Revue Musicale de Lyon 1904-02-10/César Franck

CÉSAR FRANCK

(Suite)
Les Béatitudes

Nous touchons ici à l’un des sommets de l’œuvre de Franck, à l’un de ces édifices qui se dressent sur le chemin de l’art comme pour montrer l’amorce d’une route nouvelle et qui subsistent dédaigneux des injures des hommes et des temps.

Paraphrase du Sermon sur la montagne, ce concis exposé de la morale évangélique, l’oratorio est naturellement divisé en huit parties, dont chacune présente antithétiquement un double tableau, par exemple les violents et les doux, les injustes et les justes, les cruels et les miséricordieux. Vers la fin de chaque partie, un chant s’élève, planant calme et grand au-dessus des mesures humaines : c’est la voix du Christ qui vient brièvement commenter le texte même de la béatitude. Cette mélodie divine, si caractéristique qu’on ne peut l’oublier dès qu’elle est apparue dans le prologue de l’œuvre, n’atteint qu’à la huitième et dernière Béatitude son complet développement, mais alors elle devient si sublime qu’on croirait, à l’entendre se dérouler comme on voit monter les volutes de la fumée d’encens sous les voûtes d’une cathédrale, assister réellement à la radieuse ascension des bienheureux vers les demeures célestes.

Malgré ces beautés extra-humaines, il est permis de faire quelques réserves sur cette œuvre colossale. Elle présente, en effet, des inégalités de styles parfois choquantes. Ainsi — je l’ai déjà indiqué plus haut, — lorsqu’il s’agit de peindre le mal arrivé à son paroxysme (les tyrans, les cruels et même le personnage de Satan, vraiment un peu conventionnel), Franck, ne pouvant trouver en lui-même l’expression de ce mal qu’il ne comprenait point, emprunte alors le style de l’opéra meyerbeerien, ce qui constitue avec le reste de l’ouvrage un contraste vraiment déplaisant. Malgré ces quelques faiblesses, les Béatitudes restent le monument musical le plus considérable qui ait été édifié depuis la Messe solennelle de Beethoven.

L’auteur de cet admirable commentaire de l’Evangile ne se figura jamais, dans sa modestie, que les Béatitudes fussent susceptibles d’être exécutées autrement que par fragments, et ce fut seulement après sa mort, en 1893, que l’exécu- tion intégrale de l’œuvre fut donnée aux Concert du Châtelet sous la direction de Colonne et produisit en son ensemble une si profonde sensation qu’elle fut immédiatement adoptée par la plupart des sociétés de concerts françaises, allemandes et hollandaises, au répertoire desquelles elle est restée.

Le Quatuor en Ré

Le premier mouvement de ce quatuor est très certainement la plus étonnante pièce symphonique qui ait été construite depuis les derniers quatuors de Beethoven. La forme, essentiellement nouvelle, consiste en deux morceaux de musique vivant chacun de leur vie propre et possédant chacun leur organisme complet qui se pénètrent mutuellement sans se confondre, grâce à une ordonnance absolument parfaite de leurs diverses parties.

Tous les compositeurs qui suivirent l’époque beethovienne s’en tinrent, quant à la forme, aux types déjà établis au xviiie siècle. Ni un Mendelssohn, ni un Schumann, ni un Brahms n’osèrent prendre le douzième ou le treizième quatuor de Beethoven pour point de départ, comme Richard Wagner basa tout son système symphonique sur l’impérissable Neuvième Symphonie. Il fallait être un architecte de sons aussi sûr de lui que l’était César Franck pour entreprendre une telle rénovation de formes, tout en conservant au morceau une coupe générale classique.

Au reste, le Quintette en fa mineur, la superbe Sonate de violon sont, comme le Quatuor, construits à l’aide d’un thème générateur qui devient la raison expressive du cycle musical, mais rien dans l’œuvre de Franck, pas plus que dans celle de ses prédécesseurs, n’égale en harmonieuse et audacieuse beauté ce type de musique de chambre unique aussi bien par la valeur et l’élévation des idées que par la perfection esthétique et la nouveauté de la forme.

Les trois derniers chorals pour orgue

Je passerai rapidement sur ces chefs-d’œuvre qui furent, comme je l’ai dit, la dernière émanation du génie de Franck et dont, atteint déjà par la pleurésie qui devait l’emporter, il fixa la régistration à son orgue de Sainte-Clotilde quelques jours avant de s’aliter pour ne plus se relever. Ces chorals sont écrits dans la forme de la Variation amplificative créée par Bach et reprise par Beethoven, mais deux d’entre eux au moins ont cela de particulier que le thème, à peine esquissé d’abord, se tait en même temps que se déroulent les variations et éclatent à la fin de la pièce en un triomphant avènement.

Je ne veux point, de peur d’abuser de la patience des lecteurs, parler des autres poèmes, Ruth, Rébecca, Psyché, des deux opéras Hulda et Ghisèle, des deux morceaux d’orchestre : Les Éolides et le Chasseur maudit, de la très belle Symphonie en , des compositions pour piano, avec des sons orchestrés, des neuf grandes pièces d’orgue, des mélodies et de la musique religieuse dont on trouvera la nomenclature chronologique à la fin de cette étude. Je passe donc au troisième aspect du maître, celui qui a trait à son enseignement.

(À suivre)
Vincent d’Indy.