Revoil Voyage au pays des Kangarous 1885/ch33

Traduction par Bénédict-Henry Révoil.
Mame (p. 227-233).

CHAPITRE XXXIII

Une chasse de l’autre côté des montagnes. — Terrible mort du « coureurs des bois ». — Manière de penser de Ruth. — Le céréopsis. — Description de la colonie. — Le dingo. — Le troupeau au bercail. — Le parc. — Arrivée à « la ferme des Marguerites. »


On n’avait pas le temps de tenir conseil. Wilkins s’écria tout à coup : « Eh ! le coquin là-haut ! » et tous ceux qui entendirent ces mots purent apercevoir à travers les arbres le corps du convict, badigeonné de couleur. Black Peter se tenait sur une élévation telle, qu’on ne pouvait comprendre comment il avait pu parvenir jusque-là, car cette partie de la montagne passait pour inaccessible.

« Ne laissons pas à cet assassin le temps de nous échapper, s’écria Jack à son tour, car il ferait d’autres victimes. Venez avec moi ! »

Et, sans écouter aucune remontrance, se hissant sur la branche d’un arbre, il saisit une forte broussaille qui croissait dans la paroi du rocher, et parvint lui-même sur la déclivité de la colline.

Si Black Peter avait découvert un des nombreux défilés de la chaîne de montagnes où se passait la scène que nous décrivons, il eût pu fuir sans être vu ; mais, lancé sur la cime où il avait été conduit par hasard, il restait là, exposé à la vue de tous.

Wilkins et un des bergers de Charles Deverell avaient rejoint Jack, et tous les trois avaient juré de prendre le misérable, mort ou vif. Ruth du bas de la montagne, encourageait son frère par ses cris.

Toujours courant et hors d’haleine, Black Peter gagnait la partie la plus élevée du rocher, poursuivi par les trois vengeurs de la société. Cette chasse à l’homme dura vingt minutes. Tout à coup Jack se trouva en face d’un abîme très profond, le long duquel une sorte de parapet, à peine large de cinquante centimètres, descendait en diminuant de largeur.

Quel ne fut pas l’étonnement des trois hommes lorsqu’ils virent le misérable Black Peter se hasardant sur cet étroit passage, et se retenant d’une main aux broussailles qui poussaient, deci, delà, le long des parois de la roche ! La position était terrible ; un faux pas suffisait pour entraîner le convict au fond de l’abîme. Il avançait toujours avec précaution, lorsque, à un moment donné, le rocher sur lequel il posait les pieds céda sous le poids de son corps, et l’écho du précipice répercuta un son terrifiant, celui du dernier blasphème de l’assassin, qui roulait au fond de ce gouffre et se brisait en morceaux.

À ces éclats de voix, une volée de kakatoès s’envolait dans les airs, coassant, comme pour se moquer de la menace du bandit, de cet ange déchu, terrassé par le Tout-Puissant.

« Que Dieu ait pitié de son âme » s’écria Jack, qui ferma les yeux avec un sentiment de terreur.

Pendant que ce drame arrivait à son épouvantable dénouement, les gens de la police ramenaient le second fugitif, dont ils s’étaient facilement emparés. On le réunit aux deux autres, et tous trois, solidement garrottés, partirent pour Sydney, au grand plaisir de Charles Deverell et de ses amis, pour qui la vue de ces coquins était insupportable et odieuse.

Le lendemain de ce jour-là, la caravane, dirigée par le colon, se mit en route dans la direction de cette habitation bénie où les attendaient la paix et le repos, le bonheur peut-être.

Plusieurs jours s’écoulèrent, pendant lesquels les voyageurs durent traverser un désert, des montagnes couvertes de bois touffus, des rivières rapides, et se défendre même contre des tribus de sauvages leur barrant le passage.

À la fin cependant les voyageurs se trouvèrent, un matin, sur les rives d’un grand fleuve que Charles Deverell leur montra avec une joie inexprimable.

« Mon cher monsieur Mayburn, dit-il au vieillard, voici le moment de remercier Dieu du fond du cœur, pour vous avoir conduits jusqu’ici, sains et saufs, à travers les déserts impénétrables de l’Australie. C’est un miracle que d’être ainsi arrivés en ces lieux, du point où vous avez fait naufrage, sans être tous morts en route. Voici le fleuve qui passe devant notre habitation, et dont les eaux baignent le jardin de la « ferme des Marguerites. » Désormais nous ne rencontrerons plus d’obstacles sur notre route. D’ici à la colonie, nous trouverons des vivres en abondance, poissons, gibier, fruits de toutes sortes, et des buissons de fleurs pour miss Marguerite.

— Tenez, Monsieur, fit Jenny Wilson à l’ami de ses maîtres, voici un troupeau d’oies qui pourraient nous fournir un excellent rôti.

— Dites plutôt deux ou trois rôtis, ma brave femme. Venez, mes amis, en chasse ! M. Mayburn ne sera pas fâché d’examiner de près ces oiseaux. »

Sans se faire prier, les jeunes gens s’alignèrent sur les bords du courant d’eau, afin d’avoir la chance de tirer sur la volée de palmipèdes, et l’on entendit bientôt quelques coups de feu, suivis du vol d’une partie des « oies » de mistress Wilson.

Quatre oiseaux étaient restés sur place, et les chasseurs ne tardèrent pas à les rapporter à l’endroit où la famille se reposait en attendant.

« Quels magnifiques oiseaux déclara Max Mayburn. Mais je les reconnais ce sont des céréopsis. Que ne puis-je en conserver un intact !

— Rien ne sera plus facile, déclara Charles Deverell. Mon frère Édouard vous aidera à naturaliser autant d’oiseaux que bon vous semblera. Ma sœur Emma a trouvé le moyen d’apprivoiser un certain nombre de ces volatiles, que l’on connaît dans ce pays sous la dénomination « d’oies à bec court. » Leur chair est fort délicate, et n’a pas le goût de marée, comme celle de certains palmipèdes qui se nourrissent de poisson.

— Quel plaisir j’éprouve, cher monsieur Deverell, en voyant que, comme moi, vous admirez l’ouvrage de la création, que mes enfants ont également appris à aimer à mon exemple !

— Vous ne trouverez pas dans notre basse-cour des émeus, des ornithorynques, mais des cygnes noirs, des télégalles, des aptéris, ajouta Charles Deverell.

— Et Ruth que voici, fit Max Mayburn, sera, si vous le voulez bien, chargée de donner à manger à cette gent empennée. Qu’en dis-tu, ma brave fille ?

— J’en serais bien heureuse, mais à la condition que miss Marguerite ne nous quittera pas, répondit la sœur de Jack, et que les vilains noirs que vous savez ne nous tourmenteront plus.

— Oh ! n’aie pas de pareilles appréhensions, ma pauvre créature. Les indigènes qui sont près de ma ferme, ajouta le colon, sont presque civilisés. Ils travaillent aux champs ; quand ils le veulent, nous habillons leurs femmes et leurs enfants, nous les instruisons de notre mieux et, quand ils sont malades, nous les soignons comme des frères. Je ne pense pas, à moins d’un cas exceptionnel, qu’aucun d’eux songe jamais à s’emparer de ce qui nous appartient.

— Mais ne craignez-vous pas les « coureurs des bois » ? demanda Marguerite.

— Je crois que nous ferons bien d’avoir les yeux ouverts pendant le reste de notre voyage répliqua le colon ; néanmoins, grâce à la vigilance de nos agents de police, le nombre de ces bandits est bien diminué. Enfin nous sommes trop bien armés pour qu’ils songent à nous attaquer. Nous serons forcés de passer devant des tavernes mal famées où ces échappés de Botany-Bay ont établi leur repaire, pour échanger le produit de leurs vols contre de l’eau-de-vie et du tabac ; mais les policemen sont toujours aux aguets dans ce voisinage. Du reste, nous sommes là, miss Marguerite, tous pleins de courage et d’énergie, et malheur qui se présenterait pour nous barrer le passage !

— Vos serviteurs sont-ils répandus en divers endroits de vos propriétés ? demanda Hugues. Je croyais que votre intention et celle de votre frère était de bâtir un village.

— Nous avons dû élever, dans différents parages de notre concession, des cabanes où mes gens surveillent les bestiaux. Mais si vous consentez tous à résider à la « ferme des Marguerites », oh ! alors nous fonderons véritablement une colonie, et, au lieu de louer le territoire que nous occupons, nous l’achèterons au gouvernement. Nous le diviserons et le cultiverons, ce que mon frère et moi n’aurions jamais pu faire tout seuls. Qui sait si, un jour ou l’autre, il n’y aura pas dans cette partie de l’Australie deux bourgs, dont l’un se nommerait Mayburn, et l’autre Deverell ?

— Pardon, Monsieur, demanda Jack, avez-vous beaucoup d’arbres à construction sur votre domaine ?

— Tu en jugeras par toi-même, mon garçon, répondit le colon : je te dirai aussi que j’ai découvert des carrières intarissables dans les montagnes, et que parmi les hommes que nous avons amenés il se trouve des tailleurs de pierre très habiles. Nous pourrons donc construire et bâtir un véritable village anglais, au milieu duquel nous laisserons un espace destiné à servir de prairie pour les jeux. Les cottages s’élèveront tout autour, et l’église sera au centre de ces constructions. »

Les voyageurs s’avancèrent encore pendant plusieurs jours à travers des prairies verdoyantes ; ils traversèrent plus tard des halliers, et parvinrent enfin à l’entrée d’une forêt touffue. Là ils firent halte pour passer la nuit et se reposer.

Les bestiaux des Deverell, qui précédaient la caravane, avaient été mis aux entraves en cet endroit, et l’on s’aperçut bientôt, à leurs mugissements et leur impatience, qu’il se passait quelque chose d’insolite autour d’eux.

Hugues s’avança de ce côté, afin de s’assurer de la cause de cette inquiétude, tandis que les gardiens souriaient et se frottaient les mains.

« Patrick, dit Charles Deverell à l’un des hommes du troupeau, qu’est-ce qui vous amuse tant ?

— Parbleu Monsieur, nous nous réjouissons en voyant nos bêtes qui sentent le voisinage de leurs étables.

— Est-il possible ! s’écria Marguerite ; comment, nous serions si près de la ferme des Marguerites ?

— Encore un jour, et nous arriverons au terme de notre voyage, Miss, répliqua le colon : nous nous trouvons, en effet, sur la frontière de notre concession. Nous avons choisi cette forêt touffue, remplie d’arbustes grimpants et épineux, pour servir de « haie » à nos limites. J’ajouterai qu’une grande partie de notre territoire est non seulement inculte, mais encore inconnue de ses propriétaires. Nous avons eu soin, toutefois, de placer les stations de nos troupeaux dans l’intérieur du terrain qui avoisine la ferme.

– Allons nous pourrons bientôt chanter :

Où peut-on être mieux
Qu’au sein de sa famille ?

fit Hugues en riant de plaisir à la pensée de se retrouver avec ses amis de l’Amoor.

— Quelle joie ! dit Marguerite, de revoir votre bonne mère, Charles Deverell, mon amie votre sœur, de nous reposer dans des lits, et de prendre un repas… comme en Angleterre.

– Et d’avaler une bonne tasse de thé, ajouta Jenny Wilson.

– Nous avons, en effet, du vrai souchong à la ferme, ma brave femme, observa Deverell. Voyons mes amis, fit-il en s’adressant aux jeunes gens, voulez-vous que nous allions faire taire ces méchants dingos qui braconnent sur mes terres ?

– Des dingos ? demanda Arthur.

– Oui, répliqua Max Mayburn. Ce sont les renards de l’Australie.

— Va donc pour une chasse aux dingos, ajouta Hugues. Je ne serais pas fâché de voir de près un de ces animaux.

— Je vous préviens que ces quadrupèdes sont immangeables ; mais ils font un tel ravage dans nos troupeaux de moutons, que nous donnons des primes à nos bergers toutes les fois qu’ils apportent la peau d’un warogle, comme les sauvages appellent cet animal. Allons, qui m’aime me suive ! »

Hugues eut la satisfaction de tuer un dingo, que Baldabella rapporta au campement. La bête sentait horriblement mauvais, et Marguerite s’éloigna au plus vite, tant elle se trouvait incommodée par cette odeur nauséabonde.

« J’aurais cru l’animal de plus forte taille, observa Max Mayburn. Vous savez que le dingo appartient à l’espèce canine, dont il a la forme et la denture. N’importe ! j’aime mieux, dans la création, le bon chien de Terre-Neuve ou toute autre espèce servant à l’homme pour le défendre ou lui tenir compagnie. Mes enfants, débarrassez-vous au plus vite de votre gibier. »

Avant que la lune eût disparu à l’horizon, les voyageurs se levèrent pour partir et traverser le bois. Il fallait deux heures aux cavaliers et aux piétons pour se frayer un passage à travers ces buissons emmêlés de lianes. Enfin des mugissements poussés par un troupeau invisible, auxquels répondirent les bestiaux ramenés de si loin par Charles Deverell, vinrent frapper les oreilles de la petite troupe.

On entrait sur les domaines du jeune colon, qui annonça cette nouvelle à ses amis.

Sur le seuil d’une cabane élevée vers la lisière de la forêt, parut un berger qui poussa des cris de joie en apercevant le frère de son maître.

« Salut, Monsieur, fit-il. Ah ! les coquins ! ah ! les voleurs de convicts, ils avaient eu la main heureuse, je vois, et vous avaient dérobé vos plus belles têtes de bétail ! Je pense que vous les avez châtiés de telle façon qu’ils n’y reviendront plus. Ah ! que je suis heureux de vous revoir vous et ceux qui vous accompagnent ! »

Le brave homme proposa à son maître d’envoyer un de ses aides en avant, pour annoncer la bonne nouvelle de son succès et de son retour ; mais, de l’avis des voyageurs, il fut convenu qu’ils surprendraient eux-mêmes les habitants de la « ferme des Marguerites ».

On continua donc à avancer à travers des haies de très beaux arbres, au pied desquels s’épanouissaient des fleurs admirables, et sur les branches desquels s’ébattaient et gazouillaient des oiseaux sans nombre. Les voyageurs ne s’arrêtèrent qu’au milieu du jour, afin de laisser passer la chaleur pendant quelques heures.

En remontant à cheval, on ne tarda pas à arriver dans la partie cultivée de la concession, divisée par des barrières en champs et en terres pour l’élevage des brebis et des vaches à lait. Ce spectacle était enchanteur ; on se serait cru transporté dans les plus belles parties du Royaume Uni.

« Que Dieu soit loué s’écria Max Mayburn, nous voici vraiment dans la terre promise. »

Tous les voyageurs gardaient le silence ; la joie remplissait leur âme ; de douces larmes coulaient de leurs yeux.

Charles Deverell éprouvait cependant une certaine anxiété, et il cherchait des yeux quelqu’un qu’il ne voyait pas à l’endroit où l’on était parvenu. À la fin cependant un homme à l’aspect respectable parut au détour d’un sentier, et s’avança en s’écriant :

« Bonjour, Monsieur et la compagnie !

— Bonjour, Harris ! bonjour ! répliqua Deverell. Tout le monde va-t-il bien à la ferme ?

— Sans aucune exception, maître, répondit le serviteur. J’ai vu madame votre mère, mademoiselle votre sœur et M. Édouard ce matin même. Et tenez, voici votre frère lui-même qui vient à votre rencontre.

— Quelle bonne pensée, cher ami ! s’écria le colon en éperonnant sa monture pour rejoindre celui-ci.

– Qu’est-ce à dire ? observa le fils aîné. Tu as donc fait des prisonniers ? » ajouta-t-il en regardant toute la troupe couverte de haillons, dont les chefs se voilaient la figure pour ne pas être reconnus.

À la fin cependant Marguerite se retourna vers le maître de la ferme, et Édouard la reconnut.

« Ma chère Marguerite ! Mes bons amis ! Quelle joie ! quel bonheur ! Enfin je vous revois ! J’ai si souvent pensé à vous ! Dieu m’a écouté. Que je vous embrasse ! Oh ! je n’ai pas peur de vos haillons. Emma réparera vos toilettes. Nous avons des aiguilles et du fil à la maison.

– Quelle chance ! s’écria Jenny Wilson.

– Oh ! vous aurez tout ce que vous voudrez mes amis, ajouta Édouard Deverell. Les provisions de toutes sortes ne manquent pas au logis. Il y en a pour le goût de chacun. »

Après avoir échangé toutes ces paroles amicales, le chef de la colonie se plaçait à côté de Max Mayburn et de sa fille, et il reprit le chemin de la ferme sous l’ombrage des arbres géants, des eucalyptus, des palmiers hibyscus, des figuiers, qui croissaient les uns près des autres dans un désordre vraiment artistique.

À un certain endroit, Charles se détacha en avant pour aller préparer sa famille à la nouvelle étourdissante du retour des naufragés du Golden-Fairy.

Bientôt les voyageurs purent apercevoir, du haut d’une colline, la ferme des Deverell, bâtie sur la déclivité d’une montagne boisée. Une allée d’arbres ressemblant à des cèdres aboutissait à la pelouse verdoyante étalant son gazon devant le logis, et, dans les champs qui s’étendaient des deux côtés, on distinguait des essences inconnues qu’Édouard appelait « le bois de rose, » le méliacée, l’œnocarpus et tant d’autres.

« Je propose de mettre pied à terre, dit à la fin le colon. Mes hommes vont prendre soin des chevaux, qui traînent les jambes, et nous irons en nous promenant jusqu’au château. »

C’était, en effet, un vrai manoir construit avec goût et élégance, entouré d’allées sablées, de parterres remplis de fleurs, au milieu desquels les « marguerites » poussaient en abondance.

Quelle joie n’éprouvaient-ils pas tous en se trouvant devant une maison hospitalière, après avoir été si longtemps obligés de reposer sur la terre humide, privés des objets indispensables à l’homme civilisé !

L’habitation des Deverell, quoique toute construite en bois, était agréable aux yeux et fort spacieuse. Derrière le logis des maîtres on apercevait les dépendances, les écuries, les étables et les hangars.

En avant du perron, une vaste véranda supportée par des colonnes autour desquelles s’enroulaient des rosiers, des chèvrefeuilles, rappelait la vue des demeures des fermiers de la vieille Angleterre.

Ce qui intéressait davantage les voyageurs, c’était l’aspect de la grande porte ouverte, sur le seuil de laquelle se tenaient Mme Deverell mère et la souriante Emma, tendant les bras aux chers voyageurs.