Revue Musicale de Lyon 1903-12-08/Duiffoproucart et Lejeune

notes et documents
pour l’histoire de la musique à lyon

Duiffoproucart & Lejeune
luthiers

M. le Dr Coutagne a consacré une notice spéciale au luthier Gaspard Duiffoproucart[1], dans laquelle il établit :

Que son sujet est né vers 1514.

Qu’il s’est installé à Lyon vers 1553, venant probablement de Fressing (Allemagne) son pays natal ;

Qu’il mourut dans notre ville vers 1570.

Guidé par ces jalons, l’auteur passe à l’examen des instruments signés de ce maître, et n’a pas de peine à démontrer que la plupart sont apocryphes.

Un document a pourtant échappé au biographe, qui, à la fois, témoigne de la célébrité de notre luthier, et constate que le truquage en matière d’instruments n’est pas une invention moderne. On peut au surplus en tirer quelques conclusions intéressantes pour la marque de Duiffoproucart.

Résumons ce document qui se trouve aux archives départementales du Rhône, série B, cour et juridiction.

Duiffoproucart avait à Lyon vers 1557- 59, un concurrent, Lejeune, qui habitait le même quartier, près l’église des Cordeliers et fabriquait comme lui des guitares, cistres, violons et autres instruments. Le succès de son voisin avait suggéré à ce confrère l’idée peu délicate de contrefaire ou imiter la marque que le portrait de Woëriot nous a transmise :

Viva fui in sylvis, sum dura occisa securi ;
Dum vixi tacui, mortua dulce cano[2].

Pour ce fait, Lejeune fut incarcéré, sur plainte adressée par l’intéressé au Procureur du Roy près la sénéchaussée de Lyon. Il ne dut sa liberté qu’à une lacune de la procédure, et encore, la sentence qui donne main-levée de son écrou, après lui avoir fait défense de faire usage de la marque en question ou autre approchant à peine d’être poursuivi comme faussaire, le punit de confiscation des instruments et amende arbitraire, le condamne à la remise au greffe de la marque contrefaite pour être rompue, à 50 francs de dommages-intérêts et aux frais de l’instance.

Lejeune se soumit aux injonctions, mais Duiffoproucart fit appel du jugement et l’inculpé dut pour conserver sa liberté provisoire, présenter une caution en la personne de Me Sonthonax, notaire. Ce qui ne l’empêcha pas de faire défaut et de disparaître dès lors de Lyon (1559).

La victime de cette peu délicate manœuvre formulait sa plainte en ces termes. « Bien qu’il est fait défense à Lejeune de ne marquer les guitares qu’il faisait à la marque dudit Gaspard, comme il avait fait auparavant, n’estant lesdits guiternes et ouvrages de la façon, sorte, valeur et bonté que sont celles dudit Gaspard ; ce néanmoins, ledit Lejeune, contrevenant aux inhibitions et défenses sur ce faites, et de plus icelles, au grand mépris de la justice et préjudice dudit Gaspard, aurait fait et fait refaire plusieurs guiternes en cette ville de Lyon et icelles marquées de la marque dudit Gaspard vendu et exposé et fait vendre et exposer par ses familiers et complices à plusieurs personnes tant en cette ville de Lyon qu’ailleurs. »

Bien que ce témoignage soit intéressé, ce texte prouve la supériorité de Duiffoproucart, et la notoriété qu’il s’était acquise tant à Lyon qu’au dehors.

Mais il faut en rapprocher les termes de la sentence qui spécialise un peu mieux le délit de Lejeune, accusé « d’user en ses guiternes, cistres et autres instruments de la marque semblable et approchant celle dudit plaignant ».

Or, de deux choses, l’une :

Ou Duiffoproucart signait ses instruments d’une marque portant son nom, ou il les marquait simplement d’un signe, devise ou ornement anonyme. Dans le premier cas, il semble qu’il n’eût pas manqué de spécifier ce point d’accusation particulièrement grave, et le juge ne se serait pas servi de ces termes « marque semblable et approchant ». D’autre part, si usant d’une marque semblable, Lejeune y eût fait ressortir son nom à lui, y aurait-il eu délit ? Donc, n’est-il pas permis de supposer, que Duiffoproucart n’a usé comme signature que d’une marque anonyme, et que, par suite, la rencontre de son nom dans un instrument, n’est pas une présomption d’authenticité ? au contraire.

G. Tricou.

  1. Paris, Fischbacher, 1893, in-8o.
  2. J’ai vécu dans les forêts, une hache durement m’a frappé : Pendant ma vie, je suis resté silencieux : mort, je fais résonner des chants agréables