Revoil Voyage au pays des Kangarous 1885/ch32

Traduction par Bénédict-Henry Révoil.
Mame (p. 222-227).

CHAPITRE XXXII

Étonnement des voyageurs. — La troupe des agents de la police. — Une embûche pour attraper les « coureurs des bois ». — L’escarmouche et la victoire. — Les marguerites en Australie. — Constance et Susanne Rayne. — Le jugement et l’exécution des indigènes. – Black Peter et ses amis.


Arthur se chargea de raconter les événements connus de nos lecteurs, lesquels remplirent d’étonnement ses auditeurs et excitèrent la sympathie générale. Marguerite demanda et obtint la grâce de Davy, qui fut réinstallé dans sa place de gardien de bestiaux, et M. Charles Deverell promit de faire ses efforts et d’employer son crédit et celui de son frère pour faire émanciper Wilkins.

« Je vous garde avec moi, dit-il aux jeunes gens de la petite troupe de Max Mayburn, pour augmenter le nombre de mes hommes d’armes ; car mon intention formelle est de rattraper les animaux qui m’ont été volés et de punir les bandits qui infestent nos frontières. Messieurs de la police sont d’avis que les « coureurs des bois » et les noirs qui les accompagnent chercheront à vendre le produit de leur rapine à ces marchands sans vergogne qui parcourent ces frontières afin de profiter de quelque bon marché de bestiaux, et d’aller les revendre aux chercheurs d’or de la Moquarie. Ceux-là ne s’enquièrent jamais de la provenance de ce qu’on leur offre à acheter. Ils ne peuvent donc faire autrement que de passer, eux et leurs bêtes volées, dans les défilés de ces montagnes, et nous voici campés et embusqués pour les surprendre. D’après ce que vous m’avez raconté, j’augure que le corps d’armée de ces brigands est plus nombreux que nous ne le supposions ; mais les noirs, qui les accompagnent avec l’espoir de recevoir leur part d’eau-de-vie lors de la vente, sont généralement lâches : mon avis est donc, mon cher Hugues, que nous pourrons venir facilement à bout de tout ce monde-là.

— Il n’y a aucun doute à avoir, répliqua celui-ci. Nous ne vous quitterons pas, capitaine Deverell ; nous voici à votre solde tous, excepté mon père et ces dames toutefois. Le premier sera l’aumônier de la troupe les autres les sœurs de Charité, pour soulager et soigner les blessés s’il y en a.

— Ce qui n’est pas à dédaigner vraiment, dans le cas où nous en viendrions aux mains. Et, il ne faut pas en douter, il y aura du sang répandu.

— Vous auriez tort d’éviter le combat, observa Wilkins ; car si ces voleurs restaient impunis, vous en verriez bien d’autres arriver après eux. Un chien enragé qu’on laisse sauver, quand on peut le tuer, mord les autres animaux de son espèce et les hommes aussi : il faut donc l’abattre dès qu’on le rencontre.

— La comparaison est un peu exagérée, mon brave garçon, répliqua Max Mayburn, et ces pauvres diables…

— Vous les traitez fort doucement, cher Monsieur, répliqua Deverell. Ces pauvres diables sont d’affreux coquins incorrigibles, qui, d’après les lois des colonies, doivent être sévèrement punis. Je commencerai par m’emparer de mes bestiaux, et je traiterai ces misérables comme ils le méritent. S’ils veulent se défendre, tant pis pour eux ! ils supporteront les conséquences du combat. »

La conversation se prolongea fort longtemps, et il était bien tard lorsqu’on songea à aller se reposer. Les gens de la police faisaient, chacun à leur tour bonne garde, afin d’empêcher les « coureurs des bois » de passer sans qu’on s’aperçût de leur présence.

Quand le jour se fit, ces hommes infatigables allèrent se placer sur des points culminants des montagnes, afin de surveiller l’horizon. La journée se passa sans alarme : ce fut seulement au coucher du soleil qu’on avertit les Deverell de la marche d’un corps assez nombreux. Immédiatement on fit les préparatifs nécessaires. Les hommes armés de fusils s’espacèrent le long du défilé ; ils étaient dix, ainsi divisés : Arthur, Gérald, Hugues, Charles Deverell et six agents de la police. Marguerite et Max Mayburn demeurèrent dans la petite vallée où s’élevait le campement, en compagnie de Jenny et de Ruth ; Wilkins, Davy et Jack gardaient l’issue du défilé, avec ordre d’arrêter tout homme qui parviendrait jusque-là.

« Je crois que les « coureurs des bois », qui connaissent parfaitement cette partie du pays, dit Charles Deverell, vont chasser le bétail devant eux. Nous nous emparerons des animaux dès qu’ils auront franchi le passage encaissé entre les rochers : les gardiens se chargeront de les conduire en lieu sûr. Quand à nous, notre tâche sera de faire prisonniers les voleurs. Maintenant, Davy, je vais de nouveau mettre ta fidélité à l’épreuve : tu prendras un fouet et tu te chargeras d’entraîner les bêtes à cornes jusqu’à notre établissement colonial.

— J’y ferai de mon mieux, maître, répliqua le frère de Bill : mais je vous demande la permission, avant de partir, de tirer un coup de feu sur ces infâmes. Je veux rendre à Black Peter ce qu’il a fait à mon cher Bill.

— Non, Davy. Je m’oppose à ce projet c’est nous qui punirons l’assassin. Je te promets de lui faire payer cher tous ses crimes. Ton devoir est de t’occuper seulement du bétail. Quand cela sera fait, nous te suivrons tous à la « ferme des Marguerites ».

Un quart d’heure suffit pour mener à bonne fin tous les arrangements, et les courageux défenseurs se tinrent chacun à leur poste.

Les bandits s’approchaient toujours, précédés par les bestiaux qu’ils poussaient devant eux. Black Peter marchait en tête, suivi par les noirs ; et le convict, le corps nu comme celui des naturels, bariolé de rouge sur toutes les côtes, de façon à ressembler à un squelette, prenait à tâche de plaire aux sauvages, qui étaient tous peints en guerre.

Ce qui avait été prévu arriva : le troupeau fut entouré et quand un des « coureur des bois », qui servait de garde, parut à l’extrémité de la gorge profonde, on l’appréhenda sans difficulté. Mais il poussa des cris qui entendus par Black Peter.

L’audacieux coquin comprit immédiatement ce qui se passait, et, ordonnant aux noirs de bander leurs arcs et de mettre leurs zagaies en garde, il s’élança avec eux en avant jusqu’à l’endroit où le conflit avait eu lieu.

Les gens de la police, perchés sur les hauteurs, le laissèrent avancer, lui et quelques-uns de ses compagnons ; puis ils déchargèrent leurs fusils au milieu des sauvages, qui, surpris, épouvantés et terrifiés par les résultats des armes à feu, firent volte-face et prirent la fuite.

Black Peter essaya inutilement de rallier ses camarades de vol et d’assassinat. Il se battit en désespéré, avec les quelques hommes restés autour de lui. Bientôt on put s’emparer d’eux tous, et on les enchaîna sans répandre une goutte de sang.

« Hourra ! s’écria Gérald. Voilà ce qui peut s’appeler une victoire éclatante !

– Marguerite va nous proclamer des héros ! ajouta Hugues. Allons vite la tirer d’inquiétude ! Capitaine Deverell, que ferons-nous des prisonniers ?

— Notre devoir est de les envoyer à Sydney, où les tribunaux décideront de leur sort, répliqua le colon. En attendant le retour des gens de la police, qui se sont mis à la poursuite des noirs, — que je désire voir échapper, car ils ne sont que les instruments de ces infâmes convicts, — nous allons enfermer les captifs dans une grotte dont nous murerons l’entrée.

— Nous agirions prudemment en séparant les « coureurs des bois » des autres prisonniers, dit Wilkins, sans quoi nous trouverions la cage vide demain matin. J’insiste pour qu’on loge à part Black Peter car je mets en fait que si on enfermait une seule nuit ce coquin avec un enfant, il endoctrinerait si bien l’innocent, qu’au point du jour celui-ci serait perverti. »

Cet avis parut bon aux chefs de la troupe victorieuse ; et comme il y avait un grand nombre de grottes dans les rochers du campement, on y casa séparément tous les prisonniers, qui furent sérieusement surveillés.

Un des bergers avait reçu une blessure grave, occasionnée par un coup d’épieu dans le bras et un des sauvages était mort atteint par une balle. Là se bornèrent les désastres de l’escarmouche.

Lorsque les gens de la police revinrent de leur chasse aux noirs, qui s’étaient réfugiés dans un bois épais et avaient perdu assez de monde, M. Deverell les pria de borner là leurs poursuites. N’avait-il pas retrouvé son troupeau, et les voleurs n’étaient-ils pas prisonniers ?

Max Mayburn et sa fille prodiguèrent leurs soins au blessé, et chacun songea seulement à prendre du repos.

« Eh bien ! monsieur Deverell, dit Hugues au colon, votre maison est-elle bâtie, ou bien vivez-vous encore sous la tente ? En quel endroit se trouve la « ferme des Marguerites ? »

— Nous habitons une demeure très confortable, qui va devenir pour moi un véritable paradis lorsque nous serons tous réunis là-bas, dans quelques jours, j’espère.

– Et les marguerites ont-elles poussé ?

– Tout d’abord la graine semblait ne pas valoir grand’chose ; mais bientôt les plantes se sont développées, et aujourd’hui notre gazon, devant le logis, est couvert de ces fleurs chéries, qui justifient le nom que j’ai donné à ma colonie.

— Et votre bonne sœur Emma, que fait-elle au milieu de ce pays sauvage ? demanda ensuite Hugues.

— Elle cultive son jardin, répondit Deverell, et veille aux soins de la garde-robe commune et de la lingerie ; elle lit, elle chante, elle ne rougit pas d’aider sa mère et Susanne, la bonne fille, à battre le beurre dans la laiterie.

— Vous parlez sans doute de Susanne Rayne, demanda Marguerite, qui avait remarqué l’agitation du pauvre Wilkins, de cette honnête et modeste fille qui vous accompagnait à bord de l’Amoor ?

— Parfaitement, répliqua Deverell. La chère créature, vous en souvenez-vous ? s’était jointe à notre expédition pour retrouver à Botany-Bay son fiancé, un malheureux qui s’était rendu coupable d’un crime qui pouvait être pardonné ; mais quand, arrivés à Melbourne, nous prîmes des renseignements sur cet homme, nous apprîmes qu’il s’était sauvé à bord d’un navire se rendant aux grandes Indes, en compagnie d’un certain nombre de convicts évadés. Je crains bien qu’il ne soit plus digne de s’unir à cette infortunée, qui se désole de l’avoir perdu.

— Celui dont vous parlez est réellement un grand coupable, dit Wilkins d’une voix émue, et Susanne Rayne a bien fait d’en épouser un autre, selon toute probabilité.

— Je lui conseillais de le faire, répondit M. Deverell, mais elle n’a pas voulu m’écouter : elle songe toujours à l’homme qui a été son ami d’enfance. Je voulais la marier à un de mes bergers, un fort honnête garçon ; mais, bah ! elle a repoussé cette union, qui eût fait son bonheur et celui de mon serviteur.

— Je la reconnais bien là, cette amie dévouée ! s’écria Wilkins. Gredin que je suis d’avoir forfait à l’honneur, et d’avoir si peu mérité l’affection de cette créature du bon Dieu ! Oh ! miss Marguerite vous la prierez de me pardonner, n’est-ce pas ? Veuillez assurer à M. Deverell que je suis revenu au bien, et que je souhaite qu’il ne me repousse pas. »

Marguerite expliqua à Édouard Deverell la position de Wilkins ; et celui-ci, en écoutant parler la fille de Max Mayburn pleurait à chaudes larmes.

Le colon promit d’intercéder auprès de Susanne en faveur de celui qui l’aimait toujours ; et quand le convict repentant l’eut remercié avec effusion des marques de sa bonté, on songea à s’éloigner pour regagner la « ferme des Marguerites. »

« Avant de nous éloigner, dit le colon, nous ferons bien de nous occuper des indigènes prisonniers. Nous allons tenir une cour de justice d’une façon aussi imposante que le permettent les circonstances ; nous chercherons à leur faire peur afin de les empêcher de recommencer.

— Voici un quartier de roche qui va vous servir de tribunal, observa Hugues. Prenez place, monsieur Deverell : mon père sera votre assesseur et vous soufflera des idées de clémence. Il est inutile, je pense, d’organiser un jury, car vous êtes d’avance disposé à pardonner. Les policemen vont amener les prisonniers quand vous le jugerez à propos.

— De grâce, ne plaisantez pas, mon ami, ajouta le colon. Je ne veux pas me montrer sévère ; car mon avis est qu’il faut amener les indigènes à accepter les bienfaits de la civilisation en se montrant bons avec eux. Nous avons déjà commencé, à élever des enfants, et nous atteindrons tôt ou tard notre but. »

Les bergers s’étant éloignés avec les troupeaux, les agents de la police amenèrent, un à un, les naturels qui avisent passé la nuit dans les grottes.

Ces malheureux, voyant devant leurs yeux des hommes armés et d’un aspect sévère, s’attendaient à mourir ; mais Charles Deverell, qui parlait assez couramment le langage du pays, leur adressa un long discours, dans lequel il leur reprochait leur ingratitude envers lui, qui n’avait jamais refusé de leur porter secours dans les jours de famine, et qui n’avait d’autre désir que celui de les voir heureux.

Le colon les avertit du danger qu’il y avait pour eux d’écouter les mauvais conseils des convicts évadés, de s’enivrer brutalement comme ils le faisaient car cette funeste passion, l’ivrognerie, serait un jour la cause de la disparition de leur race. Il les menaça enfin de la mort, s’ils retombaient jamais en ses mains.

Satisfait d’avoir ainsi jeté l’anxiété et la terreur dans l’âme de ces gens mal conseillés, Charles Deverell leur donna la liberté, dont ils se hâtèrent de profiter en se sauvant à toutes jambes, franchissant les rochers et les buissons, et se cachant au milieu des bois.

Il ne resta plus que les quatre convicts ; leur punition ne regardait pas Charles Deverell, qui les remit à la garde des gens de la police, lesquels déclarèrent qu’on les emmènerait à Sydney, pour les livrer aux autorités compétentes.

On fit donc sortir de leur geôle de pierre ces quatre bandits, que l’on enchaîna deux par deux, après les avoir fouillés, dans la crainte qu’ils n’eussent sur eux des armes cachées. Black Peter, lui, se refusa à toute visite de ce genre.

Avant le départ de ces bandits, on leur donna à manger puis Deverell et Arthur les recommandèrent aux agents, en les priant d’être sévères, mais humains avec eux.

En ce moment-là on entendit Ruth pousser un cri. En se retournant, le colon et l’aîné des Mayburn aperçurent l’homme qui avait été couplé avec Black Peter monté sur un cheval, et fuyant à bride abattue.

Les agents s’élancèrent sur les trois montures qui restaient encore, tandis que Deverell et Arthur les remplaçaient pour garder les autres prisonniers. Quel ne fut pas leur étonnement en découvrant que Black Peter avait aussi disparu !

« J’ai vu ce qui s’est passé, dit alors la sœur de Jack. Tandis que vous causiez avec la police, l’ami de Peter et lui se concertaient. Il m’a semblé que ce dernier tirait quelque chose de sa poche et qu’il levait les mains. Ils étaient libres l’un et l’autre.

Le premier convict avait déjà pris les rennes du cheval sur lequel Black Peter cherchait à s’élancer, lorsque son camarade le repoussa vivement de l’autre côté de la selle, et, sautant en croupe, talonna vivement la bête sans s’occuper de son ami, qui jurait et pestait. Se voyant abandonné de la sorte, Black Peter prit le parti de fuir. C’est alors que j’ai crié au moment où, passant à mes côtés, je l’ai vu disparaître dans cette direction. »

Et Ruth montrait aux deux jeunes gens une crevasse toute couverte de broussailles, au milieu des rochers.