Revue Musicale de Lyon 1904-02-10/À Travers la presse

À travers la Presse

Du Courrier de Francfort :

On sait que, toute sa vie, Richard Wagner eut à se débattre contre de terribles difficultés d’argent et qu’il y aurait succombé peut-être sans la généreuses assistance de Liszt et de Louis ii. Au temps de sa plus rude misère, il avait été trop heureux de céder au théâtre de Stuttgard, moyennant un forfait de cinquante ducats par représentation, le droit de jouer Tannhauser, Lohengrin et le Vaisseau fantôme. Le prix était dérisoire, comparé aux droits d’auteurs que touchaient, sur n’importe quel opéra, les autres musiciens. Aussi, lorsque les dilettantes de Stuttgard voulurent connaître Tristan, M. Batz, l’homme d’affaires de Wagner, essaya-t-il de faire réviser le traité et d’obtenir que son client pût désormais prélever sur chacun de ses ouvrages, comme tous les compositeurs, dix pour cent de la recette brute. L’intendant du Théâtre Royal de Stuttgard était alors M. de Gunzert, ancien conseiller de justice, ancien conseiller d’État, administrateur prudent, juriste consommé, mais parfaitement ignorant des choses de la scène et qui, avant de diriger son théâtre, n’y avait jamais mis les pieds. Faire des économies, c’était tout son programme. Aux premiers mots de M. Batz, M. de Gunzert se récria avec indignation : « Quoi ? M. Wagner m’a déjà vendu trois de ses opéras et il prétend aujourd’hui me les revendre plus cher ? Dites à M. Wagner qu’il peut écrire maintenant tous les ouvrages qu’il voudra : on ne les jouera jamais au théâtre de Stuttgard ! » Cependant, le génie du grand novateur avait fini par s’imposer à ses compatriotes. Dans toutes les villes d’Allemagne, on acclamait Tristan. À Stuttgard, comme partout, critiques et amateurs demandaient à grands cris le chef-d’œuvre nouveau. M. de Gunzert demeurait inflexible. À ceux qui l’interrogeaient sur les motifs de son inexplicable résistance : « Comment voulez-vous, disait-il que je monte un nouvel ouvrage de ce M. Wagner ? Il fait des opéras si longs que cela coûte au théâtre de gros excédents de gaz et il veut encore que je lui donne le dixième de ma recette ! »

Sur ces entrefaites, le chef machiniste de Stuttgard, M. Lautenschlæger, reçut un jour de son collègue munichois un télégramme ainsi conçu : « Richard Wagner arrive demain ; il veut aller au théâtre. Retenez pour lui deux places. » M. Lautenschlæger se rendit aussitôt chez M. de Gunzert, qui, au seul nom du compositeur, éclata en imprécations : « Voilà qui est trop fort ! Cet homme me brûle tout mon gaz, veut me vendre deux fois ses pièces et ose me demander des billets de faveur ! — Mais, Excellence, c’est un grand honneur pour nous que Richard Wagner désire nous entendre. — Un honneur ? C’en est un pour le théâtre quand Sa Majesté daigne y venir, ou les princesses ou les ministres ; mais que nous fait la visite de ce M. Wagner ? » À ce moment, le secrétaire de l’intendant royal crut devoir intervenir et appuya la demande du machiniste. « Enfin, dit M. de Gunzert, je vais vous donner deux places d’amphithéâtre. — Votre Excellence n’y songe pas : Richard Wagner au poulailler ?… — Pensiez-vous que j’allais lui donner une loge comme au roi, aux princesses ou aux ambassadeurs ? Là-dessus, le machiniste, impatienté, salua et prit la porte. Il l’avait à peine franchie que l’intendant le rappela et, lui présentant deux billets : « Allons, dit-il, voilà deux fauteuils d’orchestre ; mais c’est bien pour vous et pour qu’on ne se moque pas de moi. »

Le jour suivant, l’excellent machiniste s’empressa d’aller à l’hôtel Makart, où venait d’arriver le Maître, et de lui remettre les deux billets : « De qui les tenez-vous ? — De l’intendant, M. de Gunzert, — C’est dommage, dit Wagner, il faudra que j’aille lui faire visite, et je ne tenais pas à le voir. Mais je vous remercie tout de même, ajouta-t-il en souriant ; j’aurai au moins ce soir, M. Lautenschlæger, le plaisir d’admirer vos ouvrages. » Et le soir, en effet, le musicien se rendit au théâtre. On jouait un opéra, qui s’appelait Ondine, dont les décors lui plurent infiniment. Le lendemain, ponctuel comme un plénipotentiaire dans l’accomplissement de ses devoirs de politesse, Richard Wagner se présenta chez l’intendant. Espérant bien n’être pas reçu, il préparait déjà sa carte de visite. Mais on lui répondit que M. de Gunzert était chez lui. Il entra. Intendant et musicien se saluèrent d’abord en grande cérémonie. Wagner, très courtois, vanta le théâtre, l’orchestre, les chanteurs. Et M. de Gunzert, mis à l’aise, jugea le moment opportun pour traiter à l’amiable la question des droits d’auteurs, « Oh ! Monsieur l’intendant, interrompit son hôte, je ne m’occupe jamais de ces choses-là : cela regarde mon homme d’affaires, — Vous devez pourtant savoir que l’on me demande de monter Tristan. Dites-moi M. Wagner, est-ce aussi long que vos autres ouvrages ? — Je le crains, — Eh bien ! M. Wagner, convenons d’une chose. Votre musique me coûte, en gaz, un argent fou. Faites-moi, dans chacune de vos pièces, une coupure d’une demi-heure : Je monte Tristan et je vous donne dix pour cent sur la recette. Avec mes économies de gaz, je peux faire cela pour vous. » Et, satisfait d’avoir posé si carrément la question, M. de Gunzert attendait, sûr de la victoire, l’acquiescement de son interlocuteur, lorsque Wagner, non sans réprimer un sourire, se leva et lui dit : « Désolé, Monsieur l’Intendant, mais cela ne peut pas s’arranger. Non seulement je ne ferai pas de coupure, mais je suis obligé de vous interdire de retrancher une seule note à l’un quelconque de mes ouvrages. — Eh ! pourquoi donc ? — Je vais vous le dire, Monsieur de Gunzert : je suis gros actionnaire de la Compagnie du gaz. » Après s’être incliné profondément, il prit la porte et sortit. M. de Gunzert demeura un instant silencieux ; puis se tournant vers son secrétaire : « Ce M. Wagner, dit-il, s’est peut-être moqué de moi. »