Revue Musicale de Lyon 1904-01-26/À Travers la presse

À TRAVERS LA PRESSE

La Première de « Tristan » à Rome

La presse italienne ne cesse, depuis quelque temps, d’exalter la première représentation à Rome, de Tristan et Isolde, qui aurait été un véritable triomphe musical. Un correspondant du Guide Musical relate quelques incidents de cette première, qui donnent une haute idée du goût italien :

« Le vieux Mancinelli avait, pour cette circonstance, secoué son orchestre, ordinairement si nonchalant, et il dirigea l’œuvre entière avec une ardeur toute juvénile ; toutefois, il ne put empêcher les violoncelles, pendant le discours du roi Marke, de transformer leur partie en une charmante cantilène italienne. Le jeune matelot, que l’on apercevait suspendu dans les cordages, entama sa chanson un quart de ton trop bas, et, pour bien montrer la délicatesse de son oreille musicale, descendit progressivement jusqu’à un bon demi-ton. Tristan eut, à plusieurs reprises, quelques velléité de suivre cet exemple, pendant que Brangœne et Isolde se contentaient d’ajouter à leur partie de ravissants trémolos, et que Kurwenal changeait la rudesse voulue de son air du premier acte en un legato tout à fait délicieux et joli.

« Mais ce qui compléta le caractère éminemment artistique de cet première sensationnelle et tant admirée au delà des Alpes, ce fut l’entrée des souverains dans la loge royale. Isolde venait de réclamer le philtre et Braugœne s’agitait autour d’elle quand, sur un signe de Mancinelli, elles s’avancèrent dans une attitude toute militaire vers la rampe, tandis que l’orchestre, debout, exécutait la Marcia reale aux applaudissements de toute la salle. Le public cria bis ! et l’orchestre allait la reprendre, quand d’énergiques silenzio ! le rappelèrent à sa partition… »

Ces anecdotes ne manquent pas de saveur, surtout si l’on se rappelle que Wagner voulait confier aux Italiens la création de Tristan !

Les Pelléastres

Dans un article publié récemment par le Journal, M. Jean Lorrain parle de ce qu’il appelle les Pelléastres, adorateurs des musiques exquises de Debussy et qui, par opposition aux simples wagnériens, lui semblent être généralement des snobs prétentieux et nigauds, alors que, parmi eux, se trouve assurément un grand nombre de vrais et sincères musiciens.

Voici un extrait de ce très intéressant article :

« Ce public légendaire des premières de Lugné-Poé, vous le retrouverez Salle Favart, fidèle à toutes les reprises de Pelléas et Mélisande. Fervents des nostalgiques mélodies dont Grieg a souligné le texte de Peer Gynt ; enthousiastes aussi des orchestrations savantes de Fervaal, ils ont tous adopté, d’un unanime accord, la musique de M. Claude Debussy. Convulsés d’admiration aux pizzicati soleilleux du petit chef-d’œuvre qu’est l’Après-midi d’un faune, ils ont décrété l’obligation de se pâmer aux dissonances voulues des longs récitatifs de Pelléas. L’énervement de ces accords prolongés et de ces interminables débuts d’une phrase cent fois annoncée ; cette titillation jouisseuse, exaspérante et à la fin cruelle, imposée à l’oreille de l’auditoire par la montée, cent fois interrompue, d’un thème qui n’aboutit pas, toute cette œuvre de Limbes et de petites secousses, artiste, ô combien ! quintessenciée… tu parles ! et détraquante… tu l’imagines ! devait réunir les suffrages d’un public de snobs et de poseurs. Grâce à ces Messieurs et à ces dames, M. Claude Debussy devenait le chef d’une religion nouvelle et ce fut, dans la salle Favart, pendant chaque représentation de Pelléas, une atmosphère de sanctuaire. On ne vint plus là qu’avec des mines de componction, des clins d’yeux complices et des regards entendus ; après les préludes écoutés dans un religieux silence, ce furent, dans les couloirs, des saluts d’initiés, le doigt sur les lèvres, et d’étranges poignées de mains hâtivement échangées dans le clair-obscur des loges, des faces crucifiées et des prunelles d’au delà.

La musique est la dernière religion de ces siècles sans foi ; les auditions de Tristan et Parsifal entassent, au Châtelet, dans les places supérieures, une population ardente et figée d’hypnosme en tout point pareille à celle des premiers chrétiens assemblés dans les Catacombes ; mais, au moins, les adeptes de Wagner sont-ils sincères. Ils se recrutent dans toutes les classes sociales et l’humilité de vêtements, la laideur parfois sublime des visages contractés, témoignent de la ferveur et de la violence de leur foi : la religion de M. Claude Debussy a plus d’élégance ; les néophites en peuplent surtout les fauteuils d’orchestres et les premières loges, les stalles d’orchestre, aussi parfois, à côté de la blonde jeune fille, trop frêle, trop blanche et trop blonde à la ressemblance évidemment travaillée d’après le type de Mlle Garnde

Je regardais Lucie, elle était pâle et blonde

… et feuilletant d’une indolente main la partition posée sur le rebord de la loge, il y a tout le clan des beaux jeunes hommes (presque tous les debussystes sont jeunes, très jeunes), éphèbes aux longs cheveux savamment ramenés en bandeaux sur le front, visages mats et pleins aux prunelles profondes, habits aux collets de velours, aux manches un peu bouffantes, redingotes un peu trop pincées à la taille, grosses cravates de satin engonçant le cou ou flottantes lavallières, négligemment nouées sur le col rabattu quand le debussyste est en veston, et tous portant au petit doigt (car ils ont tous la main belle) quelques bagues précieuses d’Égypte ou de Byzance, scarabée de turquoise ou caducée d’or vert, et tous appareillés par couple. Oreste et Pylade, communiant sous les espèces de Pelléas ou fils modèles aux paupières baissées accompagnant leur mère, et tous, tous buvant les gestes de Mlle Garden, les décors de Jusseaume et les éclairages de Carré, archanges aux yeux de visionnaire, et, au moment des impressions, se chuchotant dans l’oreille jusqu’au fin fond de l’âme… Les Pelléastres ! »

Sur la nécessité d’entendre plusieurs fois la même œuvre pour la bien comprendre[1]

Les impressions de la musique sont fugitives et s’effacent promptement. Or, quand une musique est vraiment neuve, il lui faut plus de temps qu’à toute autre, pour exercer une action puissante sur les organes de certains auditeurs, et pour laisser dans leur esprit une perception claire de cette action. Elle n’y parvient qu’à force d’agir sur eux de la même façon, à force de frapper et de refrapper au même endroit. Les opéras écrits dans un nouveau style sont plus vite appréciés que les compositions de concert, quelles que soient l’originalité, l’excentricité même du style de ces opéras, et malgré les distractions que les accessoires dramatiques causent à l’auditeur ; la raison en est simple : un opéra qui ne tombe pas à plat à la première représentation est toujours donné plusieurs fois de suite dans le théâtre qui vient de le produire ; il l’est aussi, bientôt après, dans vingt, trente, quarante autres théâtres, s’il a obtenu du succès. L’auditeur, qui une première fois n’y a rien compris, se familiarise avec lui à la seconde représentation ; il l’aime davantage à la troisième, et finit surtout par se passionner tout à fait pour l’œuvre qui l’avait choqué de prime abord.

Il n’en peut être ainsi pour des symphonies qui ne se sont exécutées qu’à de longs intervalles, et qui, au lieu d’effacer les mauvaises impressions qu’elles ont produites à leur apparition, laissent à ces impressions le temps de se fixer et de devenir des doctrines, des théories écrites, auxquelles le talent de l’écrivain qui les professe donne plus au moins d’autorité, selon le degré d’impartialité qu’il semble mettre dans sa critique et l’apparente sagesse des avis qu’il donne à l’auteur.

La fréquence des exécutions est donc une condition essentielle pour le redressement des erreurs de l’opinion, lorsqu’il s’agit d’œuvres conçues, comme celles de Beethoven, en dehors des habitudes musicales de ceux qui les écoutent.

Mais si fréquentes, si entraînantes qu’on les suppose, ces exécutions même ne changeront l’opinion ni des hommes de mauvaise foi, ni des honnêtes gens à qui la nature a formellement refusé le sens nécessaire à la perception de certaines sensations, à l’intelligence d’un certain nombre d’idées. Vous aurez veau dire à ceux-là : « Admirez ce soleil levant ! — Quel soleil ? diront-ils tous ; nous ne voyons rien. » Et ils ne verront rien en effet, les uns parce qu’ils sont aveugles, les autres parce qu’ils regardent à l’occident.

Nous annoncerons toutes les œuvres musicales et les ouvrages se rapportant à la musique adressés à la Rédaction et nous rendrons compte des plus importants.

  1. Nous trouvons dans les œuvres d’Hector Berlioz ce passage qui nous semble tout-à-fait d’actualité au moment où est représenté à Lyon le Crépuscule des Dieux dont la complexité effraie plus d’un amateur à la première audition.