Revue du Pays de Caux N°2 mars 1903/II

CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



Les sujets sont infiniment variés cette fois ; il s’est passé de tout partout. On a célébré le jubilé du pape et le centenaire de Quinet. Le Sultan a fait des risettes à l’Europe et Guillaume ii les gros yeux au Venezuela. Il y a eu des discussions religieuses et des discussions littéraires, des récits de voyageurs et des statistiques politiques, des grèves à Amsterdam et des jeux à Kristiania… On n’a oublié que cette pauvre madame Humbert dont la gloire est tombée dans le sixième dessous : peut-être quelque impresario avisé parviendra-t-il à l’en retirer. En attendant cette curieuse famille peut méditer à loisir sur la fragilité des choses humaines.

Sven Hedin et du Bourg.

L’explorateur Scandinave Sven Hedin n’a pas volé ses lauriers, mais la mort jalouse a volé les siens au jeune vicomte du Bourg. Sven Hedin s’était déjà, une première fois, attaqué aux plateaux neigeux du Pamir ; il avait franchi les monts Altaï et gravi jusqu’à une hauteur de 6300 mètres les pentes glacées du Monstagata. Plus tard il a exploré le sud-est du Pamir, l’effrayant désert de Takla-Makane et reprenant l’itinéraire suivi il y a six siècles par le fameux Marco Polo, il a gagné Pékin en traversant des solitudes au milieu desquelles gisaient, à demi enfouies dans les sables, de mystérieuses cités, dont les ruines réservent aux savants de 1950 plus d’une décevante énigme et d’une heureuse découverte. Sven Hedin a raconté ses voyages aux sociétés savantes de l’Europe et les ovations justifiées qui ont accueilli ses communications l’ont récompensé de bien des peines. La France au contraire n’a pu que déposer une palme voilée de crêpe sur le tombeau prématuré d’un de ses derniers-nés, déjà en route pour la gloire. À trente-deux ans, renoncant à une vie facile et douce, le vicomte du Bourg de Bozas avait résolu de consacrer sa fortune et ses forces à une œuvre grandiose. Parti le 2 avril 1901 à la tête d’une mission scientifique considérable, il parcourut l’Éthiopie, dressant la carte des régions encore mal connues et recueillant de précieux échantillons de leur faune et de leur flore. Après un séjour de quelque durée à la cour de l’empereur Menelik, le 4 mars 1902, la colonne se remettait en marche vers le sud et gagnait le lac Rodolphe. Le 18 septembre, elle atteignait le Nil aux environs de l’Albert-Nyanza ; le programme primitif était accompli ; il ne restait plus à du Bourg et à ses vaillants compagnons qu’à prendre le chemin du retour. Mais une ambition nouvelle se greffa sur celles qu’ils venaient de satisfaire ; ils voulurent tenter de revenir par l’Atlantique après avoir traversé le continent dans toute sa largeur. Ils s’enfoncèrent donc dans l’épaisse obscurité du Congo Belge. La mission y perdit son chef ; affaibli par les fièvres dont il avait contracté le germe dans les parages malsains du lac Rodolphe, le vicomte du Bourg ne tarda pas à expirer ; la mort le trouva héroïque comme il l’avait été devant les souffrances ; il léguait un souvenir ineffaçable à ses camarades et un grand exemple à la « jeunesse dorée » dont il faisait partie.

Les « Réformes » Britanniques.

Ce sont des « réformes » qui coûtent cher ! Zuze un peu ! Les plus récentes confidences du ministre des finances d’Angleterre nous apprennent qu’en quinze ans, de 1888 à 1903, les dépenses militaires ont passé de 397.993.560 francs à 680.700.000 francs, soit 291.706.450 francs ou 73 % d’augmentation ; la chose se comprend jusqu’à un certain point. L’armée Anglaise était en retard sur toute la ligne ; il y avait beaucoup à faire pour la mettre au niveau des exigences modernes. Mais ce qui est digne de remarque, c’est que les dépenses navales ont augmenté dans le même espace de temps de 324.997.375 à 775.000.000 de francs, soit 450 millions de plus en 1903 qu’en 1888 et cela sans préjudice des crédits exceptionnels pour la construction de nouveaux navires ; il ne s’agit ici que des dépenses annuelles. Or, nul ne prétendra qu’en 1888, la flotte Anglaise ne fût pas au niveau des autres flottes puisqu’elle les dépassait toutes en puissance numérique et les égalait à tout le moins en qualité professionnelle. Le total actuel du budget de guerre de la Grande-Bretagne atteint donc 1.730.000.000 de francs, ce qui signifie qu’il s’est accru en quinze années de plus d’un milliard.

La question n’est pas de savoir si l’Angleterre peut supporter ces frais énormes ; elle le peut. Son crédit et sa force de résistance financières sont bien au-dessus de ce que l’on croit ; mille folies n’en viendraient point à bout. Mais l’on peut se demander si elle en a pour son argent ; assurément non. L’économie, quand elle préside à de fortes dépenses, produit des merveilles ; mais chez nos voisins, le gouvernement pas plus que le particulier n’a le sens de l’économie. Le soldat Anglais revient très cher ; le marin également. Le canon et le torpilleur de même. N’empêche que la force Anglaise ne soit largement accrue désormais.

On se préoccupe d’ailleurs, outre-Manche, d’accroître la valeur de l’homme en même temps que celle de l’arme. Lord Selborne, premier Lord de l’amirauté, c’est-à-dire ministre de la marine et pas beaucoup plus compétent que M. Pelletan, seulement ayant un amiral pour collaborateur au lieu d’un professeur de chimie — a mis sur pied un projet draconien sur la formation du futur officier ; il prend le candidat à 12 ans et lui fait subir de neuf à dix années de préparation. D’autres propositions connexes méritent d’être signalées, par exemple l’assimilation des officiers combattants aux officiers mécaniciens, ceux-ci devant avoir désormais le commandement effectif dans les chambres des machines. On se rappelle ce qu’en France pareille assimilation a fait couler d’encre protestataire !

La Sardine.

Cette aimable et frétillante personne a fait beaucoup parler d’elle ces temps-ci. Elle a tourné le dos à nos pêcheurs Bretons, leur causant de terribles dommages ; on n’est pas arrivé à connaître les mobiles de ce fâcheux caprice ; il s’est trouvé pourtant un journal sérieux pour en faire remonter l’origine au cléricalisme des populations armoricaines ; le raisonnement était long et ingénieux, développé d’ailleurs avec une charmante modération ; on n’affirmait pas, on se contentait d’indiquer. L’enseignement religieux abrutissant ceux qui le reçoivent, il ne leur est pas possible de progresser dans leur carrière et, s’ils sont pêcheurs, ils n’arrivent pas à pêcher selon les données de la science, ce qu’ils feraient assurément s’ils étaient anciens élèves d’une école laïque : et alors la sardine ne pourrait plus résister… Si quelque étranger a lu cette élucubration-là, il a dû se dire que décidément il n’y avait rien de plus bête qu’un Français quand il se met à être bête ; et c’est juste. Heureusement que nous ne nous y mettons pas tout le temps.

Les Bretons, du reste, ont été secourus avec une ardeur, on pourrait dire une véhémence, inespérée. Oserait-on prétendre que c’est la seule émotion causée par leur détresse qui a provoqué cet effort et non point le souvenir de leur énergique résistance à de récents décrets ?… Ainsi notre diable de politique se fourre partout ; elle enlève à la charité ce qu’elle a de plus noble, la spontanéité et le désintéressement, et fait dire à des gens accoutumés d’avoir de l’esprit, de colossales sottises !

Un jury mal inspiré.

Et c’est encore elle, la gueuse, qui a induit le jury de Montpellier en une erreur dont les conséquences seront longues et terribles. Pourquoi, direz-vous, de braves Montpelliérains avaient-ils à décider du sort d’une quantité d’Arabes dont ils ignoraient le langage, la religion, l’histoire et l’état d’esprit ? C’est absurde, on ne saurait le nier : c’est un de ces illogismes qu’engendre notre manie d’assimiler les colonies à la métropole et d’appliquer à des populations indigènes des lois conçues par leurs conquérants. Mais tout en faisant la part du désarroi en lequel se sont trouvés jetés les cerveaux des estimables jurés devant l’apparition de ce monde Africain à la fois si candide et si corrompu, rien n’excuse la coupable faiblesse dont ils ont fait preuve en cette circonstance. La révolte, dont le village de Margueritte avait été le théâtre, l’an passé, était bien un acte de folie sanguinaire : ceux qui y ont pris part avaient bien la volonté de tuer. L’acquittement, dont ces criminels viennent d’être l’objet, ne peut engendrer dans leur esprit que la notion de la légitimité de l’insurrection ou celle de la faiblesse Française : et peut-être les deux à la fois. L’une et l’autre sont des notions infiniment dangereuses d’où peut sortir, en ces mêmes lieux, avant qu’il soit longtemps, une tentative révolutionnaire autrement funeste, mieux préparée, plus étendue, et qui se terminera par une large effusion de sang. Pesant sera, ce jour-là, sur la conscience des anciens jurés de 1903, le souvenir de leur indulgence irréfléchie ; et peut-être se rendront-ils compte — un peu tard — qu’un verdict plus sévère eût atténué leur responsabilité de justiciers plutôt que de l’aggraver. Ils comprendront alors ce que valent ces théories humanitaires, dures aux colonisateurs jusqu’à l’absurdité, tendres aux colonisés jusqu’à la démence, dont quelques rêvasseurs de bureau ont répandu, dans les sillons de la pensée Française, le germe morbide.

La prise de Kano.

Les Anglais, gens plus pratiques, n’ont point été demander aux habitants de Kano s’il leur convenait de devenir membres de l’empire Britannique ; et si quelque Kanotien s’avise de relever demain l’étendard de l’émir qu’on vient de détrôner, soyez sûr qu’on fera passer à ses concitoyens toute envie de l’imiter. Mais, au fait, vous ne devez pas savoir ce que c’est que Kano ; cette localité n’appartenait jusqu’ici qu’à l’histoire des querelles de rois nègres. Cette capitale a été reconnue par le traité Franco-Anglais de 1898, comme appartenant à la zône d’influence Britannique. Ville énorme aux maisons basses construites en boue séchée, Kano nourrit, paraît-il, près de 100.000 habitants et ce qui en augmente singulièrement la superficie, c’est que les terres cultivées par lesdits habitants sont comprises dans l’enceinte de la ville, de façon qu’en temps de guerre, les murailles étant garnies de défenseurs, les travaux agricoles puissent se poursuivre sans interruption. Kano est un grand centre de caravanes. Les Anglais y sont entrés sans trop de difficultés grâce à l’énergie du gouverneur des établissements du Bénin qui s’était mis en tête de réaliser cette conquête malgré les instructions contraires reçues de Londres. Mais c’est toujours ainsi, dans ces marches en avant ; elles ne s’opèrent qu’à coup d’audaces. Si nos officiers n’avaient point outrepassé leurs ordres, serions-nous à Tombouctou à l’heure actuelle ?

Ménélik et le duc d’Entotto.

En des jours d’affectueuse lune de miel, S. M. Ménélik « roi des rois » d’Éthiopie, comme il s’intitule modestement, s’était avisé de fonder un duché nouveau sur le sol de son royaume et de l’attribuer à M. Lagarde, ministre de la République Française près de son auguste personne. Ainsi devint M. Lagarde, duc d’Entotto ! Mais comme vous le savez, la roche Tarpéïenne est près du Capitole. M. Lagarde, qui plaisait tant sous son premier nom cessa de plaire sous le second. Peut-être bien n’est-ce pas de sa faute. Il est de très bon ton, chez nous, de se répandre en expressions d’enthousiasme admiratif à l’égard de Ménélik ; il est beau ! il est brave, il est noble, il est généreux, il est loyal, il a toutes les vertus et c’est, en somme, le modèle des souverains chrétiens ! Nous croyons que les soldats Italiens, faits prisonniers pendant la guerre de l’Érythrée, et mutilés par respect des anciennes coutumes auxquelles on ne voulait point renoncer, ont une médiocre estime pour le « christianisme » de Ménélik ; il est trop clair que la cruauté et beaucoup d’autres vices barbares règnent encore en Éthiopie et que l’idée chrétienne n’y existe même pas. Ménélik est, en effet, un barbare, mais un barbare élégant ; c’est quelque chose. L’élégance, ou pour mieux dire le goût des élégances, peut ramener à la barbarie les natures quintessenciées par la civilisation ; mais elle en dégage à merveille les natures primitives. Ménélik et sa cour sont en bonne voie ; c’est tout ce qu’il est permis d’en dire.

Le duc d’Entotto s’étant brouillé avec Sa Majesté, on a rappelé M. Lagarde ; et on a bien fait. Il faut de toute nécessité que nous ayons là-bas un représentant qui ait « l’oreille » du souverain ; car les intérêts confiés à sa charge sont considérables. L’Éthiopie, on le sait, est séparée de la mer par une sorte de morceau de Sahara égaré dans l’est du continent africain. Le commerce s’accroissant là comme partout, il fallait bien recourir à la locomotive pour annihiler ledit désert et mettre Addis-Ababa, capitale du royaume, à portée des navires d’Europe. Seulement, pour atteindre Addis-Ababa le chemin de fer pouvait partir de Zeila, port Anglais du golfe d’Aden ou bien de Djibouti, port Français. Les interventions énergiques autant qu’habiles du gouvernement Français, ont obtenu la préférence pour Djibouti ; mais tout n’est pas fini ; la ligne n’est encore construite que jusqu’à Addis-Harrar et justement on a appris qu’au mois dernier, Ménélik avait signé une convention secrète avec l’Angleterre l’autorisant à faire passer son Grand Central Africain (du Cap au Caire) sur le territoire Éthiopien. Il s’agit de bien surveiller les menées Britanniques et de défendre énergiquement nos intérêts ; il nous faut un nouveau duc d’Entotto.

Un Belge qui ne veut plus l’être.

Vient de paraître un roman historique écrit par un auteur Belge de beaucoup de talent, M. Albert du Bois. Non seulement ce roman raconte de l’histoire, mais il vise à en préparer ; c’est un plaidoyer passablement violent en faveur du retour à la France des provinces Wallonnes de la Belgique actuelle, et pour que nul n’en ignore, M. du Bois accompagne son livre d’une petite brochure « le catéchisme du Wallon » dans lequel il expose sa thèse avec une audacieuse franchise. La Belgique n’est qu’un mot ; il n’y a pas de Belges ; ce sont des hybrides, issus de rares mariages entre Wallons et Flamands : en réalité, Flamands et Wallons peuvent s’estimer, mais ils n’ont jamais pu et ne pourront jamais s’entendre ; on les a accouplés brutalement en 1815 ; tous leurs instincts vitaux les poussent à se séparer. Écoutez la fulgurante dédicace inscrite par M. du Bois en tête de son roman. « À la Ville de Liège, pour que ses fils n’oublient jamais la date glorieuse du 28 janvier 1792, date à laquelle par 9960 voix contre 40, leurs ancêtres votèrent la réunion à la patrie — à la ville de Tournai, pour que ses fils se souviennent que le roi Charles vii avait accordé à leur ville l’honneur de composer de ses seuls citoyens la garde de la personne royale comme à la plus brave et à la plus fidèle des villes de France — à la ville de Mons, en souvenir de l’enthousiasme, de la joie, du patriotique orgueil avec lesquels Mons, la première, acclama la gloire de Jemmapes — à la ville de Charleroi et à la ville de Namur, en souvenir de l’héroïque vaillance et du farouche désespoir avec lequels elles portèrent, les premières, le deuil de Waterloo ! » — Et tout cela est vrai. Certes, Liège, Tournai, Mons, Charleroi et Namur sont des villes Françaises. Elles le furent à plusieurs reprises ; en 1830, elles faillirent le redevenir. La prospérité et le vieux prestige royal du gouvernement de la Restauration étaient le plus sûr, le seul moyen de briser à notre profit les traités oppressants de 1815 ; le ministère, si décrié depuis, du prince de Polignac y travaillait et les provinces Wallonnes, qu’on avait réunies de force à la Hollande et qui détestaient le joug Néerlandais, allaient nous revenir lorsque la stupide révolution Parisienne de 1830 ressuscita les haines et les méfiances de l’Europe contre nous et provoqua en même temps la révolte de Bruxelles. On fabriqua la Belgique et nous dûmes renoncer aux espoirs prochains ; c’était payer bien cher l’honneur d’asseoir sur un trône boiteux un prince d’occasion.

Aujourd’hui qu’on le veuille ou non, la Belgique a derrière elle un passé de soixante-treize ans et ce passé est bon. Nos voisins ont vécu et prospéré sous la direction intelligente de monarques éclairés et par la collaboration loyale et dévouée de deux races très différentes l’une de l’autre et même très opposées l’une à l’autre. Qui voudra prendre la terrible initiative de détruire, de gaîté de cœur, un si heureux équilibre ? Le citoyen Belge qui l’oserait (si même cela était possible, ce qui resterait à démontrer) assumerait là une bien lourde responsabilité ; et quant aux Français, est-il bien certain qu’ils aient intérêt à toujours étendre les frontières, jusqu’aux limites du langage ? Ne vaut-il pas mieux pour un peuple que l’on parle sa langue au-delà du poteau où cesse sa domination ?… Grave question propre à de longs débats. De cet incident retenons pour l’instant ce fait que la France compte, en Belgique, de zélés défenseurs qui savent rappeler à l’occasion, à leurs compatriotes, leurs origines ethniques. Trois millions de Belges sont de race Française ; ils peuvent le rester tout en demeurant Belges.

Le triomphe de l’État.

Dediés aux partisans des ingérences de l’État dans tous les services publics, ces renseignements topiques, extraits du rapport de M. Chapuis sur le budget des chemins de fer. Pour le réseau de l’État, le cœfficient d’exploitation, c’est-à-dire le rapport général de la dépense à la recette s’est élevé, en 1901, à plus de 75 pour 100 ; or, il est de 56 pour la Compagnie du Nord, de 53 pour le P.-L.-M., de 57 pour l’Est et de 48 pour l’Orléans. La vitesse y est inférieure à celle qu’atteignent toutes les autres compagnies ; les retards dans les horaires sont beaucoup plus fréquents ; les indemnités pour pertes ou avaries de colis beaucoup plus nombreuses ; les agents y ont, au point de vue des salaires ou des retraites, une situation très inférieure à celle que leur font les compagnies ; enfin le réseau de l’État trouve moyen de payer son charbon beaucoup plus cher que les autres réseaux et d’en faire venir de l’étranger la plus grande partie : 216.000 tonnes sur 233.900 lui arrivent d’Angleterre. Résultat : depuis 1885, les chemins de fer officiels causent au Trésor un découvert de 500 millions de francs.

Après avoir loyalement constaté ces faits, qu’il eût du reste éprouvé quelque peine à dissimuler, le génial rapporteur conclut… au rachat par l’État des compagnies de l’Ouest et du Midi sous prétexte que l’expérience n’est pas concluante. Admirez cette aberration ! Il est concevable qu’on soit partisan de l’administration des chemins de fer par l’État, mais qu’on ne vienne pas dire que l’expérience n’est pas faite ; elle est faite partout : c’est le système le plus coûteux ; reste à savoir si son infériorité pécuniaire est compensée par ses beautés morales !

Poignée de faits.

M. Mesureur, le nouveau directeur de l’Assistance Publique, qui apporte à ses fonctions, comme on pouvait le penser, toute l’ardeur, tout le zèle, toute la générosité de cœur dont il a donné les preuves au cours de sa carrière, a fait apposer sur les murailles une affiche contre l’alcoolisme ; les marchands de vin, révoltés d’une si audacieuse innovation, l’ont pris de très haut et menacé d’un procès ; mais ils n’ont pas tardé à sentir que l’opinion ne serait pas avec eux et que le sentiment public commençait à tourner. Ils sont en effet au soir de leur règne et la croisade virulente contre l’alcoolisme, avec législation draconienne à l’appui, n’est plus qu’une question de temps dans tous les pays civilisés.

La grève d’Amsterdam a réussi : les employés des chemins de fer l’avaient amorcé sous prétexte qu’on avait engagé des travailleurs n’appartenant pas à leur syndicat ; puis elle s’est étendue ; pendant deux jours, Amsterdam s’est trouvée isolée du reste du pays et la grève générale eût éclaté si les patrons n’avaient pas mis les pouces. Mais où le bon sens Néerlandais apparaît, c’est que la conséquence de ce succès a été diamétralement opposée à ce que les révolutionnaires en espéraient ; à mesurer la gravité du péril, beaucoup de socialistes ont jugé qu’ils faisaient fausse route et poursuivaient l’application d’un remède pire que le mal.

Les Norwégiens, pendant ce temps, ont pris grande joie à leur Jeux du Nord. C’est là une institution nettement Scandinave. Les Jeux du Nord sont célébrés tous les deux ans tantôt à Stockholm, où ils furent inaugurés en 1901, tantôt à Kristiana. Les patineurs, les coureurs sur skis (larges patins de bois qui glissent sur la neige), les joueurs de Hockey sur la glace et tous les amateurs des sports d’hiver si passionnants s’y donnent rendez-vous. Et de folles cavalcades aux flambeaux déroulent leur fantasmagorie dans la nuit cristalline émaillée d’étoiles tremblottantes…

Abdul-Hamid et la note Austro-Russe.

Rien de ridicule vraiment comme la déférence timide avec laquelle, faute d’entente entre elles, les grandes puissances Européennes en sont réduites à aborder S. M. le Sultan pour essayer d’en tirer quelques bribes de réformes. Cette fois, le spectacle en est rendu plus ridicule encore par l’empressement souriant dudit Sultan à accorder un peu plus que ce qu’on lui demande. De la publication du récent « Livre jaune », il ressort que la diplomatie Française n’a pas failli à son devoir, qu’elle a été la première à signaler l’imminence du péril Macédonien et à conseiller une intervention Européenne. Cette intervention s’est produite sous la forme d’une note que les ambassadeurs d’Autriche et de Russie ont remise à la Porte. Les réformes réclamées par cette note sont moindres que celles stipulées, il y a vingt cinq ans, par le Congrès de Berlin et jamais appliquées ; il manque surtout la mesure centrale, indispensable, l’établissement du contrôle international ; l’Europe n’ose pas en parler. Abdul-Hamid, dans ces conditions, peut faire le généreux et rire dans sa barbe ; il sait que rien ne sera changé dans ses domaines, qu’il y aura tout simplement un papier de plus dans le carton où s’empilent, depuis soixante ans, d’inutiles projets et de fallacieuses promesses.

Morts illustres.

D’abord Ladislas Rieger, le célèbre leader Tchèque, gendre et successeur de Palacky. Il est mort à 84 ans ayant employé toute son existence à provoquer le réveil de sa nation, à rendre aux Tchèques la conscience de leur race, l’usage de leur langue, la connaissance de leur histoire. C’est un beau rôle et qui méritait l’apothéose funèbre par laquelle il a pris fin. Au cours de sa longue carrière, Rieger n’avait pas été sans se faire des ennemis, et ceux-là même qui lui devaient le plus n’avaient pas toujours su le comprendre et continuer d’avoir foi en lui. Mais combien toutes les divergences et toutes les querelles se sont vite tues devant la magnifique unité d’une telle vie dès que la mort, en y mettant fin, l’eût affirmée devant la Bohême attentive. Tout un peuple ému et reconnaissant a fait cortège aux restes mortels de Ladislas Rieger lorsqu’ils ont quitté le dôme central du musée national de Prague où ils venaient d’être l’objet d’un hommage enthousiaste. La vieille cité présentait, ce jour-là, un inoubliable aspect. Les murailles séculaires voyaient passer le cortège de la revanche ; Prague devait ressentir quelque chose de ce qu’éprouva la Rome chrétienne, lorsqu’émergeant de la profondeur des catacombes, elle parut au plein air de la liberté. Prague reconquise par les Tchèques sortait de même d’une rude servitude et voyait ses chaînes tomber autour d’elle. Dans les âmes de la génération qui fut témoin de ces luttes héroïques — plus héroïques peut-être par l’abnégation et la patience que celles des armes — le nom de Rieger vivra auréolé d’une juste gloire ; comme règne sur les cœurs Magyars le grand nom de Kossuth.

La France a fait à son tour des pertes sensibles : Gaston Paris, l’éminent administrateur du Collège de France, et Ernest Legouvé le vénéré doyen de l’Académie Française : un doyen dont on se flattait de célébrer, dans trois ans, le centième anniversaire, et l’ambition n’avait rien de démesuré. Legouvé, qui pratiqua jusqu’au bout le journalisme et l’escrime, avait fait paraître, il y a quinze jours à peine, son dernier article et pris, plus récemment encore, sa dernière leçon de fleuret ; c’est indiquer quelle vieillesse exceptionnellement vigoureuse était la sienne. La presse et les représentants des corps savants ont dit, en cette circonstance, tout ce qu’il y avait à dire en l’honneur de ces deux membres très distingués et très regrettés de l’Institut de France.

La tiare de Saïtaphernès.

Cela vous fait-il quelque chose d’ignorer si le front antique de Saïtaphernès, roi des Scythes, a réellement porté cet objet d’art exposé, il y a peu de semaines, dans les vitrines du Louvre avec de grands honneurs et condamné, aujourd’hui, comme suspect, à faire de la prison préventive dans une armoire obscure ? L’homme qui prétend l’avoir confectionnée, au seuil du xxe siècle, est arrivé à Paris avec ses croquis et ses maquettes. On fait une enquête sérieuse et on a raison ; un musée comme le nôtre doit au public mondial, qui vient en admirer les richesses, de ne lui offrir que d’authentiques reliques et de véritables objets d’art. C’est cette seconde partie de l’obligation à laquelle on oublie de songer. N’est-elle pas remplie ? Qui viendra nier la beauté artistique du joyau en question ? Et s’il est démontré qu’il a été fabriqué de toutes pièces à une date toute récente, ne conviendrait-il pas de le replacer dans une belle vitrine avec cette inscription : tiare dite de Saïtaphernès ciselée par M. Un tel sur les dessins de M. Un tel ? Ces deux faussaires ont tout de même droit à l’admiration des amateurs.

Dans cette affaire, il y avait, j’en conviens, le grand souvenir historique qui passionnait le débat. Mais en bien des cas, l’histoire n’est pas en jeu, et l’on entend des gens s’exclamer : Dieu ! quel admirable tissu, quelle merveilleuse tapisserie, quelle sculpture splendide — puis en apprenant l’origine récente de ces choses ils se détournent avec une grimace de mépris, comme si la soie brochée était devenue un torchon sordide, le petit point, une toile peinte, le marbre pur, un surmoulage grossier. Ce n’est pas ainsi que procède le sens artistique. Il proclame la beauté partout où il la rencontre.

Le beau est une royauté ; le temps en est la couronne.

Un grand honnête homme.

Lui ! Toujours lui !… Autrefois quand on disait « lui » tout court, cela voulait désigner le grand Napoléon. Aujourd’hui, c’est Roosevelt qui a usurpé la place. Le président des États-Unis trouble les cerveaux de l’élite et commence à agir sur l’imagination des foules. Voici un nouveau trait à l’actif de sa forte droiture et il est surprenant que les journaux n’aient pas insisté davantage sur un incident si caractéristique de la politique Américaine telle que Roosevelt l’a modelée. Le gouvernement Argentin, avec une habileté qu’il faut bien qualifier de malhonnête, fit des démarches à Washington afin d’obtenir l’adhésion des États-Unis à une déclaration de solidarité dans la banqueroute ; de par la doctrine de Monrœ, on aurait fait savoir solennellement à l’Europe que nulle dette d’État, contractée par un État Américain, ne saurait donner lieu, de la part d’une puissance Européenne, à aucune intervention armée, et que toute puissance Européenne qui le tenterait, trouverait devant elle la coalition des républiques du nouveau monde. C’était bien commode en vérité ! Par malheur, le président Roosevelt a fixé en quelques mots nets et précis, sa façon de comprendre la doctrine de Monrœ, et voici sa réponse : « Nous ne garantissons l’impunité à aucun État s’il se conduit mal, pourvu que le châtiment ne prenne pas la forme d’une acquisition de territoire en Amérique par une puissance non Américaine ». — La république Argentine en a été pour sa fourberie, laquelle n’augmentera pas beaucoup le crédit dont jouissent ses fonds d’État. Et l’on sait exactement, de ce côté-ci de l’Atlantique, jusqu’à quel point les États-Unis entendent se prévaloir du Monroïsme. Il sera difficile, aux successeurs de Roosevelt, de se tenir en deçà ou d’aller au-delà de la ligne tracée par lui avec cette robuste franchise et ce puissant bon sens dont l’opinion transatlantique accepte si volontiers les avis et applaudit les initiatives.

Une défaite victorieuse.

Le rapprochement Greco-Turc auquel la conclusion d’un traité de commerce entre les deux pays vient de donner une sanction pratique et l’envoi par le sultan d’une Mission extraordinaire à Athènes, une retentissante consécration est sûrement chose intelligente autant qu’imprévue. Après la guerre de 1897, on n’aurait point osé l’espérer et comme nous ne sommes ici suspect d’aucune tendresse envers la Turquie, on entend bien que c’est au point de vue Grec que nous nous plaçons pour nous réjouir. À Constantinople même, il y a 400.000 Grecs, à peine moins que de Musulmans. Dans le vilayet d’Andrinople, les Grecs sont deux fois plus nombreux que les Bulgares… En Épire il n’y a point de Slaves : dans toute la Turquie les Slaves sont de 6 à 700.000, alors que les Grecs sont de 5 à 6 millions. On comprend de quel intérêt réciproque peut être, pour le souverain Ottoman et pour les sujets Hellènes, la bonne entente et quels malheurs peut attirer une haineuse hostilité. Nous n’avons point approuvé la guerre de 1897, et c’est une chance providentielle qu’elle n’ait pas entraîné de fatales conséquences. Son issue aura été bien paradoxale ; elle aura libéré la Crête et abouti à une alliance Turco Grecque. Ainsi la défaite de la Grèce se tournera en une victoire de l’Hellénisme et c’est sur ce même Hellénisme que le Sultan se trouvera forcé de s’appuyer pour défendre son trône contre les appétits Bulgares !

Guillaume ii à Copenhague.

Il serait prématuré de tirer des conclusions politiques de ce qui vient de se passer à Copenhague. La visite de l’empereur d’Allemagne était prévue. L’espèce d’enthousiasme avec lequel il a été accueilli ne l’était pas. On sait bien que la cour a fait contre fortune bon cœur ; mais il semble que le pays n’ait point éprouvé les mêmes répugnances à saluer le petit-fils de celui qui mutila la patrie Danoise. Aussitôt les chroniqueurs se sont mis en frais d’imagination pour expliquer l’état d’âme du peuple Danois. L’état d’âme d’un Scandinave n’est jamais facile à déterminer ; l’esprit pratique y double l’esprit sentimental, se mêle à lui étroitement ; on ne sait où l’un commence ni où finit l’autre. L’avenir pourra seul indiquer s’il y a quelque chose de changé en Danemark ; présentement on n’aperçoit qu’un seul résultat, c’est la victoire morale remportée par Guillaume ii. L’empereur a amené un de ses adversaires réputés irréconciliables à s’incliner officiellement devant le fait accompli. La politique Allemande en est évidemment fortifiée et ce succès compense en partie, pour elle, l’échec subi au Venezuela où elle s’était engagée, avec maladresse d’ailleurs, sur un terrain dangereux ; le canon ou la retraite, telle était l’alternative Venezuelienne. Le rapprochement avec le Dansmark ne comporte point d’alternative ; l’Allemagne y gagne et, en tous cas, n’y risque rien.