Revue Musicale de Lyon 1904-02-10/Les Enfantines

Les « Enfantines »

de moussorgski

Au septième samedi de poésie et de musique du théâtre Victor-Hugo, une audition vient d’être donnée qui ne saurait laisser indifférents les lecteurs de la Revue musicale de Lyon. Au programme étaient inscrites les Enfantines de Moussorgski.

On connait l’admirable vitalité de la jeune école musicale russe et l’originalité de ses formules d’art ingénues et puissantes. Si certains mélomanes s’estiment amplement documentés sur la musique slave en feuilletant les œuvres de Moskowski, Tchaïkowski… et autres Russes de Meudon, la plupart de nos artistes contemporains vivent dans l’intimité musicale des Balakirew, des Borodine, des Rimski et des Glazounow. Peut-être même s’étonnera-t-on, un jour, en constatant combien ce culte fut silencieux et secret chez ceux qui tirèrent le plus de profit de ces fortes lectures. Sans l’école russe moderne, la genèse de certaines compositions contemporaines resterait inexplicable. Il est puéril de se livrer au petit jeu, d’ailleurs dangereux, de la paternité musicale, mais c’est un devoir de simple honnêteté que de retrouver la ligne rationnelle d’une évolution artistique et d’en dévoiler les transitions obscures. La distance énorme qui sépare, par exemple, la partition de Parsifal de celle de Pelléas diminue aussitôt qu’on y glisse quelques poëmes symphoniques russes et disparait complètement si l’on y place le mince recueil des Enfantines de Moussorgski.

De tous les créateurs de sa race, Moussorgski fut en effet celui qui poussa le plus loin la divination du futur. Et ce n’est pas dans la partition de Boris Godounow ni dans le Complot des Khovanski que l’on rencontrera ces véritables « prophéties » musicales, on les trouvera dans le plus menu des chefs-d’œuvre, dans la Chambre d’Enfants.

Ces sept mélodies, traduites en français sous le nom d’Enfantines constituent l’un des documents les plus originaux et les plus précis qui soient sur les sensations de l’enfance.

On a défini ce recueil « une suite d’instantanés musicaux où l’enfant est pris, fixé, avec sa malice turbulente, la précoce feintise de ses larmes, et sa soif du merveilleux toujours inapaisée ». L’Enfant, dont les dialogues avec sa nourrice, sa bonne « nianiouchka », sont notés sur le vif, s’éloigne absolument du type de bébé conventionnel des chromos et de l’habituelle littérature infantile. Ces petits Russes parlent, s’agitent, pleurent et sourient avec une charmante spontanéité. Leurs phrases, pas toujours achevées, se pressent sur leurs lèvres avec la délicieuse incohérence de leur âge. En quelques mots, Moussorgski évoque de vivantes scènes :

« Ah ! polisson ! mon fil, tu l’as pris !… L’aiguille à tricot… mon Dieu ! Tout est massacré… Le bas est taché, tout taché d’encre !… Va-t-en ! Dans le coin ! Vite !… Vilain laid !…

… Non, nianouchka, je n’ai rien fait vraiment ! Je n’ai pas vu ton bas, moi, ma nounou… Ce fil-là, qui l’as pris ?… Mais c’est le petit chat ! Et l’aiguille… le sais-tu ?… Mais c’est le petit chat ! Mais Michenka est très gentil, Michenka n’a pas bougé… Méchante, vieille nianiouchka ! tu es laide à faire peur, tu as le bout du nez tout culotté ; Michenka est propre et bien peigné, nounou a son bonnet tourné ! Michenka n’a rien fait et nianiouchka l’a mis au coin, l’a puni pour rien !… Micha est fâché ! Il n’aimera plus, non, mais plus du tout sa nianiouchka. Pour sûr !… »

Plus loin, c’est l’enfant agenouillé devant les saintes icônes et récitant avec une ferveur apprise une longue prière :

« Prends pitié, mon Dieu, de ma maman et mon papa. Protège mes deux frères, Wassenka et Michenka. Prends pitié, mon Dieu, de ma grand’mère malade. Donne-lui une longue vie sans chagrin. Elle est si vieille et si bonne, ma grand’maman !… Sauve aussi mon Dieu, tante Katia, tante Natascha, tante Macha, tante Liouba, tante Varia…, toutes les tantes…, oncles Pétia et Kolia, oncle Valadia et Gricha et Sacha… Prends-les sous ta garde. Protège aussi Filia, Mitia, Petia, Dacha, Pacha, Sonia, Donniouchka…, Niania !… eh ! Niania… je ne sais plus !… — Ah ! petite écervelée ! Combien de fois te l’ai-je dit !… Prends pitié mon Dieu de ta servante indigne ! — Prends pitié mon Dieu de ta servante indigne !… Niania, est-ce bien ? »

Mais le prodige est que ces vivantes évocations sont traduites musicalement avec une surprenante juste d’expression et une intense vérité. Pour Moussorgski, en effet, la musique n’est pas seulement la traduction de sentiments au moyen de sons, mais surtout la notation exacte du langage et des multiples inflexions de la parole humaine. De là ces phrases évocatrices, brisées, désarticulées, assouplies en des rythmes inusités sans cesse différents, empruntant les mesures à 5, à 7 et à 11 temps, alternant elles-mêmes avec les mesures habituelles et changeant jusqu’à 28 fois en 3 pages. De là, aussi, ces harmonies âpres et charmantes, inexpertes et géniales, d’une si précieuse originalité et d’une suavité exempte de toute mièvrerie.

Hélas ! c’est sans doute cette complication technique qui explique la rareté des exécutions de la Chambre d’Enfants. Depuis la première audition qui en fut donnée en 1896 par Mme Maria Olénine, aucune cantatrice n’avait osé inscrire à un programme ces pages délicates et redoutables.

Deux de nos compatriotes Mlle Pauline Vergnory et M. Émile Vuillermoz viennent d’accepter cette tâche difficile et en furent récompensés par un succès que nous sommes heureux d’enregistrer. Ces deux artistes donnèrent aux matinées Victor Hugo (dont M. Émile Vuillermoz est directeur musical) une exécution admirable de ces originales compositions qui exigent chez leurs interprètes une profonde science musicale et la plus grand conscience artistique. Mlle Pauline Vergnory qui n’a abordé l’étude du chant qu’après une complète formation de musicienne, et de brillantes études de piano et d’harmonie, réunit ainsi des qualités trop souvent séparées, qui en feront une interprète incomparable des œuvres modernes, inaccessibles à tant de brillantes cantatrices. Nous croyons savoir, d’ailleurs, que Mlle Vergnory et M. Vuillermoz doivent donner cet été en différentes villes, une série d’auditions d’œuvres inédites ou peu connues. Formons le vœu que Lyon ne soit pas oublié.

ZZZ.

« Parsifal » à New-York

Nous empruntons à une correspondance adressée au Musical-Times de Londres, par M. Krehbiel, l’éminent musicographe américain, les appréciations suivantes sur les représentations de Parsifal données depuis le 25 décembre au Métropolitain-Opéra de New-York.

« Je vous écris après la troisième représentation de Parsifal, qui va être suivie de sept autres avant la clôture de la saison ordinaire. Je parle donc en connaissance de cause. Eh bien, je puis attester en toute sincérité qu’à New-York autant qu’à Bayreuth, les auditeurs se sont conduits avec tout le décorum de circonstance et qu’ils ont manifesté une compréhension aussi sensible du drame religieux de Wagner que ceux qui ont fait le pèlerinage à la Mecque wagnérienne.

Au point du vue matériel, il ne peut y avoir aucune comparaison entre Bayreuth et New-York.

L’Opera House a reçu à chaque représentation presque trois fois autant de monde que peut en contenir le Festspielhaus de Bayreuth. Il n’y a aucune raison de craindre qu’il y ait un déclin de l’intérêt avant la fin de la saison. Si les espérances de M. Conried se réalisent, il pourra, au printemps prochain, informer le monde que Parsifal aura été révélé à quarante mille Américains, pour lesquels, jusqu’ici, l’œuvre avait été lettre morte, et que 180,000 dollars (900,000 fr.), auront été déboursés par la société mondaine. Il m’est impossible de dire combien il a été dépensé de cette énorme somme pour les représentations. Pour monter Parsifal, comme on dit en style de théâtre, on a dépensé 100.000 dollars (500,000 francs) ; mais dans cette dépense semblent être compris les frais de reconstruction de la scène de l’Opera House. Cette reconstruction était nécessaire pour pouvoir donner convenablement le drame de Wagner ; mais comme elle devait se faire même si Parsifal n’avait pas été joué, il n’y a pas lieu d’en tenir compte pour l’ouvrage de Wagner.

La première de Parsifal a eu lieu le 24 décembre. Le premier acte a commencé à cinq heures pour se terminer à sept. Il y a eu