Revue Musicale de Lyon 1904-02-10/Chronique lyonnaise

Chronique Lyonnaise

GRAND-THÉÂTRE


Cavalleria Rusticana

Cavalleria Rusticana est une œuvre intéressante, en ce sens qu’elle est le symbole d’un degré évolutif particulier de l’art italien, et comme l’archétype d’un stade de la transformation qu’a subie depuis trente ans l’esthétique musicale dans la péninsule.

Il est probable que les maestri se sont lassés un jour de s’entendre railler sur l’excès de convenu et d’irréel par où pêchaient leurs drames lyriques. On sait que l’œuvre de Rossini, celle de Donizetti et celle de Verdi ont pu être écrites à peu près intégralement avec un vocabulaire qui n’excède pas huit cent mots. Âme, fleur, étoile telle est la triade poético mystique sur quoi roulait tout leur poème et que paraphrasait adéquatement le ronron ternaire et berceur de leurs valses perpétuelles.

Citer Il Trovatore, Lucia di Lamermoor I Foscari, c’est rappeler qu’on s’est contenté longtemps de musiques simples, plaquées sur des sujets qui n’avaient même pas la prétention d’être compréhensibles.

Sous la double influence allemande et française, le vieux livret italien se démoda, et, de même que les compositeurs essayaient de se rattacher aux écoles modernes, les uns pillant Wagner, les autres démarquant Massenet cher à Léoncavallo, de même les librettistes évoluèrent, et, suivant à un quart de siècle de distance le mouvement français, ils introduisirent le réalisme dans le drame lyrique ; et, comme ils ne font rien à demi, nous voyons succéder aux fades romances d’antan, des œuvres où le débraillé, la lourdeur, la vulgarité, le prosaïsme, s’étalent avec outrance ; on a voulu faire du vrai, on a fait seulement du trivial et du commun ; en forçant la note, on a poussé le réalisme jusqu’au naturalisme à la Zola : ce sont les doctrines de Germinal et de la Terre appliquées au théâtre lyrique.

Cavalleria Rusticana est le prototype de ce genre nouveau. On ne peut imaginer plus banale et plus grossière aventure que celle de ce marchand de vins qui trompe sa maîtresse avec la femme d’un charretier. Je n’ai pas lu l’œuvre italienne, mais je doute qu’elle soit d’un charme bien pénétrant. La traduction française est, en tout cas, d’un manque absolue de lyrisme. Il y a des récitatifs qui ont l’air d’une gageure, et rappellent les plus sinistres bouffonneries des Gargouillada des Folies Dramatiques. Que pensez-vous de l’alexandrin : « Il a dû rester chez le maréchal ferrant ? » Il y a aussi une strophe sur les provisions de vin qu’on a été faire à la ville tout à fait jolie et poétique.

La partition n’est peut-être pas aussi déplorable que le drame, sans être cependant un chef-d’œuvre, tant s’en faut. Elle est surtout volontairement violente et tapageuse, elle est aussi bien souvent banale et constamment inélégante. Je ne parle pas de réminiscences excessives, et de ressemblances exagérées : nous savons que c’est là une des caractéristiques de l’école italienne contemporaine et la Bohème nous a blasé là-dessus. Les pages les plus sincères et les meilleures sont les plus simples : des chants populaires, comme l’air Ô Marjolaine, ou la chanson à boire. Mais tout ce qui a une intention descriptive et réellement dramatique est d’un regrettable mauvais goût ; je n’aime ni l’ensemble : Bénissons le Seigneur ! bien banal, ni les duos pastichés de Massenet ; et il faut faire de sérieuses réserves sur le succès enthousiaste qui accueillit autrefois l’intermezzo, dont la meilleure qualité semble être sa simplicité de facture et d’instrumentation avec le seul quatuor des cordes ; mais quel relent d’italianisme vieillot s’exhale de cet accompagnement harpe en grande guitare et de ces pamoisons de violoncelles[1].

L’orchestration est constamment d’une pauvreté rare, avec des intentions d’être neuve et savante, qui sont pitoyables. Citons les accords de trombones qui veulent être lugubres et ne sont que bouffons, au moment où le charretier refuse de boire le vin offert par Torribio Ci tons aussi le tapage braillard des cuivres et de la batterie dans la phrase finale. Bien entendu, l’obnubilation du rythme ternaire est là, incessante ; on s’aime, on se menace, on se tue en mouvement de valse, dans un tourbillon à trois temps, sans repos. Il y a un long passage au début où cette manie est poussée jusqu’à l’impudence ; le timbalier bat la fondamentale sur les premiers temps de la mesure et la quinte sur les deux autres, régulièrement, comme un balancier de pendule. Ceci ne s’était encore vu que dans les pantalonnades de Music Hall.

L’interprétation de Cavalleria était satisfaisante. Mme Mazarin a le masque suffisamment dramatique, mais elle exagère un peu la mimique, trop théâtrale, trop en scène, trop convenue. Là, plus qu’ailleurs, il faut blâmer le hoquet tragique dont elle coupe ses phrases, et qui revient un peu trop souvent. Elle a été cependant intéressante dans ce rôle, dont le registre convenait parfaitement à son timbre, grave et prenant.

M. Gauthier a rencontré là un emploi, qui cadrait de tous points avec ses qualités d’énergie et de rudesse, avec ses qualités vocales aussi. Ce rôle lui convient comme celui de don José, comme tous ceux où il ne faut ni afféterie, ni mignardise, ni les vertus voisines de ces deux défauts.

Citons encore M. Dufour, très bon ; Mlle de Véry, vaguement suffisante, et Mme Joet, parfaitement invraisemblable de froideur et d’inconscience de son rôle. L’orchestre très bon, comme toujours.

Le Légataire universel

La macabre comédie de Regnard prêterait à d’intéressants commentaires que la place limitée dont je dispose me dispense d’étaler ici. Il ne semble pas, en tout cas, qu’il fût particulièrement indiqué de la muer en opéra comique. C’est pourtant ce qu’a cru devoir faire l’auteur de Jacqueline et de l’Enclume.

De cinq actes, le Légataire a été réduit en trois, tout en en conservant le texte alexandrin. On y a simplement introduit des couplets, pas beaucoup, et pas bien compliqués. Ainsi transformé, le Légataire rappelle ces pièces (précisément toujours en 3 actes) auxquelles une réglementation barbare due au gouvernement impérial (le second) obligeait d’infliger des couplets pour qu’elles pussent être jouées dans les théâtres non subventionnés (Gymnase, Vaudeville), les pièces sans chansons étant réservées aux seuls théâtres nationaux[2].

La musique de M. Pfeiffer n’est pas bien méchante : soyons comme elle ; citons avec éloge la jolie mélodie : « Tu la connais depuis longtemps, mon adorée, » avec son allure de romance, un peu vieux jeu, un peu Si j’étais roi, mais si gentille ; l’air « trente ans, trente ans, landerirette » vieillottement guilleret, avec son appoggiature sénile, et son air sautillant de petit vieux qui suit les grisettes ; le trio de l’apothicaire, qui serait drôle s’il était enlevé ; le quatuor du fils posthume, d’une si folâtre ressemblance avec le trio « Eh pardieu oui ! C’est une femme. » des Mousquetaires au Couvent ; la fugue de la léthargie, régulière comme un canon et beaucoup moins ennuyeuse que celle de Samson ; une récidive de la romance initiale, et c’est tout.

Au fond, tout cela est très gentil : c’est évidemment très supérieur aux Cloches de Corneville mais il n’apparaît pas que cela soit bien plus savant que les Mousquetaires ou Boccace. C’est de très mignonne opérette. Rien de plus, et n’était l’âge et la position éminente de l’auteur, on serait presque tenté de dire que c’est une œuvre de jeunesse, sans aucune prétention harmonique ni orchestrale. Il y avait un moyen de sauver la situation, c’était de brûler les planches, de jouer avec un entrain endiablé, de supprimer les entr’actes, et d’en faire une bouffa, une farce italienne. Mais on a déclaré en haut lieu qu’un spectacle du samedi devait finir tard pour que le bon peuple en ait pour son argent : nous nous inclinons respectueusement devant ces hautes considérations d’esthétique.

L’interprétation a été très bonne : MM. Merle-Forest, Vialas, Dufour, Roosen, la délicieuse Mlle La Palme, la gentille Mlle Gavelle (une révélation Mlle Gavelle en perruque rousse) ont fait ce qu’ils ont pu pour extraire quelques bravos d’un public revêche.

Edmond Locard.

LES CONCERTS

Symphonie Lyonnaise

(3 Février)

Le concert (le troisième de la saison) donné mercredi dernier, par la Symphonie Lyonnaise, avec son programme très varié, a montré nettement à l’excellente compagnie si activement dirigée par M. Mariotte, quelle est pour elle la ligne à suivre dans la composition de ses programmes.

Les œuvres classiques jouées l’autre jour (Symphonie en et ouverture de Coriolan) ont reçu une interprétation tout à fait intéressante, tandis que les œuvres modernes España, de Chabrier, et surtout l’ouverture des Maîtres Chanteurs avec sa redoutable polyphonie, ont été quelque peu sacrifiées. Ces œuvres exigent, en effet, chez les exécutants des qualités de justesse et de précision que peuvent difficilement obtenir des amateurs, surtout avec un nombre relativement restreint de répétitions. Il n’en reste pas moins que même dans ces œuvres modernes, les amateurs de la symphonie ont fait preuve d’excellentes qualités.

L’exécution de la Symphonie en ré de Beethoven fut remarquable et vraiment très bonne, si l’on oublie un défaut de justesse assez sensible dans le premier morceau. M. Mariotte a conduit avec le plus grand soin cette œuvre si pure et si noblement expressive. L’orchestre a chanté avec beaucoup de finesse la beauté candide du larghetto et on ne saurait lui faire un reproche des changements de mouvements apportés à cette partie. Ces légères modifications n’ont nullement nui à la beauté des mélodies et à aucun moment, quoiqu’on en ait dit, n’ont transformé cet andante en mouvement de valse ; elles sont du reste très nettement indiquées par Beethoven lui-même et par ses commentateurs. Dans son ouvrage bien connu sur Beethoven, Schindler qui fut le fidèle compagnon du Maître pendant les dernières années de sa vie, écrit : « Ce larghetto modifie souvent le mouvement et reste allegretto jusqu’au thème en la mineur où recommence le mouvement du larghetto. Le morceau en ut majeur devient un peu plus pressé, ce qui en augmente la force et l’effet… Grâce à cela l’orchestre est constamment tenu en suspens… »

Guillaume de Lenz dans un de ses ouvrages dit également : « Beethoven aurait voulu savoir le larghetto accidenté de mouvements divers, correspondant aux situations du morceau qui est très long… Les termes poco accelerando, poco allegretto, accelerando, meno accelerando, in tempo, suffiront pour accidenter le terrain merveilleusement fleuri du larghetto, unique en musique pour son expression amoureusement badine. »

Le quatuor est toujours en progrès bien que les altos et les violoncelles écrasent peut-être un peu les seconds violons ; les bois sont très satisfaisants et c’est aux cuivres que l’on pourrait faire le plus de reproches : trombones et cors (en exceptant le premier cor vraiment très bon) sont généralement peu sûrs et peu précis ; mais nous aurions bien tort de nous montrer trop difficiles ; la Symphonie lyonnaise nous offre les seuls concerts d’orchestre que nous puissions entendre à Lyon ; nous devons être très reconnaissants à M. Mariotte et à ses dévoués amateurs de leur ardeur et de leur bonne volonté.

J. Catonet.

Concert Fauré

Nous publierons dans notre prochain numéro le compte rendu du concert Fauré donné dimanche à la Salle Philharmonique, une erreur de transmission postale nous empêchant de l’insérer aujourd’hui.

MM. les Artistes et Organisateurs de Concerts qui désirent qu’il soit rendu compte de leurs auditions sont priés d’adresser un double service à la Rédaction de la Revue Musicale de Lyon, 117, rue Pierre-Corneille.

  1. Il serait intéressant de comparer l’intermezzo au nocturne qui joue un rôle identique dans la Navarraise de Massenet. On sait que la Navarraise est le contrecoup de Cavalleria, de la même manière que Cendrillon est la réfraction d’Haensel und Gretel.
  2. C’est ce qui explique les couplets de la Dame aux Camélias.