; c’est un fait général que l’incapacité de ces races Asiatiques à se mêler à un peuple qu’elles oppriment ; elles se superposent à eux et ne les pénètrent pas ; mais il n’en faudrait point conclure que l’influence morale soit négligeable. La Grande Russie porte encore de nos jours un cachet d’asiatisme qui, précisément, la distingue des autres Russies ; que cette caractéristique soit bonne ou mauvaise en soi, il faut bien reconnaître en tous cas que, sans la Horde d’or, l’empire moscovite n’aurait pu naître. Nous avons déjà remarqué à quel point les Slaves éprouvaient de difficultés pour se constituer en communautés distinctes et surtout pour s’unifier. La politique très habile des princes de Moscou qui se firent collecteurs d’impôts pour les Khans leur procura la richesse en même temps qu’elle leur assurait la protection de ces redoutables souverains. Tandis que les chevaliers Porte-glaives peuplaient les provinces Baltiques de colons étrangers, que l’ancien empire de Rourik s’émiettait et subissait, après l’influence Byzantine, l’influence Polonaise, une double évolution nationale s’opérait en Grande Russie. Couchés sous le joug, obligés à vivre de patience, de prudence et de lointains espoirs, les sujets regardaient vers leur prince comme vers le seul intermédiaire dont le crédit auprès du Khan put leur procurer quelque amélioration dans leur rude destinée ; et celui-ci, fort de l’appui du suzerain, en profitait pour ruiner ses rivaux, annexer leurs domaines aux siens, agrandir et fortifier sa puissance de vassal jusqu’au jour où il se sentirait assez tort pour s’émanciper de toute suzeraineté. Étranges figures que ces princes de Moscou, durs et farouches envers les adversaires du nord ou de l’ouest, souples et adulateurs dès qu’il s’agissait de l’adversaire du sud-est. Le premier, Daniel, était le fils de cet Alexandre Newski, vainqueur des Suédois et des chevaliers Porte-glaives auquel la postérité fit une auréole : il avait reçu dans l’héritage paternel Moscou qui n’était encore qu’une pauvre bourgade. Derrière lui passèrent Ivan Kalita, sorte de Louis XI rusé, sans scrupules, passionné d’avenir et grand patriote à sa façon. Siméon le superbe, Dmitri du Don surtout, qui, trop tôt, crut entendre sonner l’heure du grand réveil et remporta, en 1380, sur les Mongols, la victoire de Koulikoro. Mais la Horde d’or n’avait eu qu’une défaillance ; Tamerlan précisément venait de reconstituer l’empire de Gengis-khan et une nouvelle vague Asiatique reflua sur la malheureuse Russie. Moscou fut détruite, la misère régna et l’œuvre lente et sage parut compromise à jamais.

Alors avec une persévérance inlassable, la vieille politique reprit le dessus ; le souvenir de Koulikoro entretint à la fois la prudence des princes et le loyalisme de leurs sujets. Ainsi s’acheminait vers le terme de sa longue préparation à la vie nationale cette Russie à laquelle il avait fallu que des Normands donnassent un gouvernement ; Byzance, une foi ; les Mongols, la force et l’unité. La Horde d’or se désagrégeait ; certes les groupements issus de cette désagrégation ne seraient point, pendant bien longtemps, des voisins commodes ; mais aucun d’eux ne se trouverait désormais de taille à résister aux Moscovites. La Russie allait recueillir presque en même temps la succession militaire de la puissance Mongole et la succession morale de la civilisation Byzantine. Et ce fut l’aurore.

Ivan iii, neuvième prince de Moscou qui monta sur le trône en 1462, ne régnait encore que sur un état restreint, encerclé de redoutables rivalités. Les principautés de Tver, de Rostof, de Jaroslavl et de Riazan et la république de Novgorod lui rendaient bien un vague hommage de suzeraineté mais qui ne se traduisait en rien de tangible ni d’avantageux. Les routes de l’ouest étaient barrées par le royaume de Pologne dans la dépendance duquel se

Un passé compliqué.
Un passé compliqué.

trouvaient la principauté de Lithuanie et l’ancienne Russie de Rourik. L’ordre Teutonique occupait la future Prusse orientale ; la Livonie, l’Esthonie et la Courlande étaient aux mains des chevaliers Allemands dits Porte-glaives ; puis tout de suite commençait la domination Suédoise s’étendant le long de la Baltique jusqu’au nord. À l’est, les tsarats Musulmans de Kazan et de Saraï (ce dernier héritier de la Horde d’or, se considérant toujours comme suzerain de la Moscovie), enfin les Tatars de Crimée placés sous le protectorat du sultan de Constantinople. À la mort d’Ivan, tout était changé ; ce prince avait commencé par dépouiller ses frères de leur part de l’héritage paternel, car Vassili l’Aveugle avait cédé à cette déplorable coutume du morcellement qui empêchait la Russie de s’agglomérer au xve siècle comme elle avait failli empêcher de se former la France Mérovingienne. Puis ce fut le tour des quatre maisons princières. Trer, Riazan, etc… et enfin de la république de Novgorod forte de ses territoires et de son commerce, mais faible de son organisation à la Polonaise avec un chef impuissant entre une aristocratie indépendante et une démagogie turbulente ; il restait le joug Tatar. Sans se laisser entraîner au hasard des batailles, Ivan, armé jusqu’aux dents, ne cessa d’énerver son adversaire par une succession de menaces et de retraites ; il fit si bien que la discorde se mit parmi les Tatars qui s’entretuèrent ; la Horde d’or ne fut plus qu’une sorte de tsarat semblable aux autres et affaibli comme eux. Les guerres qu’Ivan entreprit contre la Pologne furent moins heureuses, encore que la seconde se soit terminée par une rectification de frontières au profit de la Moscovie.

Ce fut un hasard providentiel pour les Russes que les vingt-huit années du règne de Vassili fils et successeur d’Ivan iii, aient pu prolonger l’œuvre de ce prince et la consolider de façon qu’elle résistât aux épreuves qui l’allaient assaillir. En effet, la figure célèbre d’Ivan iv le Terrible, si elle rappelle de grands succès comme cette prise de Kazan (1552), qui fut pour la Russie ce que la prise de Grenade fut pour l’Espagne, rappelle aussi des événements peu faits pour fortifier une jeune monarchie. Son coup d’État opéré à l’âge de treize ans, son initiative à prendre le titre impérial de tsar qui rappelait, à la fois, le pouvoir illimité des souverains orientaux et les magnificences du césarisme Romain, son empressement à nouer des relations avec l’Europe (c’est alors que l’Angleterre et la Russie firent connaissance et, chose curieuse, par la mer Blanche !) tout cela a pu valoir à la politique d’Ivan le Terrible un juste renom ; il n’en reste pas moins qu’avec ses brusques revirements, sa création fantaisiste du royaume de Livonie, sa candidature imprudente au trône de Pologne, sa bizarre tentative de partage de la Moscovie en deux portions, l’une gouvernée par les boïars, l’autre par lui-même, enfin par le scandaleux spectacle de ses répugnantes unions et de ses absurdes cruautés, Ivan iv fut tout le contraire d’un grand chef d’État.

Soit comme « maire du Palais » pendant le règne du faible Feodor, fils aîné d’Ivan, soit comme tsar élu après la mort de ce dernier, le boïar Boris Godounof aggrava une situation déjà fâcheuse en édictant la loi qui fit du paysan un serf attaché au sol et ne pouvant s’en émanciper ; cette mesure néfaste qui devait peser d’un poids si lourd sur tout l’avenir Russe, fut prise légèrement dans le seul but de plaire à la petite noblesse sur laquelle Boris s’appuyait. Comment le trône fut ravi au fils de ce dernier par un aventurier, lequel se donnait pour un enfant d’Ivan le Terrible que l’on croyait avoir été assassiné, comment cet aventurier fit preuve, pendant son règne éphémère, des plus hautes qualités, quelle catastrophe l’emporta et en quelle effroyable anarchie tomba la Moscovie, voilà ce qu’il nous suffit d’indiquer ici. Le nom qui domine cette période tourmentée est celui du boucher de Nijni-Novgorod, l’immortel Kozma Minine dont la brève apparition dans l’histoire de Russie rappelle le fulgurant zigzag de Jeanne d’Arc à travers la nôtre. Là aussi la religion fut l’instigatrice ; des moines parlèrent et prêchèrent ; Minine souleva le peuple : les Polonais furent chassés de Moscou et les États Généraux assemblés choisirent pour tsar Michel Romanof.

Le second des Romanof, Alexis, régna trente-et-un ans (1645-1676). Après un intérim de quelques années, où le pouvoir fut exercé par ses frères aînés et sa sœur Sophie, Pierre le Grand monta sur le trône. Par des moyens différents, avec un génie inégal, Alexis et Pierre assirent sur des bases solides la grandeur future de leur empire. De tous les tsars, celui-là, sans doute, est le plus fameux ; il ne faudrait pas pourtant ne rapporter qu’à lui des résultats auxquels ses prédécesseurs avaient si largement travaillé ; tout non plus n’est pas à louer dans l’œuvre de ce grand agité. Ses réformes économiques sont dignes de tout éloge ; elles s’inspiraient, d’ailleurs, du système cher à notre illustre Colbert ; c’est tout dire. Ses réformes militaires sont fort remarquables ; Pierre le Grand, qui possédait quatre à cinq régiments d’infanterie au siège d’Azof, laissa derrière lui, en mourant, une armée régulière de 210.000 hommes, chiffre énorme pour l’époque. Mais les réformes civiles et religieuses auraient certainement gagné à être moins radicales et à s’inspirer de principes plus libéraux. En créant le tchin, cette hiérarchie de fonctionnaires, ce mandarinat déplorable, Pierre inocula à la Russie un véritable cancer dont la guérison n’est pas même entreprise à l’heure présente. En créant le Saint-Synode, il édifia, au centre de son Église, une sorte de Bastille morale qui, après deux siècles, n’est pas encore prise. Creuser des canaux, frapper des monnaies, établir l’état civil, ses successeurs eussent pu le faire à sa place ; de telles améliorations étaient, pour ainsi dire, dans la force des choses ; mais sans lui, probablement, il n’y aurait eu ni tchin ni Saint-Synode. Il convient d’ajouter que si peu civilisée que restât, sous son vernis occidental, la Russie d’alors, si barbares qu’y fussent les mœurs, on n’y avait point encore assisté à un spectacle aussi ignoble que celui donné par le tsar Pierre dans sa conduite envers son fils Alexis ; on avait vu des pères assassiner leurs enfants, peut-être ; on n’en avait pas vu les mettre à mort lentement dans d’odieux supplices, chaque jour renouvelés ; et, après tout, Pierre était, en grande partie, responsable de la mauvaise éducation qu’avait reçue le tsarévitch. Bien d’autres traits de sa vie rappellent que ce grand empereur fut en même temps un homme abject. Et, par là, il méritait l’étrange héritière que le sort lui réservait.

Presque sans interruption, le trône impérial, soixante-dix années durant, devait être occupé par des femmes, en ce pays où les femmes, cent ans plus tôt, vivaient enfermées dans une sorte de gynécée d’où elles ne pouvaient sortir. On sait l’étonnante série d’événements qui firent d’une bonne d’enfants, devenue la maîtresse d’un grand seigneur russe, une impératrice autoritaire ; il se trouva qu’à la mort de Pierre le Grand tous les fonctionnaires eurent intérêt à se rallier autour de sa veuve, craignant qu’une réaction n’accompagnât l’avènement de son petit-fils, le fils de l’infortuné tsarévitch Alexis. Et le plus déconcertant c’est que le règne, d’ailleurs très court de Catherine ire (1725-1727), fut avantageux pour la Russie et que les initiatives de la souveraine improvisée furent presque toutes heureuses. Après Catherine il n’y avait pas moyen d’éluder les droits du prince Pierre ; elle même le sentait et l’avait désigné à son lit de mort. Mais Pierre ii mourut trois ans après sa belle-mère. Il ne restait plus pour hériter que les filles de Pierre le Grand ou les filles de son frère Ivan ; l’une de ces dernières, Anne, duchesse de Courlande fut désignée par le Haut Conseil, embryon d’oligarchie qui s’était constitué sous Catherine et lui avait survécu. Mais une tentative dudit conseil en vue de limiter par des serments et une sorte de constitution le pouvoir absolu de la nouvelle souveraine échoue devant le mauvais vouloir de l’opinion, tant la doctrine autocratique avait déjà de partisans dans l’empire ; il est certain que le déplorable exemple de l’anarchie Polonaise n’était point fait pour y susciter des admirateurs à la doctrine du pouvoir limité. Au lieu du germanisme intelligent de Pierre le Grand, les Russes subiront, sous l’impératrice Anne, le joug d’un germanisme grossier, vindicatif et corrompu ; les condamnations politiques abondèrent ; il y en eut 20.000 en dix ans. Le palefrenier Biren, son amant, devenu duc de Courlande, lui succéda comme régent au nom d’un bébé qu’on appelait l’empereur Ivan vi. L’oppression Allemande devint si forte qu’un pronunciamento militaire s’opéra en faveur de la princesse Élisabeth, fille de Pierre le Grand, très populaire parmi les soldats aussi bien que parmi la foule. Le règne d’Élisabeth (1741-1762) ramena un peu de stabilité, d’ordre et de dignité dans le gouvernement. Son neveu l’incapable Pierre iii marqua le sien par quelques mesures absurdes ; le coup d’État par lequel sa femme Catherine d’Anhalt le déposa pour régner à sa place, empêcha ses initiatives malheureuses de porter leurs fruits.

À Catherine ii la Russie doit probablement plus encore qu’à Pierre le Grand. Le partage de la Pologne fut sans doute une faute capitale. Mais cette faute était aisée à réparer ; elle l’est encore. L’invention du tchin fut une faute non moins capitale et dont les conséquences sont irréparables. Par contre l’européanisation de l’impérialisme moscovite fut mieux conçue et exécutée par Catherine que par Pierre. Et quant à la politique dont l’un et l’autre s’inspirèrent, il faut sans doute leur en savoir gré au point de vue Russe ; mais il est à remarquer qu’elle fut également celle des princes les moins intelligents et les moins bien doués ; gagner la mer, refouler les Suédois, les Polonais et les Turcs, grouper les orthodoxes et les protéger, on peut à peine appeler cela le plan Russe ; on l’appelerait plutôt la nécessité Russe ; c’était le « to be or not to be » de la Russie. Cette politique s’est imposée à elle dès l’origine et elle n’en a plus connu d’autre jusqu’au jour où la marche des événements et le progrès des sciences lui ont permis de se construire une façade non plus sur une mer mais sur un océan de l’autre côté de la boule terrestre.

Paul ier (1796-1801) fils de Catherine et d’un de ses nombreux amants (il est généralement admis que Pierre iii était incapable d’engendrer et dès lors le sang des Romanoff ne coule plus dans les veines de la dynastie qui porte ce nom) était un homme déséquilibré et violent, mais doué pourtant de certaines qualités et dont rien ne justifiait l’assassinat ; dans le complot trempa ouvertement son fils aîné Alexandre, ce futur Alexandre Ier auquel Napoléon offrit à Tilsitt le partage du monde et, qui parti d’un libéralisme exalté, aboutit au plus rétrograde des mysticismes. Napoléon l’appela dédaigneusement « Grec du Bas-Empire » et Adam Czartoryski, son ami et confident a avouer que « l’empereur aimait les formes de la liberté comme on aime les spectacles ». C’était, en effet, un despote sucré.

À la mort d’Alexandre, en 1825, son frère Constantin persistant dans le serment qu’il avait fait sur le cadavre de leur père assassiné de ne jamais régner, le trône revint à Nicolas Ier, troisième fils de Paul. On trouve pour la première fois en Nicolas ce sentiment profond du devoir et de la responsabilité qui se développe chez les césars d’aujourd’hui et en fait des chefs populaires et respectés pour les démocraties modernes. Nicolas d’ailleurs ne fut point un de ces césars ; la démocratie n’existait pas autour de lui et son tempérament le détournait du libéralisme théorique. Il mérite à plusieurs égards les reproches de l’histoire mais il ne méritait pas de voir, en mourant, s’ajouter la tristesse des défaites de Crimée à celles que lui causaient, au-dedans, l’impéritie et la malhonnêteté de l’administration.

Alexandre ii (1855-1881) employa les années de « recueillement » que le traité de Paris lui imposa à transformer son empire. La plus importante de ses réformes fut l’abolition du servage. Il réorganisa la justice, institua des jurys, créa des assemblées provinciales appelées Zemstvos, accorda quelque liberté aux universités et à la presse. Que tous ces changements aient provoqué des plaintes, même ou surtout de la part de ceux qui devaient le plus en bénéficier, ce n’est pas bien étonnant : ainsi va le monde. Mais qu’ils aient médiocrement modifié le geste — et pas du tout la pensée Russe, voilà de quoi surprendre. C’est là une chose que ne doit jamais perdre de vue celui qui veut comprendre la Russie ; pour s’accommoder de nos formes d’esprit, de notre mentalité occidentales, il faut qu’elle les transforme lentement à son image : rien ne sert de la brusquer. Vivra-t-elle jamais du reste de notre vie morale ? Cela n’est pas certain. Alexandre iii parut en douter ; l’abominable et absurde attentat qui le porta au trône n’était point fait pour le rendre sympathique aux réformes libérales ; il fut, pourtant, libéral à sa manière, ou plutôt à la manière de son pays ; son fils s’efforce à l’imiter ; mais la tâche est maintenant singulièrement ardue et des nuées montent sur l’horizon…


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L’IMPASSE RUSSE



Le récent manifeste, par lequel l’empereur Nicolas ii s’est adressé à ses sujets, respire à chaque ligne la bonne volonté et l’impuissance. On y devine un désir franc et une résolution ondoyante. L’affirmation du désir est le fait du tsar et l’honore ; l’hésitation à rien décider est le fait des circonstances et l’excuse.

C’est qu’en effet le gouvernement Russe se trouve aujourd’hui au fond d’une impasse et voici quelle est cette impasse. Déjà chef d’un état immense et d’une confession nombreuse, le tsar est devenu en outre chef d’une banque colossale et d’une énorme maison de commerce. Or dans l’exécution de ces devoirs écrasants et multiples, il n’a personne pour l’aider ; il est seul. Nul souverain, nul gouvernement ne se trouva jamais en face d’une situation plus difficile.


L’enrichissement forcé

La configuration de la Russie, son histoire, sa philosophie nationale, ses caractéristiques ethniques, tout devait la pousser dans la voie du progrès matériel : vastes étendues plates sur lesquelles il suffisait de poser des chemins de fer, débouchés maritimes vers lesquels l’effort collectif devait forcément tendre, production abondante de céréales, main-d’œuvre à bon marché et surtout nécessité, pour les dirigeants, de capter et d’endiguer les aspirations naissantes d’un peuple s’éveillant à l’intelligence de ses intérêts. Ce vaste domaine d’ailleurs s’ouvrait aux capitaux Européens à l’heure où ceux-ci commençaient à trouver certaines difficultés pour s’employer fructueusement dans les vieux pays, où l’Amérique du Nord elle-même se tassait et devenait moins accueillante aux faiseurs d’affaires. Comment l’activité du siècle ne se serait-elle point jetée sur cette terre privilégiée par où l’on arrivait à la mer Noire, au golfe Persique et à Pékin ? D’autre part les besoins pécuniaires de l’empire allaient croissant. Il fallait de l’argent ; pour tant de motifs, le tsar était condamné à la politique financière et comme toutes choses, dans ses domaines, aboutissent à lui, comme il est le centre omnipotent des moindres innovations, le signataire universel des moindres décrets, de nouvelles séries de signatures vinrent s’ajouter à sa besogne quotidienne la rendant de plus en plus pesante ; car Nicolas ii a la conscience trop haute pour accepter le rôle aveugle d’une machine à signer, ignorante et sans souci. Peut-être a-t-il cru, et ses ministres aussi, pouvoir demeurer le maître du mouvement, rester en quelque sorte l’éclusier de la fortune publique. Illusion. On arrête un conspirateur : peut-on arrêter le chemin de fer ? On immobilise un bataillon : peut-on immobiliser le télégraphe ? De tous côtés les routes ont allongé leurs tentacules vers les limites maritimes qu’une poursuite séculaire assignait à l’effort Russe ; les succursales des grandes banques d’Europe ont ouvert des guichets de plus en plus lointains ; la bureaucratie capitaliste s’est implantée au sein des steppes sauvages. Et l’administration centrale est demeurée solitaire, unique, pliant sous des responsabilités largement accrues, exposée à des exigences de plus en plus redoutables.


Aristocratie et Bourgeoisie

« Il n’y a sur la terre Russe, écrivait Samarine en 1862, que deux forces vivantes : l’autocratie au sommet, la commune rurale en bas ; mais les deux forces au lieu d’être rattachées ensemble sont, au contraire, séparées par toutes les couches intermédiaires ». Et cela est parfaitement exact. Tout le problème Russe tient dans cette constatation. Rien à attendre de l’aristocratie. Catherine ii lui conféra vainement d’exorbitants privilèges ; elle n’eut ni le goût ni le moyen de s’en servir ; de nouvelles et plus récentes tentatives pour lui attribuer un rôle efficace échouèrent pareillement. La noblesse reste ce qu’elle fut toujours, une isolée tirant sa force des faveurs du trône ou des lois de l’État et non de son propre organisme, ne pouvant, par conséquent, servir d’appui ni au trône ni à l’État. La plupart des nobles Russes sont de sang étranger, Georgiens, Grecs, Valaques, Lithuaniens, Suédois, Allemands ou bien ce sont des anoblis du Tchine, le mandarinat fonctionariste de Pierre le Grand. À cette imperfection d’origine est venue s’ajouter l’action des coutumes testamentaires. La Russie est un pays de « partage égal ». Elle répugne au droit d’aînesse et l’usage des majorats, malgré les encouragements donnés en haut lieu, n’a pu s’implanter sérieusement ; les biens se divisent, le titre appartient également à tous les fils. Sur ces grandes plaines uniformes d’ailleurs, la féodalité n’eut jamais prise et le « château » n’est ordinairement qu’une habitation toute moderne reconstruite après maints incendies et pas toujours à la même place. La noblesse n’est pas plus capable de s’émanciper du joug de la royauté que d’imposer à la démocratie sa domination morale : elle continuera de refléter l’une et d’ignorer l’autre. La cour restera son centre d’attraction et les préséances, le but de ses désirs.

La bourgeoisie tient un rôle encore moindre. Si effacée comme pouvoir public qu’au premier abord on ne l’aperçoit pas et qu’on est tenté de nier son existence, elle se complait dans son effacement. Au temps de l’élection de Michel Romanoff, la vacance du trône n’avait éveillé chez les bourgeois d’alors, ni le désir ni le sens de la liberté. Tels ils étaient, tels ils sont encore. Cette incapacité qu’éprouve le Grand Russien des classes moyennes à s’intéresser aux choses de la politique a toujours charmé les slavophiles ; on ne sait trop pourquoi ils s’en montrent si fiers mais elle constitue, à coup sûr, une particularité du caractère national. La même indifférence et la même tendance à l’abstention ont marqué l’administration des villes par les corporations de marchands selon le système mis en vigueur par Catherine et supprimé en 1870 seulement ; sous le régime nouveau dans lequel la représentation est basée sur la propriété, l’enthousiasme n’est point né ; en 1893 le gouvernement a dû compléter d’office le conseil municipal de Saint-Pétersbourg que les électeurs ne parvenaient point à former. Le symptôme, du reste, le plus probant à cet égard c’est l’absence de discussions politiques. En d’autres pays, plus la politique est frappée d’interdit, plus elle a d’attraits. Si les actes du pouvoir échappent au contrôle des citoyens, ils n’échappent point à leur critique. Mais en Russie où pourtant les discussions particulières sont très libres, il semble que ce sujet n’offre point d’intérêt.


Les Intellectuels

Ils ne sont nulle part d’un grand secours au point de vue gouvernemental ; leur esprit pratique est, en général, totalement absent et les solutions qu’ils préconisent sont plus aptes à créer de nouveaux problèmes qu’à résoudre les anciens. Mais cela est particulièrement vrai des intellectuels Russes qui poursuivent le plus vague des rêves philanthropiques ; leur conception sociale est sans contours et sans angles, sans ombres et sans lumière. On ne voit pas l’empire organisé d’après leurs idées, et la constitution que rédigerait un Tolstoï risquerait fort d’avoir une existence éphémère et peut-être de périr de façon sanguinaire. Tolstoï représente à merveille l’intellectualisme Russe ; il l’incarne. Rien de discutable ne s’offre en dehors de ses livres et de ses doctrines. Or, parmi les admirateurs de ce noble esprit, nul n’osera prétendre que de telles doctrines soient applicables de nos jours à des hommes en chair et en os…


Le moujik

« Le peuple libre sous un tsar omnipotent » telle est la formule favorite des slavophiles. Anxieux de ne rien emprunter à l’occident, ils se persuadent que la civilisation Slave tient en réserve une combinaison gouvernementale inédite, originale, permettant d’éluder les difficultés contre lesquelles Latins et Germains se débattent péniblement. En attendant, la démocratie rurale est isolée. Les fonctionnaires et les politiciens dont le pouvoir ne peut se passer contribuent à le séparer d’elle, à accroître la densité des couches intermédiaires qui empêchent le tsar et le moujik de se connaître et de se comprendre. On est étonné que la démocratie rurale soit si lente dans son évolution ; étant donné qu’elle sort d’une servitude de trois siècles, cet étonnement n’est pas de mise. Du reste, son avenir n’est guère indécis, tant les traits qui la distinguent sont déjà marqués. D’abord le nombre et l’uniformité ; les paysans représentent 85 % de la population totale — chiffre énorme dont leur similitude accroît la signification ; ils sont partout les mêmes, à la fois réalistes et mystiques, absolus ou dissimulés, sachant souffrir patiemment et attendre indéfiniment. C’est en second lieu leur conception du pouvoir et de la propriété ; pour eux, le tsar est tout puissant, non pas en fait, mais (ce qui est plus grave) en droit. L’expropriation implicitement contenue dans l’acte d’émancipation de 1861 n’a pu, bien entendu, que les confirmer dans ce radicalisme. Tout le monde sait que beaucoup d’entre eux n’en furent pas satisfaits. « Petit père, disaient les délégués d’une commune à un seigneur, que les choses restent comme par le passé ; nous vous appartenons, mais la terre est à nous. » Cette offre est topique : la terre est à eux ! Au fond, depuis trente-neuf ans, ils n’en ont pas démordu ; il y a là une conviction qui se transformera, mais qui ne s’effacera pas. Une troisième caractéristique, c’est l’organisation de la commune, si robuste qu’elle a pu traverser intacte la longue période d’asservissement. « Il est peu d’États en Europe et en Amérique, a dit M. Leroy-Beaulieu, où la commune ait vis-à-vis du pouvoir central une telle autonomie ; il n’en est peut-être pas un où elle garde sur ses membres une telle puissance. » Toutes les fonctions y sont électives et salariées, le collectivisme y a posé plus d’un germe, et d’autre part, l’esprit de clocher n’y règne pas ; ils sont tous pareils, les clochers, sur la terre russe, et le moujik semble avoir gardé quelque chose de ces tendances nomades qui décidèrent jadis Féodor et Boris Godounof à le fixer au sol, afin qu’il n’échappe point, par ses constantes pérégrinations, au service et au fisc.

Il ne faudrait pas conclure de tout ceci que la commune Russe menace de devenir un foyer révolutionnaire. Bien au contraire, les paysans répugnent à toute propagande anarchiste. Mais il n’en est pas moins vrai que « la Russie est le seul pays du monde où l’on pourrait supprimer la propriété par décret »[1], et cela, ils s’en rendent compte ; ce seul fait est pernicieux pour l’ordre social. Il implique l’existence d’un malentendu très difficile à dissiper ; seigneurs et fonctionnaires s’y emploieraient en vain ; les paysans n’ont pas foi en eux. Le tsar lui-même échouerait ; Alexandre iii, s’adressant aux starostes (maires de village) réunis à Moscou à l’occasion de son couronnement, leur a dit loyalement que l’organisation de la propriété était définitive ; cette parole ne semble pas avoir fait sur eux la moindre impression. Serait-il prudent, d’ailleurs, de trop insister ? Le dogme de la toute puissance impériale est pour beaucoup dans la stabilité du pays, et ce dogme comporte, aux yeux de ses sujets, la qualité de propriétaire universel attribuée au souverain.

On voit combien, étant données les circonstances, l’espoir des slavophiles est chimérique. Le contact entre le trône et la commune, l’appui mutuel que se prêteraient le tsar et le moujik ne sont point réalisables. Il serait mille fois plus aisé de réunir la mer Noire à la mer Caspienne pour rendre à celle-ci son niveau que de tracer à travers la masse indécise des classes aisées le chemin qui irait du palais à l’isba. Pourtant, nous l’avons vu, le statu quo est impossible ; aujourd’hui, les réformes sont utiles ; demain, elles seront urgentes. Rien ne servirait d’en prendre la formule à l’étranger puisqu’on ne trouverait pas en Russie des éléments pour l’appliquer, mais il n’y a pas davantage à espérer faire jaillir du sol Russe une formule nouvelle ; on s’en rend compte, d’ailleurs, jusque sur les bords de la Néva ; il faut bien reconnaître maintenant que les beaux projets conçus au lendemain de l’émancipation des serfs se sont évanouis comme des mirages sur la steppe.


Vénalité et Corruption

À première vue, le tsarisme moderne fait assez bonne figure dans le monde : il semble réaliser cet idéal de « despotisme éclairé » dont la France s’était éprise au début du règne de Napoléon iii. On le voit porter partout la marque de sa sollicitude ; il n’est pas pour lui d’insignifiants détails ; il conçoit et exécute de beaux desseins tels que l’émancipation des serfs et tout récemment la conférence de la Paix ; sa force repose sur l’affection constante de tous ; c’est un fait indéniable qu’en Russie la famille impériale est chérie plus encore que respectée par la grande masse de la Nation. Il en était déjà ainsi quand l’empereur s’appelait Paul ou Nicolas ier. Ce n’est pas le passage sur le trône d’un prince aussi vertueux qu’Alexandre iii qui a pu affaiblir de tels sentiments. Tout cela est vrai, mais il est également vrai que toute une part de gouvernement se trouve — tant par la force des choses que par le rôle intéressé de certains fonctionnaires — soustraite au contrôle du tsar et que partout où ce contrôle fait défaut, la vénalité et la corruption ont libre carrière. En supposant même que par un effort presque surhumain on parvienne à extirper ces vices qu’une longue tradition a profondément enracinés, que pourrait-on contre la méfiance qui répond d’en haut à la confiance d’en bas ? Un pouvoir despotique est tenu d’être méfiant ; plus le pays est vaste, peuplé et actif, plus ses gouvernants sont incités à rendre la surveillance étroite. Il n’est pas indispensable que leur police soit sanguinaire comme le fut l’inquisition d’État créée par Pierre le Grand ; il est même superflu qu’il y en ait deux s’espionnant l’une l’autre comme le voulait Nicolas ier ; mais elle n’en demeure pas moins la seule source de renseignements, l’unique sécurité.

De la, ces « façades » innombrables qui, dans les institutions Russes, trompent à chaque instant le regard. On n’élève plus sur le passage du souverain, comme au temps de Catherine, des villages de carton, peuplés de figurants et destinés à masquer le caractère inculte de la contrée et par suite le détournement des crédits affectés à son développement. Mais on n’a pas renoncé à simuler des réformes et à tourner habilement les difficultés qui pouvaient en résulter. Des lois de détail viennent amender la loi fondamentale qui reste seule en vue ; ou bien on a recours aux « règlements temporaires » qui, sans modifier le principe du droit, en suspendent l’application. Certains délits sont soustraits « provisoirement » aux juridictions compétentes et déférés à des tribunaux d’exception ; de toutes façons, les concessions accordées en bloc sont reprises une à une. Après cela, on peut se vanter que la peine de mort soit abolie (sauf en matière politique), qu’une partie de la magistrature soit élue, qu’il y ait un jury ou que la presse soit libre…, c’est exact en théorie et faux en pratique. L’instruction publique révèle des contradictions plus surprenantes encore. La méfiance, ici, est universelle et incessante. Un Russe a pu dire que, dans son pays, tous les efforts du ministre de l’Instruction publique étaient dirigés contre l’enseignement populaire. Ce n’était pas un paradoxe.

À vrai dire, aucun de ces abus n’est prémédité. La volonté de réformer, d’améliorer est sincère. On ne donne pas avec la pensée de retirer ensuite ; mais on retire parce qu’on ne peut pas faire autrement, parce que rien n’est prêt pour acclimater une liberté, si humble soit-elle ; parce que la méfiance est l’unique moyen de gouvernement et la police, l’unique instrument. Et le mal ne fera qu’empirer.


L’unique remède

Cependant le problème gouvernemental n’est pas insoluble ; il serait même près de trouver sa solution le jour où le tsar voudrait se rappeler qu’il n’est pas seulement l’empereur des Grands-Russiens, mais qu’il règne aussi sur 20 millions de Petits-Russiens, qu’il est souverain des provinces Baltiques et de la Lithuanie, roi de Pologne et grand-duc de Finlande. Ses domaines, en effet, sont peu homogènes. L’énorme Moscovie qui en occupe le centre est comme encerclée dans une série d’États autonomes qui en diffèrent essentiellement ; mœurs et aspirations politiques, organisation sociale, croyances religieuses, coutumes successorales, régime de la propriété, tout est dissemblable. C’est dans ces divergences précisément que réside le secret de la politique future. On affiche à Pétersbourg des prétentions d’unité et d’uniformité qui constituent une façade de plus ; derrière cette architecture trompeuse, il n’y a, en réalité, ni unité ni uniformité. Si la Pologne, par exemple, est nominalement assimilée aux provinces de l’Empire, c’est à la condition d’être exclue du bénéfice de toutes les lois un peu libérales qui règlent le sort de ces provinces. L’Esthonie et la Livonie, peuplées d’Allemands, de Letto-Esthoniens et de Finnois, ont été l’objet de mesures d’exception très rigoureuses. Le privilège des assemblées provinciales, créées par Alexandre ii, a été refusé non seulement à la Pologne et à la Lithuanie, mais à toute la Russie Blanche, à la Podolie et à la Volhynie ; par contre, on l’étendit aux Cosaques du Don qui pétitionnèrent ensuite auprès d’Alexandre iii pour être débarrassés de ces gênantes institutions. Les Tatars de l’est furent mieux traités que les Roumains de Bessarabie.

Enfin, tout récemment, une audacieuse tentative a été dirigée contre les libertés Finlandaises ; en admettant même qu’il n’y ait pas eu là une entorse au droit et à la foi jurée, la maladresse n’en subsisterait pas moins. Ce qu’on vient de faire, il faudra de toute nécessité le défaire ; les franchises et l’indépendance locales qu’on poursuit, seront le salut de tout l’empire. L’empereur a cette chance qu’aucune persécution n’a entamé la popularité de sa couronne chez les peuples même, qui en furent l’objet. Il semble qu’un peu de la philosophie résignée du moujik, accusant le tsar d’ignorer les abus dont il souffre, ait passé les frontières moscovites. Même en Pologne, ce sentiment existe ; la haine et le mépris s’arrêtent aux marches du trône. En vérité, il faudrait peu de chose pour faire d’Helsingfors, de Riga, de Varsovie, des foyers d’ardent loyalisme ; le souverain n’y puiserait pas seulement des forces nouvelles pour tenir son sceptre, il y trouverait les moyens de gouvernement qui lui manquent. En rendant aux différentes portions de son empire leur vie propre, il réaliserait pour l’ensemble, ces conditions d’équilibre, d’élasticité et d’émulation hors desquelles, aucune prospérité n’est durable.

Car gouvernement et prospérité ne sont point séparables. Le mot du baron Louis : « Faites-moi de bonne politique et je vous ferai de bonnes finances » demeure éternellement vrai. La substitution d’une entreprise de progrès matériel — la mise en valeur de la Sibérie — à des luttes stériles d’influence religieuse ou militaire, ne saurait tenir lieu de réformes gouvernementales. L’autocratie Russe n’en est pas moins une impasse. L’homme qui fait des affaires a besoin d’être libre tout comme celui qui lance des idées ; le passeport et la police, la censure et la bureaucratie sont des entraves, dont ni l’un ni l’autre ne peuvent s’accommoder. Mais comment y échapper ? Nous venons de voir que la Russie elle-même n’en fournissait pas les moyens. Par bonheur, il y a des pays annexés moins robustes qu’elle, moins débordants de sève, mais infiniment plus souples, et d’autant plus aptes à guider son émancipation, qu’un tel avenir pour eux, ne serait que la suite logique du passé, la reprise de leurs traditions les plus chères.

L’heure est venue de reculer ; c’est la seule façon de sortir d’une impasse.


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DEUX MOTS SUR LA FINLANDE



Nos lecteurs comprendront qu’il nous soit impossible d’entrer dans le détail des grandes questions que nous venons d’énumérer. Il en est une pourtant sur laquelle nous voulons ajouter deux mots. Les russomanes, dans leur désir de trouver de bons arguments en faveur de tout ce qui se décide à Pétersbourg, ont coutume de prétendre que le tsar n’était lié par aucun texte constitutionnel à l’égard de ses sujets Finlandais et que, d’ailleurs, il a libéré les Finnois du joug que faisait peser sur eux l’aristocratie Suédoise de Finlande. Cette tyrannie se serait manifestée surtout par l’interdiction de donner l’enseignement en Finnois dans les écoles. Ces deux ordres de faits sont également controuvés.

C’est Alexandre ier qui, sous sa forme politique actuelle, a été l’organisateur du grand-duché et il s’est engagé solennellement à en respecter les institutions. Un demi-siècle plus tard, Alexandre ii ratifiait un article organique voté par la Diète et ainsi conçu : « Aucune loi fondamentale ne pourra être faite, modifiée, interprétée ou abrogée que sur la proposition de l’empereur grand-duc et du consentement de tous les ordres ». Le texte est d’une clarté évidente.

Quant aux écoles Finnoises, voici une intéressante statistique publiée dans le Temps par M. René Puaux : il y avait en Finlande, en 1898, 1.356 écoles rurales de langue Finnoise contre 274 de langue Suédoise, 17 des deux langues et seulement 3 de langue Russe. Ces écoles étaient fréquentées par 72.991 élèves, soit 61.597 pour les écoles Finnoises, 11.278 pour les Suédoises et 116 pour les Russes. Dans les écoles urbaines, 19.314 enfants recevaient l’enseignement en Finnois et 6.603 en Suédois. C’est une proportion d’un à cinq, proportion rigoureusement équivalente à la situation numérique des deux nationalités. En présence de ces chiffres, qui oserait soutenir qu’un des éléments (le plus nombreux) ait été opprimé par l’autre ? D’ailleurs Finlandais de race Suédoise et de race Finnoise sont unis dans une même protestation, dans une même résistance à la tyrannie Russe, bien réelle celle-là.

Puisse cette résistance être assez durable et assez énergique pour donner au gouvernement impérial le temps de comprendre la criminelle folie qu’il a entreprise : c’est notre vœu d’amis de la Russie, car la Russie, nous l’avons dit plus haut et nous tenons à laisser nos lecteurs sur cette pensée — n’est gouvernable qu’en tenant compte des différences essentielles qui distinguent ses peuples et en donnant satisfaction à leurs légitimes aspirations. Hors de cela, point de salut ; hors de cela, ce seraient la révolution

forcée, la course à l’abîme obligatoire.

BIBLIOGRAPHIE



Ont paru récemment :

Chez Hachette et Cie (79, boulevard Saint-Germain, Paris). — Histoire du xve arrondissement de Paris, par A. Doniol, ancien conseiller d’État (12 fr.). — Le commandant Lamy, d’après sa correspondance et ses souvenirs de campagne, par le commandant Reibell (7 fr. 50). — Edgar Quinet, extraits de ses œuvres (3 fr. 50). — Les débuts de la Révolution dans les départements du Cher et de l’Indre, par Marcel Bruneau. (7 fr. 50). — Avocats et magistrats, par Edmond Rousse, de l’Académie Française (7 fr. 50). — Tacite, par Gaston Boissier (3 fr.50).

Chez Calmann-Lévy (3, rue Auber, Paris). — Donatienne par René Bazin (3 fr. 50). — La fin d’une amante, par Camille Bruno (3 fr. 50). — L’Inde (sans les Anglais), par Pierre Loti, de l’Académie Française (3 fr. 50). — Voix de la terre et du temps, par Louis Mercier (3 fr. 50). — Chasses et gens d’Abyssinie, par Hugues Le Roux (3 fr. 50). — L’hostilité conjugale, par Henry Rabusson (3 fr. 50).

Chez Plon-Nourrit (8, rue Garancière, Paris). — Le Pérou, par Auguste Plane (4 fr.). — La triste aventure, par Jean Morgan (3 fr. 50). — Le marquis de la Fayette et la Révolution d’Amérique, par Charlemagne Tower, traduit de l’Anglais par Mme Gaston Paris, tome ii (8 fr.). — Conte bleu, par Jean de la Brète (3 fr. 50). Amour et science, par Henri Doris (3 fr. 50). — L’épave, par J.-H. Rosny (3 fr. 50). — Victimes de Paris, par Ernest Daudet (3 fr. 50). — Entre le Tibre et l’Arno, par F. de Navenne (3 fr. 50). — La race, par Fernand Dacre (3 fr. 50). — Sibérie et Californie, note de Voyages par Albert Bordeaux (4 fr.). — Le comte de Gobineau et l’Aryanisme historique, par Ernest Seillière (8 fr.).

Chez Berger-Levrault (Nancy et 5, rue des Beaux-Arts, Paris). — Étude sur le combat naval, par René Daveluy (2 fr. 50). — L’uniforme des chasseurs à pied, par le lieutenant Dieterlen, avec planches en couleurs (5 fr.). — Précis des successions coloniales, par A. Dejean de la Batie (7 fr. 50). — Libre-penseur et chrétien, par le contre-amiral Reveillère (2 fr.). — La méthode de dressage des chevaux de la cavalerie italienne, par le lieutenant-colonel Picard (2 fr.). — Règlement du 22 octobre 1902 sur l’Instruction de la gymnastique (l fr.). — Voyage en France 27e série (Bourbonnais et Haute-Marche, par Ardouin Dumazet (3 fr. 50).

Chez Félix Alcan (108, Boulevard Saint-Germain, Paris). — Le Diabète et l’alimentation aux pommes de terre, par A. Mossé (5 fr.). — La morale de la raison théorique, par André Cresson (5 fr.). — Les obsessions et la psychastenie, tome ii par les professeurs F. Raymond et Pierre Janet (14 fr.). — L’énigme sociale, par A. Penjou. — Le péril américain, par Paul Sée (3 fr.). — Le sentiment religieux en France, par Lucien Arreat (2 fr. 50). — L’Image mentale (évolution et dissolution), par le Docteur Philippe (2 fr. 50).

Chez Hollier-Larousse (17, rue Montparnasse, Paris). — Les fascicules 337 à 345 du Nouveau Larousse illustré, en sept volumes à 0 fr.50 le fascicule.

Chez Delagrave (15, rue Soufflot, Paris). — La science au xxe siècle, nouvelle revue illustrée des sciences et de leurs applications, publiée sous la direction de G. Maneuvrier (un an, 10 fr.).

Chez Armand-Colin et Cie (5, rue de Mézières, Paris). — Pages choisies des grands écrivains, Buffon (3 fr. 50). — L’Inde d’aujourd’hui, par Albert Metin (3 fr. 50). — Conspirateurs et gens de police ; le Complot des libelles, par Gilbert-Augustin Thierry (3 fr. 50)

Chez Gauthier-Villars (55, quai des Grands-Augustins, Paris). — Le froment et sa mouture, par L. Lindet (12 fr.). — L’acétylène, théorie, applications par Marie-Auguste Morel (5 fr.)

Chez Perrin (35, quai des Grands-Augustins, Paris). — Gentilshommes campagnards de l’ancienne France, par Pierre de Vaissière. — L’évolution des idées chez quelques-uns de nos contemporains, par Jean Lionnet. — La première invasion de la Belgique (1792), par le commandant de Serignan. — L’année politique (1902) par André Daniel. — Le Paradis de l’homme, par Marc Audiol (3 fr. 50). — La religion positive par Antoine Baumann. — Histoire du Lied, ou la chanson populaire en Allemagne, par Édouard Shuré. — Remember, par Charles-Adolphe Cantacuzène. — Correspondance de Chateaubriand avec la marquise de VSouvarof en Italie (campagne de 1799), par Édouard Gachot.

Chez Schleicher frères (15, rue des Saint-Pères, Paris). — Les Congrégations religieuses et la loi du 1er juillet 1901, par Eugène Naville (1 fr.). — Germains et Slaves, origines et croyances par André Lefèvre (3 fr. 50)

  1. Leroy Beaulieu : La Russie et l’empire des tsars.