Revue Musicale de Lyon 1903-12-08/Le Roi Arthus

LE ROI ARTHUS

d’Ernest Chausson
(suite)

Le prélude, assez bref et de mouvement rapide, et tout entier de couleur chevaleresque, héroïque. D’abord, en ut mineur, un thème vif et fougueux tourbillonne en triolets à l’orchestre, monte et aboutit à un trille aigu sous lequel la clarinette basse, les basses du quatuor énoncent un nouveau thème, plus martial, d’une énergie plus soutenue ; ce nouveau thème est repris par les cors et les violons, tandis que les bois répètent le rythme initial. L’intensité augmente, les trombones et le tuba interviennent, les tonalités se succèdent et au plus haut point du déchaînement orchestral, les dessins rythmiques et le tumulte s’interrompent, de façon que l’orchestre puisse énoncer solennellement, en de larges accords soutenus, un thème en mi bémol majeur, d’allure noble et de souveraine puissance, qui parcourra l’œuvre entière et qui évoque toute la gloire d’Arthus et de la Table Ronde. Un autre thème intervient ensuite, de rythme martial encore, mais moins fougueux, en même temps que le premier piano de l’orchestre apaisé. Le développement de ce thème ramène le fortissimo où, en ut majeur, revient le grand thème héroïque, non plus isolé, mais avec le cortège en triolets du thème initial ; le paroxysme est ainsi atteint et, sans transition, le rideau levé, nous entrons brusquement in media res : au milieu de son palais de Carduel, entouré de sa cour et des principaux personnages du drame, Arthus achève un discours à ses chevaliers. Il dit la défaite des Saxons, le triomphe de la Table ronde et, aux acclamations de tous, le courage de Lancelot, le meilleur des chevaliers. Pendant ce temps, Mordred, soupirant malheureux de la reine Genièvre, est jaloux du jeune triomphateur, à qui vont toutes les admirations et toutes les tendresses ; il médite de sombres pensées et, tandis que la foule salue Lancelot, il groupe autour de lui une partie des chevaliers, ceux qui partagent ses sentiments haineux. Or, voici que Mordred surprend le secret d’un rendez-vous donné par Genièvre à Lancelot, et entrevoit alors la vengeance désirée.

Un interlude reprend les principaux thèmes du prélude, auxquels succèdent bientôt des dessins moins héroïques, plus passionnés ; l’orchestre déchaîné s’apaise ensuite peu à peu, et, sur les balancements du quatuor avec sourdines, le cor anglais, puis un violoncelle dessinent des phrases plus douces. Voici maintenant une terrasse de château. Dans la nuit traversée de quelques rayons de lune, les veilleurs se répondent ; Lancelot a rejoint Genièvre. Des frémissements du quatuor divisé, de longs traits de harpe, une caressante mélodie des bois, accompagnent l’entrée des amants.

Le duo qui suit, tout plein d’un intense sentiment poétique, est une des plus belles pages de l’œuvre. L’instinct mélodique de Chausson a pu s’y donner pleinement carrière ; le musicien a enveloppé de phrases séduisantes et exquises l’extase de Genièvre et de Lancelot, cet amour qui, pour le moment, n’offre aucun caractère tragique et dont rien ne vient troubler l’élan, où n’éclate que la joie d’être réunis.

Mais Mordred vient surprendre les deux amants. Lancelot le frappe et s’enfuit, tandis que Genièvre rentre au château. Mordred, qui semblait mort, reprend peu à peu connaissance, appelle, et l’on vient à son secours.

Au deuxième acte, dans une clairière non loin du château, Lancelot, qui attend anxieusement, est enfin rejoint par Genièvre. Mordred a parlé, et nombre des chevaliers d’Arthus se sont unis pour demander le châtiment du coupable Lancelot. Le roi persiste à croire en l’innocence de son meilleur féal ; aussi Lancelot doit-il hardiment retourner à Carduel et protester de son innocence. Mais comment osera-t-il ajouter le mensonge à sa trahison déjà si profondément criminelle, et ternir plus irrémédiablement encore son honneur de chevalier ? Non, Lancelot ne saurait le faire, même pour sauver Genièvre. À la fin pourtant, devant les supplications de la reine, il cède ; il mentira, soit, et après il cherchera, par une mort glorieuse, à expier son forfait.

C’est Genièvre alors qui refuse ; elle veut vivre avec Lancelot et pour Lancelot. Et les amants s’enfuient, éperdus et ravis, afin de s’aimer désormais librement, loin de tous.

Un interlude où, à des rythmes syncopés et haletants, à des harmonies troubles succèdes d’énergiques et francs accords d’une intensité sans cesse croissante, puis, dans le mode mineur, le principal thème chevaleresque, celui d’Arthus ou de la Table ronde, si l’on veut, enchaîne ce tableau au suivant. Le roi attend en vain Lancelot ; il voudrait croire à l’innocence de son chevalier, et malgré lui, il doute. En même temps, il a observé les premiers symptômes de révolte parmi les siens, il voit son œuvre ébranlée, la Table ronde en péril, et se décide à évoquer Merlin, qui depuis longtemps dort aux bosquets de Viviane. De curieuses harmonies accompagnent, pianissimo, l’apparition du vieux devin. Merlin prophétise la fin de la Table ronde, mais disparaît sans avoir dissipé les doutes d’Arthus sur Genièvre et Lancelot. Affolé, le roi s’élance alors à travers le palais, pour savoir enfin, et il apprend la fuite de Genièvre. En même temps éclate la révolte des chevaliers mécontents.

Le troisième acte débute par une sombre et poignante page orchestrale. Sur un roulement de timbales, une clarinette contrebasse énonce par deux fois une courte phrase, presque un soupir, que reprennent et développent les violoncelles, puis les bassons, tandis qu’à contretemps les cors plaquent des harmonies attristées. Une répétition, avec des timbres différents, de la même progression, amène des appels férocement rythmés par l’orchestre, qui évoquent admirablement la mêlée, tandis que se lève le rideau. Genièvre et son écuyer Allan cherchent à voir, de loin, la bataille que se livrent les partisans d’Arthus et ceux de Lancelot. Soudain, des cavaliers apparaissent, haletants, et parmi eux Lancelot, qui n’a pas osé venir devant Arthus et qui a eu honte de la lutte sacrilège. Malgré les implorations de Genièvre, le chevalier repentant décide d’arrêter la bataille ; il supplie la reine d’accepter, elle aussi, l’expiation, et comme elle refuse, il la quitte et s’élance au milieu des combattants. Genièvre, restée seule, s’épouvante à la pensée d’ « une inutile vie, sans gloire et sans amour », et, sans une hésitation, se décide à mourir et s’étrangle…

Dans la plaine nue, près de la mer, des soldats ont recueilli Lancelot, qui semble mort ; le chevalier se ranime pourtant, et, avant d’expirer, obtient d’Arthus son pardon. Et maintenant, le roi est seul. Il souffre du deuil et de la trahison, il voit avec désespoir l’inutilité de tous ses efforts, l’œuvre de sa vie détruite ; s’abîmant en une prière, il demande à Dieu l’apaisement. Alors, comme en une extase, il s’entend appeler au loin. Des voix soutenues par de mystérieuses harmonies vocales l’invitent à la paix et à l’oubli ; les derniers rayons du soleil éclairent, sur la mer immobile, une féérique nacelle qui vient emmener le roi aux régions lointaines où il connaîtra le doux repos, en attendant l’heure de reparaître « pour reprendre sa grande œuvre et livrer de fiers combats ».

Avant de nous livrer à aucune considération sur ce drame, il est bon d’en examiner les sources et de voir comment Chausson a utilisé les données de la légende.

Les événements résumés dans le drame qui nous occupe sont empruntés à la Mort d’Arthus, qui est la dernière partie des Romans en prose, « œuvre de romanciers successifs dont un assembleur ou réviseur a plus tard rapproché, rejoint, interpolé et continué les diverses parties[1] ». Dans ce récit, il est dit qu’Agravain l’orgueilleux, neveu d’Arthus, s’étant aperçu que Lancelot aimait la reine Genièvre, en informa Arthus, qui répondit :

Beau niès, ne dites jamais ceste parole, car je ne vos en croi pas. Je sais bien que Lancelot nel penseroit en rule manière ; et se il onque i pensa, je sai bien que force d’amor li fist fère, encontre qui, sens ne raison ne peut durer[2].

Cependant, à la suite d’événements complexes, qu’il serait oiseux de rapporter ici, Arthus cède devant l’insistance de Gauvain, frère d’Agravain, et, laissant à son autre neveu Mordred le soin de veiller sur Genièvre, livre bataille à Lancelot. Mordred trompe la confiance du roi, et c’est en frappant ce deuxième traître qu’Arthus reçoit une blessure mortelle. Alors, le roi fait jeter par un chevalier son épée Excalibur dans un lac, puis reste seul sur le rivage de la mer ; le chevalier, en s’éloignant, voit une barque féérique de laquelle descendent plusieurs dames vêtues de blanc, et à leur tête Morgain, sœur d’Arthus. Elles entraînent le roi et le transportent dans la nacelle. Genièvre et Lancelot finissent leur vie sous l’habit religieux.

On voit combien tout cela est plus superficiel et plus compliqué que dans la version d’Ernest Chausson. Le poète, par les simplifications qu’il a opérées, a su ramener l’histoire d’Arthus, de Lancelot et de Genièvre à une forme probablement semblable à celle de cette histoire, avant toutes les amplifications dues à l’imagination des poètes brodant à loisir sur la donnée première, ou à la confusion de légendes diverses. Mais en même temps, une psychologie plus profonde s’est substituée au badinage anecdotique et volontiers grivois des romans ; l’action s’est intériorisée pour ainsi dire, et la tonalité générale en est devenue grave. Le dénouement, au lieu de résulter de la complexité de l’intrigue, est la conséquence des pensées, des sentiments, de la volonté des héros ; on observera, d’ailleurs, dans toute œuvre moderne inspirée d’une œuvre ancienne, ce double processus de simplification extérieure et d’accroissement de l’intensité psychologique. À cela près, on voit combien Chausson s’est attaché à conserver les traits et les événements essentiels de la légende. Il n’est pas jusqu’au dénouement qui n’ait été conservé intact, sauf certains détails épisodiques, en ce qui concerne Arthus. Par contre, la destinée des deux amants n’est plus la même, puisqu’ils périssent au lieu de survivre pour se repentir.

La conclusion de la destinée d’Arthus échapperait à toute critique par le seul fait d’avoir été prise à l’histoire même du roi, si fidèlement transcrite par Chausson. Mais, en réalité, la raison d’être de cette glorification mystique du fondateur de la Table ronde s’explique de façon beaucoup moins sommaire, étant donné surtout la nouvelle versions de la fin des deux amants. Et c’est précisément le même point qui nous permettra de dégager la signification philosophique du drame et qui nous montrera en même temps combien profonde est la différence qui sépare celui-ci de Tristan et Isolde.

Nous savons le parallélisme des deux légendes ; un parallélisme apparent des deux drames en est la conséquence inévitable. Lancelot, Genièvre et Arthus ne diffèrent pas foncièrement de Tristan, d’Isolde et de Marke. Jusqu’à la dernière scène même, je concède qu’il n’y ait aucune discrépance essentielle dans la succession respective des évènements. Mais, quand le roi Marke reste seul devant Tristan mort et Isolde mourante, c’est à celle-ci qu’est destinée la dernière extase ; c’est l’amante qui s’en va radieuse et comme en un rêve de joie infinie au delà de l’humanité. Tel n’est point le sort de Genièvre, et c’est au contraire Arthus qui se nimbe de gloire, après avoir été, comme l’indique le titre de l’œuvre, au premier plan de tout le drame. Si, par Wagner, la passion est montrée comme le facteur premier de la destinée humaine, comme la puissance qui triomphe des événements et de la vie même, Chausson, au contraire, en fait un élément de trouble, un mal, en face duquel prévaut, en fin de compte, la hautaine et inflexible conscience du devoir, et Arthus reçoit la gloire suprême « parce qu’il a cru en l’Idéal ».

Ne nous arrêtons donc pas à considérer quelques superficielles analogies et cherchons dans Le Roi Arthus ce qui y est bien réellement, c’est-à-dire l’expression d’une sensibilité ingénue, sincère et profonde, l’œuvre d’un poéte et d’un musicien auquel ne manquèrent ni la douceur, ni la puissance, ni la beauté de l’expression et à qui appartient bien en propre l’œuvre qu’il a créée.

On trouvera peut-être un peu sommaire, dans la présente analyse, la partie consacrée à la musique. Mais la partition d’Ernest Chausson n’est pas de celles dont un travail thématique complexe et rigoureux rend utile une dissection approfondie. La trame en est franche, très mélodique ; les ensembles vocaux, notamment les grands chœurs de la scène finale, sont traités de façon fort intéressante. Quant à l’instrumentation, elle présente quelques particularités, notamment l’emploi des timbales chromatiques, de la clarinette contrebasse, de petites cymbales antiques et des quatre trompettes. Une troisième grande flûte vient s’ajouter aux deux formant avec la petite flûte le trio habituel.

Le premier manuscrit de la partition d’orchestre porte, à la fin du premier acte, l’indication : Morgins, août 1895. L’instrumentation du troisième, commencée à San Dominico da Fiesole, fut achevée à Bas-Bel-Air, le 25 décembre 1895.

M.-D. Calvocoressi.

La première représentation du Roi Arthus a été donnée le 30 novembre à la Monnaie. L’œuvre a remporté un très vif succès. Elle était interprétée par l’ancien cor solo de notre Grand-Théâtre, M. Brin-Dalmorès (Lancelot), M. Albers (Arthus), et Mme Paquot (Genièvre dont le nom a été transformé en celui de Guinèvre).

  1. Paulin Paris, Romans de la Table ronde, tome v, p. 295.
  2. Ibidem, t. v, p. 333.