Restons chez nous !/Chapitre XVIII

J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 147-152).

XVIII



LAISSONS Paul un instant à son travail ingrat ; quittons les villes, encore brûlantes à la fin de l’été, et allons jouir de nouveau de la vie canadienne dans les coins où elle s’écoule modeste, industrieuse et honnête.

L’automne, encore une fois est venu, précipitant les nuits et les faisant longues, lugubres et glaciales.

Pour l’heure, la beauté de la nature est dans la gamme harmonieuse des teintes effacées, le tout se confondant en vapeurs ardoisées et en ombres blondes, en ce quelque chose d’impalpable et de lavé, dernier reste de couleur, dernière flamme de vie qui s’effacera avec la première bise, le premier flocon de neige : nature condamnée et d’autant plus aimée qu’elle est à la merci du premier heurt de l’hiver… Les fleurs ne sont plus ; à peine si unes, tardives, jettent encore un sourire dans les parterres dévastés ; dans les potagers, la mort a passé et les plantes inclinent vers le sol les virgules de leur feuillage ambré. Des feuilles tombent lentement comme des larmes. Mais certains géants résistent encore dans la forêt et semblent frissonner avant de jeter leur monnaie d’or ; pareils à ces mortels qui ne veulent pas se résigner à l’automne de la vie et prétendent garder au moins les apparences d’une éternelle jeunesse…

Ah ! Paul, si, de ton taudis de New-York, il t’était donné d’entrevoir un coin de tes campagnes de la Baie des Ha ! Ha ! de contempler, par exemple, quelques-unes de ces frondaisons à côté des feuillages morts, tu serais bien tenté de le dire, à ce spectacle renouvelé des inégalités de ce monde, que, dans ce moment, tu as si souvent sous les yeux : « Pourquoi cette injustice de l’opulence à côté de la misère de l’autre ? » Mais là-bas, tu ne sentiras pas le souffle glacial qui arrivera bientôt de la montagne et nous rappellera, à nous, que, pour les arbres comme pour les hommes, la mort donne la grande égalité finale.

L’hiver de l’homme est bien triste à côté de celui de la nature. Chez l’homme, c’est la fin de tout ; mais dans la nature, on sait que sous les feuilles mortes reverdiront de nouveaux bourgeons ; qu’avant de succomber le vieux chêne reverra bien des printemps ; on sait que, là, la vie s’affirme à côté de la mort ; dans les sillons, ensablés par la pluie, les feuilles tombent, légères, sur le duvet de l’herbe qui paraît fraîche encore, tandis qu’auprès de l’âtre, à la ferme, l’aïeule aux yeux éteints sourit au petit enfant qu’elle berce. Les larmes coulent et puis se sèchent.

L’angélus du matin vient de laisser s’envoler ses notes perlées à travers la campagne ajourée, là-bas, au village de Bagotville. L’air est froid, pur et vivifiant. Par intermittence, le soleil, tout pâle répand ses ardeurs impuissantes à travers les nuages qui sillonnent l’étendue : la rosée scintille encore à la surface du sol. Le vieux Jacques Pelletier, avec ses deux grands bœufs roux, quitte la ferme et traverse d’un pas lent, presque déjà fatigué, la longue route que jonchent des paillassons de feuilles mortes…

Cet automne, Jacques Pelletier est seul pour les labours ; il a été seul, l’été dernier, pour les foins et la récolte. Ah ! le travail a été dur, mais la récolte abondante : et aujourd’hui encore, dans le sillon qu’il creuse, il sème l’espérance pour l’année prochaine… quand l’hiver aura disparu…

Il a bien vieilli, le pauvre père, depuis que son fils est parti, son cher Paul dont on parle si souvent à la maison, à qui il pense sans cesse, au milieu de ses humbles travaux, quand il tourne la glèbe avec cette sorte de lenteur active, et fait s’entr’ouvrir le sol qui sent frais et bon… Les deux grands bœufs roux, au bout du sillon, reviennent sur leurs pas. Vigoureux, ils marchent en tirant ferme dans le joug ; leur tête, résignée, s’incline. L’écume de leur mufle exhale une fumée qui s’évapore aux feux tièdes du jour ; leurs bons grands yeux contemplent le sol. À les voir de loin, on dirait que leur corps ondule de façon charmante, en leurs mouvements réguliers et il semble que leur belle robe brune, marquée de taches blanches, s’harmonise aux tons du ciel et de la terre… Et le vieux fermier, tout en peinant, ne sent plus naître en lui cette secrète allégresse d’autrefois, quand son fils travaillait à ses côtés.

Paul est parti depuis sept mois déjà. Les premières nouvelles n’ont pas été bonnes, non ; et celles qui ont suivi n’ont guère valu mieux. Tous les jours, à présent, on attendait une lettre qui signalerait un changement, qui annoncerait même son retour ; car on espérait toujours, à la ferme, le retour de l’enfant prodigue. On lui avait même déjà offert de l’argent pour lui permettre de revenir ; mais, nous l’avons vu, Paul était trop fier pour accepter ; il espérait sans cesse en des jours meilleurs, qui ne tarderaient pas.

Jacques Pelletier, lui aussi, avait espoir en l’avenir de son fils.

Quand, chaque dimanche, après la messe, il se rendait au bureau de poste et qu’on lui remettait une lettre qu’il savait venir de son fils, son cœur de père battait d’espérance. À la maison, on allait chercher Jeanne, qui lisait la lettre de l’absent. Mais toujours rien de nouveau, dans ces chères lettres, tant attendues ; chômage, inaction, ennui, travail sans rémunération ; mais toujours, à la fin, un mot d’espérance en l’avenir et un autre de remords et de regret peut-être que le pauvre enfant voulait bien retenir mais qui lui échappait malgré lui. On le sentait bien à la ferme, ces lettres suintaient la douleur goutte à goutte ; il y avait une larme dans chaque mot, et l’on en souffrait davantage. S’ils eussent pu au moins se persuader qu’un jour enfin ce cher enfant serait heureux ; mais l’avenir rembrunissait le présent…

Les soirées d’hiver ont repris leurs cours à la campagne. La fin d’automne, dans les montagnes du Saguenay, c’est bien déjà l’hiver, tant les nuits sont glaciales. Mais tant que n’est pas venu le premier flocon de neige, le décor est toujours agreste quand, le soir, les grandes ombres s’étendent, croissent et descendent des collines en longs sillons qui enveloppent la ferme. À l’intérieur, les brindilles flambent toujours dans le gros poêle et répandent dans le logis la lumière incertaine de leurs pétillantes ardeurs. Mais au logis de la famille de Paul, il plane de l’inquiétude dans toutes les âmes et, au fond des cœurs, il y a des sanglots.

Comme il est triste, hélas ! le foyer qui se déserte… Le foyer, il n’y a que lui pourtant pour tenir réunis des éléments de la famille honnête et chrétienne. S’il s’éteint, tout est perdu ou en voie de se perdre. Dans le cœur de celui qui le quitte, rien ne saurait remplacer le foyer familial, la lampe de famille, les entretiens, les lectures, le soir, après la journée finie.

Ô aberration de celui qui le déserte sans raison, par caprice !…