Revue Musicale de Lyon 1904-01-12/À Travers la presse

À TRAVERS LA PRESSE

La Damnation de Faust

Notre excellent confrère du Courrier Musical, M. Jean d’Udine, don’t les opinions musicales nationalistes sont bien connues, émet, à propos de la Damnation de Faust, les curieuses réflexions suivantes :

La frise en mosaïque du Grand Palais des Champs-Élysées porte, dans son dernier compartiment de droite, la liste des génies qui honorèrent le plus l’art français pendant le xixe siècle. On lit un seul nom de musicien : celui de Berlioz. Je pense que ce choix est bon. De tous les compositeurs nés depuis cent ans, sur le territoire des Gaules, Berlioz fut non seulement le plus grand, mais encore le plus représentatif de notre pensée nationale.

N’attendez pas de moi que je me lance dans une longue discussion ethnique sur les origines du maître dauphinois, ni que j’établisse un copieux parallèle entre les particularités de la musique germanique et celles de la musique française. Il suffit d’écouter un soir Siegfried à l’Opéra et d’aller le lendemain entendre, en matinée, la Damnation de Faust, pour constater clairement, ne fût-ce que par les degrés divers de notre fatigue cérébrale, que le caractère artistique de cette dernière œuvre est aux antipodes mêmes du caractère de l’autre. Vous me direz que ce critérium est bien vague. Dites plutôt qu’il est large et simple et convenez que, si notre époque n’était éprise d’analyse outrancière et stérile, on ne songerait pas une minute à taxer de germanisme un ouvrage comme la Damnation qui, loin d’évoquer la nature et la vie par la concentration sentimentale ou par la contemplation métaphysique, à la manière allemande, n’agite, au contraire, le fond de notre cœur et de notre intelligence qu’après avoir frappé nos sens par tout un monde d’images précises et concrètes.

Tout ce que nous savons, tout ce que nous ressentons, nous le tenons exclusivement de notre expérience et les données des sens, élaborées par nous ou reçues héréditairement de nos ancêtres, sont les seuls éléments de notre connaissance. Il semblerait dès lors que, les phénomènes physiques impressionnant également tout les hommes, chacun devait se montrer également sensible à la Beauté. S’il n’en est rien c’est parce que celui-là seul est artiste, qui, par la vivacité de ses impressions et de ses associations d’idées, rattache les phénomènes sensibles à tout un monde mental, ou qui, inversement, ne peut éprouver de sentiments sans remonter à leur source, aux impressions naturelles qui déterminèrent antérieurement toutes ses autres impressions de même ordre.

Ainsi se réalise, dans chaque être, l’union plus ou moins intime entre les sensations et les idées ; et nous aimons davantage, en vieillissant, l’immuable Nature, car elle enrichit sans cesse notre cerveau d’affections et de pensées nouvelles.

Lorsque j’avais vingt ans la tombée du crépuscule sur un marais me troublait déjà jusqu’aux larmes ; aujourd’hui ce spectacle m’est devenu plus évocateur, plus suggestif encore et j’espère bien voir, à quatre-vingts ans, si la vie me demeure clémente, la lune se lever sur les flots d’un cœur plus jeune, plus compréhensif et plus passionné qu’au cours de mon adolescence même.

Pour provoquer l’émotion de ses frères, l’artiste créateur ne dispose, comme la nature, que de moyens physiques. Lui non plus ne s’adresse qu’aux sens, et pourtant lui aussi pénètre, comme elle, jusqu’au plus intime de notre pensée.

Pour arriver à ce but moral, — je ne dis pas forcément moralisateur, — sans lequel il n’y a pas d’art élevé, deux systèmes s’offrent à lui : ou bien viser l’au-delà du phénomène dont il évoque les formes, et, par ce moyen parler le plus directement possible d’âme à âme (tous mes lecteurs, même les monistes, comprennent ce que j’entends par là) ; ou bien s’en tenir franchement aux formes matérielles dont il a sondé les significations secrètes, et s’en servir comme d’un symbole gardant toute sa beauté propre, toute sa teneur concrète, tout son agrément physique.

Je songe surtout au musicien qui, moins entravé que le peintre ou que le littérateur par des prototypes vivants, est aussi plus libre qu’eux dans ses moyens expressifs. Nous voyons, en effet, chez les compositeurs, une faculté d’accommodation, qui leur permet soit de fixer les aspects plus proches de la matière musicale, soit de porter leurs regards vers je ne sais quels insondables dessous, vers le sens mystérieux des diverses sonorités, au risque de ne plus apercevoir celles-ci que d’une façon vague, trouble, indécise, de même que notre œil, lorsqu’il fouille l’horizon, cesse de percevoir nettement les objets les plus proches.

Les créateurs qui s’en tiennent au premier système écrivent de la musique. Quant aux autres, avec un écrivain féru de ces brouillards, je dirais volontiers qu’ils font de la métamusique. Il y a de la métamysique dans la Symphonie avec chœurs, il y en a dans Tristan ; cette tendance est proprement germanique et se trouve à des degrés divers dans la plupart des œuvres allemandes. Je n’hésite pas à dire qu’à des inspirations si gigantesques, mais forcément nébuleuses, je préfère l’humanité plus large et plus universelle de la Symphonie Pastorale ou de Lohengrin.