Restons chez nous !/Chapitre XVI

J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 129-137).

XVI



NEW-YORK ! est-ce une ville, est-ce un monde ? En tous cas, il renferme tout. Lorsque l’on contemple cette reine de toutes les Amériques, on a peine à s’imaginer que trois siècles seulement séparent ces splendeurs d’aujourd’hui d’avec l’aspect miséreux que présentait jadis le petit groupement de huttes de marchands hollandais, débarqués du « Half-Moon » sur l’île Manhattan, où les avait conduits l’esprit aventureux de Hendrick Hudson, et qui furent les fondateurs de la grande cité américaine.

Quelle profonde transformation !

Quelle est donc la puissance du génie qui a fait en si peu de temps d’un petit hameau de commerçants cet énorme entassement de fer et de pierre ? Pourra-t-on jamais saisir l’enchaînement logique des causes et des événements qui ont opéré une si incroyable métamorphose !…

Cité puissamment commerciale, elle tire son origine d’un groupe de colporteurs ; obscurs débuts, d’où devait jaillir un des deux ou trois grands centres commerciaux du monde entier et qui ne mérite pas moins l’admiration par son développement extraordinairement rapide que par la splendeur de sa prospérité matérielle. Dès son origine, cette cité prodigieuse doit au commerce son existence et sa croissance ; puis, dans la suite, son développement et son caractère sont subordonnés pour le bien comme pour le mal à des influences commerciales plutôt qu’à aucune autre. Une heureuse spéculation même préside à sa fondation quand le Westphalien Peter Minuit, son premier gouverneur, achète des Indiens l’île Manhattan pour la somme de vingt-cinq piastres. Ce fut le signe heureux de sa vocation de cité commerçante. Tenace, elle la suit fidèlement, courageusement, sans défaillance aucune ; et l’on peut dire aujourd’hui que peu de villes commerciales se sont développées avec une plus merveilleuse rapidité que la ville de l’île de Manhattan. Aidée d’agents puissants primordiaux qu’elle crée elle-même pour son commerce et son industrie, elle grandit, grandit démesurément aux yeux de la vieille Europe étonnée qui est longtemps sans même soupçonner une rivale de ce côté de l’océan…

Mais, grâce à ce prodigieux accroissement, New-York devient bientôt la grande fascinatrice des affamés de l’or. Une immense immigration s’y dirige, augmentant chaque année la population de milliers d’individus de tous les pays, si bien qu’elle en change bientôt le caractère ethnique originel et qu’aujourd’hui, les quatre cinquièmes de cette population sont d’origine étrangère et que le dixième seulement du peuple appartient à la vieille souche américaine d’avant la Révolution.

Et plus que jamais, aujourd’hui, à cause de sa richesse toujours croissante, New-York reste la pieuvre dont les tentacules, couvrant le monde, traversant les océans, attirent vers elle des légions de pauvres, fascinés, assoiffés d’or et d’inconnu…

Hélas ! le malheur est qu’on se laisse trop facilement éblouir par les dehors ; par la somptuosité des édifices, l’immensité de ses manufactures, la variété de ses industries.

On oublie trop que les grandes villes américaines frappent surtout, quand on y regarde de près, par l’accroissement de la pauvreté excessive à mesure qu’augmente la population immigrante ; par l’accroissement réel ou apparent de la distance qui sépare les gens très riches et les gens très pauvres : en d’autres termes, par ce fait, que si d’une part il se crée des fortunes colossales pour lesquelles bien peu sont élus, d’autre part, il se forme une nombreuse population composée en partie de journaliers qui n’économisent rien et en partie de prolétaires qui ne gagnent jamais assez pour fournir à leur famille même les choses indispensables ; accroissement inquiétant pour la grande République et qui contrebalance puissamment les bienfaits apportés par la liberté de l’immigration européenne.

On ne réfléchit cependant à rien de cela. En chaque ville américaine on ne voit qu’une sirène enchanteresse qui nous fascine et nous subjugue. Villes de leurre et villes de loterie où l’on croit que chacun peut gagner le gros lot, où quiconque joue bien finit toujours par gagner ; villes de Cocagne, toutes, où il y a des avenirs tout faits que l’on n’a qu’à choisir ; terres promises qui ouvrent des horizons magnifiques à toutes les intelligences et dans toutes les directions ; vastes ateliers de civilisation où toute capacité, où tout talent trouve du travail et fait fortune ; océans où se fait chaque jour la pêche miraculeuse ; cités prodigieuses enfin, cités de prompts succès, et d’activité d’où, en un court temps, un homme entré en souliers éculés en sort dans un carrosse capitonné ; où, tout le jour, il pleut des pépites d’or mêlées aux scories des cheminées d’usines… Mais, aussi, il faut bien l’ajouter, villes d’illusions ! Illusions ruinées, bonheurs perdus, oh ! que les grandes cités américaines en ont vu ! Combien, dans leur sein, ont senti tout-à-coup que la mesure d’idéal qu’ils portaient en eux était trop courte une fois superposée aux réalités d’une existence à faire ! Combien s’en est-il trouvé qui, après avoir vu, touché, respiré ces villes, après avoir erré des jours entiers, dans leurs rues enfumées, méconnus, solitaires, au milieu d’une foule d’êtres indifférents, se sont tout-à-coup croisé les bras, puis, crispés, moralement et physiquement, se sont laissés mourir tristement. Heureux ceux de nos gens qui, après quelques mois de séjour dans ces cités-merveilles, par une transition dont il nous est libre de rêver les nuances, n’ont pas senti le dégoût remplacer la curiosité… Les États-Unis peuvent, à la vérité, être bonne mère pour les hommes ambitieux et à grandes vues, soit qu’ils veuillent jouir du fruit de leur existence passée, soient qu’ils aient une fortune à faire ou à refaire et qui se sentent capables de nager dans les eaux troubles ; mais les faibles ont bien peu de chances de se frayer une route en luttant contre la marée turbulente de ces villes…

Nous sommes au fort de la canicule. Un soleil rouge qui perce une buée blanche, volatile, mélancolique, semble une tache de sang dans le ciel presqu’assombri et la monstrueuse ville de fer est assoupie dans une torpeur ardente et lourde… Les voitures-réservoirs à tuyaux d’arrosage, grelottent dans le blême silence et, dans les rues à la mode, les roues caoutchoutées des voitures de gala font un bruit de luxe, conforme à l’ambiance…

La journée de travail est finie.

Le port, où, masses sombres et trapues, s’allongent les quais d’Hoboken sur lesquels a travaillé tout le jour une nuée de débardeurs, se déserte peu à peu, et chaque ouvrier, délabré, en sueurs, reprend le chemin du domicile… À travers un dédale de rues tristes et tortueuses, placardées d’affiches multicolores et bordées de cheminées puantes, de fourneaux et d’usines, un jeune homme s’avance, à pas lents, fatigué, harassé… Indifférent à tout, il ne semble rien voir, rien entendre : ni les sonneries rapides et précipitées des tramways électriques qui coupent les avenues et les ruelles, ni les grelots des fiacres qui se pressent et les fers des chevaux qui frappent l’asphalte, ni les autos qui, lourdement cornent, ni les airs mélancoliques des orgues de Barbarie, au fond des cours humides et noires, que de pauvres hères tournent continuellement des journées entières… Un escalier branlant qui craque sous les pas, une porte criarde qui s’ouvre, et notre jeune homme se trouve dans une méchante petite chambre nue, sans ornement, sans rien qui réjouit la vue. Une tranche de pain avec un morceau de fromage et un verre d’eau sont bien vite engloutis par un ouvrier qui a travaillé fort durant la journée ;… et c’est le frugal souper que vient de prendre ce pauvre ennuyé…

Cet ouvrier, l’a-t-on reconnu ? Non, assurément, tant il n’est plus le même. C’est Paul Pelletier…

Ah ! ils sont loin, déjà, les beaux jours de la Malbaie et ceux, encore plus ensoleillés, de la Baie des Ha ! Ha !… La réalité dérange parfois nos idées comme le mouvement dérange une draperie. Lui qui croyait que la réalité c’était la liberté, la fortune, le plaisir : non, c’était le rêve, cela ; et la réalité, elle était là-bas, à la ferme, dans la pauvreté décente, même dans les petites privations, sauvegardes de la dignité…

Et ce soir, appuyé mélancoliquement à l’unique fenêtre de sa chambre, Paul essaya de scruter, dans l’horizon des cheminées qui lui bornent la vue et les innombrables fils métalliques qui passent au-dessus de sa tête, les secrets décevants de cette vie qu’il avait imaginée si belle et qui était si triste. Hélas ! la bonne fée qui l’avait conduit jusqu’ici s’était envolée ; le charme était rompu et une première expérience de la vie lui apprenait qu’il ne faut pas confondre le rêve avec la réalité, qu’il est plus facile de former des projets que de les exécuter…

La nuit règne maintenant sur la ville qui s’endort et tout est silence dans le pauvre quartier des travailleurs qui ont peiné depuis le matin pour gagner le pain qu’ils ont mangé… Quelques voitures roulent encore de loin en loin. La nuit s’étend toujours plus épaisse, silencieuse, avec la solitude, avec la tristesse dans la chambre de Paul face à face avec son ennui…

Son ennui !…

Oh ! cet ennui de certains soirs qui vient se coller aux fenêtres comme un brouillard, quand le ciel est sombre et bas, quand les routes et les rues ne sonnent plus, quand la chambre et l’âme restent sans lumière dans le lent crépuscule. Ennui du cœur qui n’aime plus rien ; ennui de la pensée lasse d’avoir trop pensé et qui perçoit la vanité de ce jeu ; ennui de la volonté rompue de s’être trop efforcée vers des fins illusoires… Pauvre Paul ! c’en est-il donc fait à jamais, déjà, de ton vouloir, de ta pensée et de ton amour ! Vous tous qui l’avez connu, cet ennui, et vous surtout, pauvres villageois qui avez déjà été enchaînés dans l’isolement d’une ville, à qui la vie moderne, si prodigue d’agitation et de vains spectacles, semble n’avoir réservé que l’immobilité et le souci d’attristants et d’humiliants devoirs, pensez à Paul, ce pauvre désenchanté !…

…Si à cette heure, Paul avait connu Sully Prud’homme, il aurait jeté ce cri de l’âme.

Ah ! si vous saviez comme on pleure
De vivre seul et sans foyer,
Quelque fois devant ma fenêtre
Vous passeriez.

Mais Paul ne connaissait pas même le nom du délicat auteur du « Vase brisé ».