Revue Musicale de Lyon 1904-02-10/Les Sonates de Beethoven

Les Sonates de Beethoven

POUR PIANO ET VIOLON
(suite)

Les trois sonates suivantes les 6e, 7e et 8e constituent l’œuvre 30. Elles sont dédiées au tzar Alexandre Ier. Aucune récompense ne fut envoyée à Beethoven à l’occasion de ces sonates. Cet oubli ne fut réparé que 12 ans plus tard. En 1814, lors du Congrès de Vienne, Beethoven fit hommage à l’Impératrice de Russie de la Polonaise en ut majeur pour le piano (œuvre 89). Sa Majesté lui fit remettre de suite 50 ducats. Elle se ressouvint alors des trois sonates dédiées 12 ans auparavant à son impérial époux. Elle s’informa si le Maître avait reçu quelque présent pour ces trois belles œuvres. Quand elle apprit que cette dette d’honneur n’avait pas été acquittée, elle s’empressa de faire remettre à Beethoven 100 ducats sur sa cassette particulière.

Les œuvres les plus importantes composées entre les deux sonates précédentes (œuvres 23 et 24) et les trois sonates (œuvre 30) sont la sonate en ut dièze mineur (œuvre 27) dite le Clair de lune et le quintette en ut majeur (œuvre 29) pour instrument à cordes, dit la Tempête.

C’est la basse, qui, après l’accord de la majeure doucement plaqué, entonne mezza voce pendant deux mesures l’allegro de la 6e sonate (œuvre 30 no 1). Le reste de cette phrase est fait d’une agréable succession de noires coulées. Il est manifestement écrit à trois parties. La partie supérieure et l’inférieure exécutent une marche harmonique en sens contraire, absolument typique. La seconde phrase en mi majeur est une première fois accompagnée par une simple batterie de croches à la Mozart. Le violon la reprend, non plus en noires liées, avec accentuation sur le deuxième temps, mais en croches détachées. L’accentuation est alors reportée sur une syncope à cheval sur le 2e et le 3e temps. Le piano au rythme binaire du chant en croches du violon oppose un rythme ternaire en triolets piqués. Un épisode est constitué par des répliques débutant par trois notes vivement attaquées et se continuant par un trait énergique en doubles croches. Les deux instruments reprennent cet épisode comme en canon. C’est le seul passage réellement animé et fougueux de cette première partie d’un caractère général plutôt calme et coulant.

L’adagio molto expressivo en majeur est la perle de cette sonate. Un la harmonique d’une pureté idéale se fait entendre. C’est le violon qui chante une mélodie d’une réelle noblesse et d’une grande élévation. Elle acquiert sur la deuxième corde un timbre plus pénétrant et plus expressif. Le piano redit ce chant. Puis dans une courte période en si mineur le violon touche l’âme par ses accents de supplication. Une période en majeur du piano est d’allure fière ; elle se termine par un point d’orgue sur l’accord de fadièze majeur.

Pendant tout ce qui précède et pendant la moitié de ce qui va suivre, un rythme moëlleusement saccadé, résultant d’une série ininterrompue de groupes formés d’une double croche pointée et d’une triple croche est enclavé dans les parties intermédiaires de l’accompagnement. Ce rythme contribue à accroître la puissance de l’expression. D’autres fragments d’œuvres de Beethoven sont aussi traversés par un rythme spécial et persistant, notamment l’allegro vivace à 6/8 de la symphonie en la.

Plus loin une modulation du piano amène le ton de si bémol majeur. Un chant grandiose est répété dans cette tonalité par les deux instruments. Le contraste qui se reproduit deux fois, d’une note grave émise avec douceur et d’une note aiguë lancée avec force, produit un effet saisissant.

Toute la terminaison de cet adagio est d’une délicatesse infinie. Elle charme délicieusement.

L’allegretto con variazioni n’a été écrit qu’après coup. Le final primitivement destiné à la sixième sonate est celui qui termine la sonate à Kreutzer. Beethoven le trouvant trop brillant pour la sonate (œuvre 30 no 1) l’en détacha et le remplaça par cet allegretto con variazioni. Il existe de cet allegretto une transcription pour piano à quatre mains, faite par Beethoven lui-même.

Le thème se compose de deux périodes de huit mesures reprises à tour de rôle par les deux instruments. C’est une mélodie calme, limpide et douce.

La première variation est au contraire vivante et animée. Le rôle prépondérant appartient au piano. Le violon se borne à lui renvoyer de courtes et nerveuses réparties.

Un chant en croches coulées du violon occupe toute la deuxième variation. Il est à la fois gracieux, vif et élégant.

La troisième variation c’est le triomphe de la main gauche qui pendant 32 mesures fait retentir un étourdissant roulement de triolets martelés.

Quatrième variation. Le violon attaque par des accords en simple et quadruple corde, secs mais doux, chaque période du thème, le piano achève la période par des notes ténues et liées. À la deuxième reprise frappe à son tour des accords secs et détachés.

La cinquième variation est tout à fait remarquable. La main gauche chante dans le grave, comme un violoncelle, le thème sans autre modification que sa transition en mineur. La main droite se tait. Le violon fait entendre un intéressant motif en contrepoint. À son tour la main droite redit deux octaves plus haut le thème mineur précédemment chanté par la basse, tandis que celle-ci répète exactement mais dans le grave la partie contrepoint du violon. Ces mêmes procédés se renouvellent dans la seconde période, qu’un accord en si bémol majeur vient clôturer. Ici se place un intermède tout à fait imprévu. Il est composé d’une série de groupe formés d’une double croche suivie d’une croche pointée. Trois de ces groupes d’un rythme un peu haché figuraient déjà à l’avant dernière mesure de la deuxième période du thème de l’allegretto. La main gauche puis le violon se renvoient alternativement quatre séries de ces groupes, puis la main gauche les accapare. Une transition s’éteignant peu à peu jusqu’à un morendo imperceptible ramène la sixième variation en six-huit et en la majeur. Voici revenues la bonne humeur et la franche jovialité. Leurs gais accents, un instant tempérés par l’intercalation d’un épisode finement ému, retentissent plus joyeux et plus éclatants jusqu’à la terminaison.

Quelle richesse de coloris, quelle fécondité d’imagination Beethoven a déployées dans ces variations. Chacune d’elles a son cachet spécial, sa physionomie bien personnelle.

Un abîme sépare les variations écrites par un Beethoven et les Grands Maîtres de ces misérables variations dépourvues d’idées, pauvres de style, dont le seul but est de faire briller un virtuose. Les creuses élucubrations sur le Carnaval de Venise et ses congénères sont tombées dans un discrédit mérité. Les variations dont Beethoven a émaillé quantité de ses œuvres, quelques-unes de ses symphonies, possèdent une haute valeur artistique et seront toujours en honneur. En résumé, dans cette sixième sonate, à un adagio, chef d’œuvre de goût et d’expression succèdent d’admirables variations. La première partie offre moins de relief.

(À suivre)
Paul Franchet.