Revoil Voyage au pays des Kangarous 1885/ch34

Traduction par Bénédict-Henry Révoil.
Mame (p. 233-236).

CHAPITRE XXXIV

Le confortable de la civilisation. — Susanne Rayne. — Le hameau et l’église. – Projets d’avenir. — M. Édouard Deverell. — Les beautés de la « ferme des Marguerites. »


Je laisse à penser quelle réception fut faite aux amis que la Providence ramenait ainsi vers ceux qu’ils n’auraient jamais dû quitter. Que de pleurs furent versés au récit des souffrances et des périls qu’ils avaient endurés !

On songea immédiatement à procurer à ces pauvres voyageurs les douceurs de la vie civilisée dont ils avaient été si longtemps privés, à leur offrir les rafraîchissements et les mets dent ils avaient oublié le goût depuis tant de mois.

Ce fut seulement par bribes, par récits entrecoupés, que les habitants de la colonie apprirent les aventures des naufragés du Golden-Fairy, leurs souffrances et leurs privations, et les domestiques de la ferme rivalisèrent de soins avec leurs maîtres pour leur faire oublier les mauvais jours passés dans le désert australien.

« Dis-moi, chère Emma, fit Marguerite à son amie, tout en peignant sa chevelure et en revêtant une des robes de mousseline que celle-ci avait mises à sa disposition, as-tu toujours à ton service une brave fille qui s’appelait Susanne Rayne et qui t’avait accompagnée à bord de l’Amoor ? Nous avons amené avec nous un pauvre homme qui aurait le cœur brisé s’il ne la trouvait pas ici.

— Ce pauvre homme n’est-il pas un convict du nom de Wilkins ? répliqua la sœur d’Édouard Deverell. La malheureuse Rayne a été cruellement désappointée lorsque, en arrivant à Melbourne, elle a appris que celui pour qui elle avait tout quitté dans son pays s’était sauvé dans les bois avant son arrivée.

— Lorsque je t’aurai raconté les aventures de Wilkins, ajouta Marguerite, je suis sûre, chère amie, que tu seras la première à demander pour mon protégé le pardon que mérite son repentir. »

Tout en descendant de la chambre d’Emma pour aller rejoindre Mme Deverell, Marguerite fit un récit exact des aventures du convict, et quand la vieille mère eut appris à son tour les détails de cette affaire, elle envoya prévenir Susanne, avec toutes les précautions voulues, à la laiterie où elle était employée.

Quand tous les naufragés, revêtus de vêtements qu’on leur avait offerts, se réunirent dans le salon de la ferme, c’est à peine s’ils purent se reconnaître. On passa aussitôt dans la salle à manger, où la table était couverte de toutes les bonnes choses de la cuisine anglaise. Là se trouvaient du bœuf et du mouton provenant des animaux de la ferme ; des volailles de la basse-cour, des pâtisseries fabriquées par Emma, des fruits récoltés au jardin et de la crème ainsi que du lait tiré de la vacherie. Toutes ces gâteries étaient accompagnées de pots d’ale mousseuse, brassée à la ferme en attendant le vin que produiraient les vignes lorsqu’elles auraient donné du raisin.

Tandis que les maîtres dînaient ensemble, Jenny, Ruth, Baldabella et son enfant étaient bien choyés par les gens de la maison. Ces deux dernières surtout restaient ébahies à la vue de tant d’objets nouveaux pour elles.

Wilkins était demeuré dans un coin, le cœur oppressé. Il fallut que Hugues vînt lui parler et lui enjoindre de se raser et de changer de vêtements. Lorsqu’il fut ainsi approprié, le jeune Mayburn l’emmena vers la laiterie, où il lui montra Susanne, prête à lui pardonner et à lui tendre les bras. La joie de ces deux excellents cœurs débordait en paroles saccadées, entremêlées de larmes et de sanglots.

La fin de la journée et la soirée s’écoulèrent tandis que les voyageurs racontaient leurs aventures. Enfin on alla se coucher. Qu’il fut doux le contact des lits moelleux, pour ces infortunés accoutumés depuis longtemps à se reposer en plein air, sur la terre dure !

Le lendemain matin, après une nuit embellie par les rêves les plus heureux, les amis, réunis après tant d’épreuves, allèrent visiter les maisons qui devaient plus tard s’appeler le village Deverell. Ces habitations étaient situés à un demi-mille de la ferme. Il y avait là, groupés ensemble, sur une seule ligne, près de soixante cabanes, aux toits recouverts d’écorce et aux volets peints en vert. Chaque cabane était placée au centre d’un jardinet, et sur le derrière, celui qui l’occupait avait un acre de terre à cultiver pour son usage, une vache, et quelquefois une paire de moutons. Toutes ces habitations étaient propres bien entretenues et très confortables. Trois cents pas environ séparaient ces demeures simples du bord du fleuve. Là, sur une éminence, s’élevait une chapelle très élégante, dont la tour contenait une cloche pour appeler le dimanche les chrétiens à la prière.

Max Mayburn s’agenouilla sur le seuil, et offrit à Dieu une fervente prière. Au même instant la porte du temple s’ouvrait, et un prêtre, a l’air respectable, se présentait pour faire les honneurs de la maison du Seigneur.

« M. Talbot, que je vous présente, fit M. Deverell à ses amis, est venu tout exprès de Melbourne pour répandre les lumières de la foi parmi les sauvages de ce pays.

— Que je suis heureux, répliqua le père d’Arthur, de me trouver avec un aussi digne ecclésiastique ! Plaise à Dieu de me laisser longtemps vivre au milieu de mes enfants et de mes amis ! C’est ici l’antichambre du paradis.

— Nous allons nous construire un grand cottage, avec votre permission toutefois, demanda Hugues au maître de la « ferme des Marguerites ».

– Je permets tout ce que vous voudrez mais en attendant, mes amis, voici, quelle est ma volonté : vous demeurerez avec nous, dans notre habitation, jusqu’à nouvel ordre ; Jack se chargera d’élever une belle demeure pour M. Mayburn et sa famille, et l’on n’oubliera pas dans cette construction une galerie pour y placer tous les spécimens de la faune de l’Australie.

– C’est charmant s’écria Marguerite.

— Wilkins, à votre recommandation, s’écria le colon, prendra les fonctions de garde-magasin, et habitera à la laiterie des qu’il aura épousé Susanne Rayne. Je leur donnerai en dot un assortiment de bêtes à cornes et d’oiseaux de basse-cour pour les encourager au travail. Jenny Wilson et Ruth trouveront leur place dans le ménage de notre maison jusqu’au jour où, votre maison étant bâtie, monsieur Mayburn, vous les reprendrez pour vous servir.

— Je me propose, moi, ajouta Marguerite, pour avoir une école dans le village et y apprendre à lire aux jeunes enfants. Nakina partagera ces leçons et deviendra bientôt une petite Anglaise, à la couleur près.

— Je m’attendais à cette proposition, remarqua Edouard Deverell. Emma vous tiendra compagnie et vous aidera dans ce pieux devoir. Nous construirons donc une école près de l’église et de la maison de M. Talbot. Charles y exercera la médecine comme il le fait depuis que nous sommes établis ici, et je dois avouer qu’il a peu de malades à visiter. Je lui ai entendu dire que, quand il se serait fait bâtir sa future demeure, il se rendrait à Sydney pour y épouser une charmante orpheline et la ramener ici avec ses deux sœurs, ce qui formera une addition fort agréable à notre colonie.

— Voilà qui est bien pensé, répondit Max Mayburn. Et vous, cher monsieur Édouard, ne songez-vous pas également à prendre femme ? Vous ne pouvez vivre en garçon en ce pays enchanté.

— C’est là votre avis, cher Monsieur et ami ? fit Deverell. Dans ce cas, je me fie à vous pour me trouver une fiancée.

— À moi !

— Mais certainement… à vous.

— Mais je ne connais personne.

— Peut-être, mon père, dit Arthur. Si Edouard voulait de ma sœur pour femme ?

— C’est vrai, je n’y pensais pas, » fit le vieillard.

Marguerite rougissait en entendant ces paroles ; mais ses joues devinrent pourpres lorsque Deverell répondit que, depuis sa présentation à la fille de son ami à bord de l’Amoor, il avait fait un rêve près de se réaliser.

Le père demanda alors à sa fille si elle consentait à devenir l’épouse du maître de la « ferme des Marguerites », pour y résider avec sa bonne mère et son aimable sœur Emma.

La réponse fut affirmative, et le jeune colon, au comble de la joie, raconta alors à ses amis tous les détails de son voyage de Melbourne jusqu’au canton où il s’était établi ; il leur expliqua les moyens qu’il avait pris pour défricher le pays inculte et arriver en peu de temps à cette situation prospère et à cette richesse inespérée.

« Je n’ai épargné ni mon travail, ni mes forces, ni mon énergie, pour civiliser et cultiver ce pays jusqu’alors sauvage. Voyez tout se trouve réuni dans ces serres, où j’ai mêlé la flore européenne à la flore australienne ; notre verger est rempli des arbres fruitiers du vieux et du nouveau monde : pommiers, poiriers, abricotiers, cerisiers, brugnons, pêchers, framboisiers, fraisiers, etc. ; nous avons tous ces délicieux présents de la nature ; les ananas forment des haies au lieu et place d’aubépines. »

Marguerite écoutait et regardait, ébahie en présence d’aussi nombreuses richesses.

Le courageux colon conduisit ses amis vers un champ planté de vignes qui poussaient à merveille, et où des grappes en fleur promettaient une ample récolte.

« J’espère, dit-il, faire ici du vin de première qualité. Vous m’en direz de bonnes nouvelles. »

Il fallut des courses quotidiennes dans différents cantons du domaine pour inspecter tout ce qui avait été fait, et comprendre tout ce que l’on voulait faire.

Un jour, on traça les fondations de la maison destinée à être occupée par la famille Mayburn, et l’on mesura le terrain destiné au jardin et au verger. Jack se trouvait là dans son élément, faisant abattre des arbres, les équarrissant, les travaillant pour en fabriquer tables, chaises et meubles de toutes sortes.

« Quel bonheur, disait le brave garçon à Arthur Mayburn, d’avoir d’excellents outils et je suis sûr que Black Peter ne me les volera plus. D’autre part, le résultat de mon travail ne sera pas perdu, comme l’étaient mes canots, mes cabanes, mes arcs et mes flèches.

— Et nous ne verrons plus devant nous ces tribus farouches de noirs, ajouta Hugues.

— Il y a bien assez de ceux que M. Deverell a gardés près de lui pour leur inculquer les principes de la civilisation. Les as-tu vus, Hugues ? lui demanda son frère aîné. Ils sont vêtus comme des Européens, parlant un anglais compréhensible, et croient en Dieu. Baldabella paraît fort heureuse d’avoir retrouvé des compatriotes qui lui font mille amitiés à elle et à Nakina. Tout est pour le mieux ! et je suis sûr que dans peu de temps le bien-être général augmentera de toutes façons.

— Me permettez-vous, cher Monsieur, de vous demander ce que vous comptez faire dorénavant ? insinua Jack en s’adressant à Hugues.

— Moi, mon ami, je compte étudier la médecine, et, une fois reçu docteur, servir d’aide à mon ami Charles Deverell. Arthur épousera Emma, et Gerald O’Brien se fera fermier et chasseur, afin de pourvoir aux nécessités du cabinet d’histoire naturelle de notre père.

— Tu as si bien combiné toutes choses, mon bon ami, répondit Arthur, qu’il serait mal de déranger tes plans. Voilà qui est dit je me marierai, – si Emma consent à m’accepter pour mari, – le même jour que ma sœur avec Édouard Deverell. Je pense, mon cher Jack, que ni les uns ni les autres nous n’aurons envie de retourner au milieu des bois.

— Malheur à ceux qui sont réduits à cette vie par suite de leurs crimes envers la société, dit O’Brien. Moi, je ne veux désormais quitter ces parages que pour vous guider à la chasse aux kangarous. »


FIN