Restons chez nous !/Chapitre XVII

J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 139-145).

XVII



EN arrivant à New-York, il y a six mois, Paul avait été d’abord effrayé et il avait mis du temps à se remettre de son émotion. Il y avait de quoi, certes, s’émouvoir un peu…

Lui qui n’avait jamais connu le monde au-delà de la ligne seigneuriale de sa paroisse qui, tout au plus, n’avait aperçu que quelques rues de Québec ; dont le regard avait toujours plongé, libre, dans le grand horizon à peine borné par les montagnes bleues, bien loin, et par les arbres précis et touffus de la forêt, se voir transporté tout d’un coup dans cet enfer du négoce et de l’industrie, c’était à déconcerter bien d’autres encore que lui.

Un villageois s’accoutume bien peu à cet air épais, trouble et gris où se noient formes et couleurs, au milieu duquel les flammes, au sommet des hautes cheminées qui découpent le ciel fumeux, dansent sans rayonnement ; dans ce monde de géants. Vulcains modernes où rien ne subsiste plus de l’œuvre de la création qui donne la place à l’œuvre humaine : œuvre mouvante, qui prend toute la place, qui triomphe insolemment dans sa grandeur ou dans sa laideur, qui chasse l’air pur du bon Dieu, qui voile l’azur de son ciel, qui éteint son beau soleil dans la suie et la fumée et remplit l’espace de ces entassements de fer et de pierres ; étranges constructions, entrepôts immenses, hautes maisons de huit à dix étages, tours innombrables, clochers aux silhouettes étranges perdus dans les nuages, bureaux entassés qui s’élèvent à vingt et à trente étages ; « sky-scrapers » enfin qui nous imposent le sentiment de leur grandeur et de leur force ; et au milieu de tout cela, tramways souterrains, aériens et terrestres circulent et voiturent les gens comme en un rêve : et des théories d’hommes d’affaires, d’ouvriers, de femmes courent d’une rue à l’autre, le jour et la nuit, se bousculent d’une voie de tramway à un train de l’« elevated tramway » et d’un train de l’« elevated » à une voie de tramway terrestre puis, s’engouffrent dans les caves d’un « sub-way ». Œuvre de héros, de nouveaux dieux, mille fois plus habiles, avec leurs puissants outils, avec leurs creusets, au milieu du fracas de leurs tonnerres qui secouent des peuples d’ouvriers, que ceux de l’antique Olympe…

Oui, toutes ces images de grandeur et de force effrayèrent un peu Paul.

Peu à peu cependant il se fit à l’aspect général de la cité. Mais ce fut un autre sujet de tristesse et d’effroi quand il se mit à regarder de plus près le monde au milieu duquel il allait vivre ; celui qu’il allait voir de loin sans le connaître, le monde du « High Life » et celui dont il allait faire partie le monde des travailleurs. Adieu alors les joyeuses conversations avec les amis de là-bas, avec les parents, le soir, au foyer et les douces causeries avec Jeanne, la petite amie délaissée ; adieu ce contact réconfortant avec des gens aux mœurs sans fièvre, si simples dans leur langage et leurs habitudes et si francs dans tous leurs actes. Désormais, il n’y a plus pour ses oreilles que des paroles grossières et banales en une langue qu’il ne comprend pas encore bien mais qu’il devine ; pour ses yeux, que des spectacles hideux de misères sans nom…

Et quand il sortira des quartiers de taudis où grouillent les ouvriers et qu’il s’aventurera, en ses promenades, dans les rues fashionables et les centres commerciaux, sa vanité et son orgueil, ne feront que le faire souffrir davantage au milieu de ce monde élégant, porteur de tout ce que la fantaisie peut inventer de plus charmant dans un luxe absolument illimité, et de ce monde que le vertige des affaires garrotte et emporte dans son tourbillon comme un mannequin…

Et en effet, la première fois que, poussé par la curiosité, il s’engagea en promenade un soir, sur la Cinquième avenue et Wall Street, l’enfer de l’or, il fut ébloui et la vue de toutes ces splendeurs lui fit mal, lui si petit, si misérable… Bien que décemment habillé, il rougit en passant devant ces riches villas, où des patriciennes de l’or prenaient le thé sur leur terrasse que l’approche du crépuscule enveloppait d’une poésie plus pénétrante et remplissait de mystère les quinconces ombreux sous lesquels l’eau chantait dans les vasques de jaspe. Son imagination se forgeait facilement tout le luxe et la splendeur de l’intérieur de ces somptueuses résidences… Puis, passent et repassent devant lui des jeunes filles élégantes laissant après elles des rires, de la fraîcheur et un parfum de violettes ; et il voit des jeunes gens, occupés tout le jour aux affaires et qui veulent un instant échapper au souci de l’or, le colossal souci, pour s’abandonner aux roueries du flirt, s’asseoir, suivant la coutume, le soir, près des jeunes beautés et les éventer de leurs éventails de plumes blanches, galamment escamoté, en leur débitant d’oiseuses paroles…

Toutes ces choses banales du grand monde avivait davantage sa souffrance. Le soir, il y pensait avant de s’endormir, et il maudissait sa destinée ingrate, humiliée et obscure. Mais il se reprenait aussitôt ; il ne faisait que d’arriver, et déjà découragé ! Ah ! bien non ; dès demain il trouverait de l’ouvrage et il serait heureux. La vie, il est vrai, est un combat qui a ses défaites, mais, que diable ! on ne perd pas toutes les batailles. Alors, il s’endormait en ouvrant son cœur tout grand aux promesses de l’avenir…

Le lendemain arrivait, mais sans plus de changement. La fortune, le travail même pour y parvenir ne venaient pas.

Les places étaient toutes prises, la main-d’œuvre était suffisante partout et des centaines d’hommes, aussi, attendaient un vide, une place vacante ; tous passeraient avant lui.

On lui avait bien offert, en arrivant, et souvent dans la suite, une place de manœuvre quelconque avec un maigre salaire ; il aurait dû accepter, mais sa vanité insensée s’y répugnait, et puis, il avait peur qu’une fois dans ces modestes fonctions une autre place qu’il enviait échut à un autre ; et il attendait. Mais en attendant, il fallait vivre, il fallait manger, payer le loyer de la chambre et, à mesure que le temps, inexorable, fuyait à tire d’aile, son gousset, son pauvre gousset, rempli par son père avant son départ, diminuait d’une façon désespérante.

Alors, en face de tous ces insuccès, de cette déveine, le désespoir remplaçait l’espérance caressée la veille. Il lui semblait voir se dresser devant lui un avenir atroce qui l’effrayait…

La vie a deux voies principales : l’une de repos, de détente, de gaieté, d’insouciance légère ; l’autre, d’efforts, de luttes, de gravité et souvent de tristesses. Un métaphysicien dirait qu’elle a deux faces : l’une positive et l’autre négative. Certains êtres prennent tout avec indifférence ou légèreté ; d’autres prennent tout au sérieux. Quelquefois, ces deux modes se confondent ; d’ordinaire, l’un domine l’autre. Or, celui qui domine le plus impérieusement, celui qui est l’essentiel de la vie, c’est le second… Mais, mon Dieu ! que ce côté de la vie est difficile ; de sa vie surtout, à Paul, si courte, mais déjà si longue en espoirs déçus. Il avait cru savoir ce qu’il fallait espérer et il s’est aperçu que ce n’était pas cela du tout ; que tout était peine, lutte et danger… D’autre part, qu’il est cruel le supplice, quand on a l’impatience du jeune âge, d’être réduit à se demander chaque matin, comme Paul : le bonheur inconnu et tant désiré viendra-t-il aujourd’hui ?… La force vient de la vie, c’est vrai : plus une pensée, un sentiment, un amour ont été vécus, plus ils ont d’énergie : mais la fidélité à un espoir caressé, au bonheur qu’on attend a des bornes ; on se lasse d’espérer, et un bon jour on sent son cœur comme muré à jamais sous les pierres lourdes et massives du désenchantement. Ce n’est pas encore le désespoir, c’en est, hélas ! le chemin et il faut que l’éducation première reçue au foyer paternel, il faut que la foi puisée sur les genoux de la mère, fortifiée à l’église par le curé, soit bien solide pour que l’on ne finisse pas en réprouvé par une balle de révolver ou une fiole de poison…

Un bon matin, Paul se réveilla sans un sou vaillant dans sa poche. Il fallut prendre une résolution suprême. Il était trop fier, trop orgueilleux pour appeler son père à son secours et il s’engagea débardeur dans la rade de New-York. Ce n’était pas la fortune, ni même l’aisance, mais le salaire qu’il retirerait l’empêcherait au moins de mendier et de mourir de faim, lui permettrait de vivre ; oh ! vivre, oui, vivre ; malgré tout ; malgré les désillusions, malgré les tristesses du présent et les terreurs de l’avenir ; vivre jusqu’au bout, au moins pour voir, s’il y avait un terme à la fatalité…

Ce soir-là, Paul, renfermé dans sa chambre, après sa première journée de travail sur le sol américain, pleura de ces larmes qui rongent comme un acide et qui brûlent jusqu’au cœur.