Restons chez nous !/Chapitre X

J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 75-85).

X



L’HIVER est enfin venu et il a neigé ; il a neigé, tout dernièrement, durant deux longs jours et deux longues nuits. Durant deux jours et deux nuits la neige est tombée lentement, à flocons pressés et épais, couvrant tout d’un blanc linceul. La belle chose que la neige qui tombe silencieusement, adoucissant de sa nappe virginale tous les contours brusques ; mettant sa ouate immaculée sur les bruits du monde !… Le village, au loin, et toutes les habitations dispersées dans la campagne, disparaissent sous de perpétuels rideaux mouvants… à chaque coup de la brise, tout s’enfuit, sans bruit, sous un linceul, tout s’enveloppe d’un silence étrange et mystérieux, mélancolique.

Puis, toute la neige est devenue subitement boulante, épaisse, et le vent s’est élevé par bouffées d’abord, ensuite par rafales prolongées, qui n’annonçaient rien de bon… Quelques heures après, en effet, ce fut la tempête d’hiver dans toute sa sublime horreur. Tout disparut durant quelque temps dans les tourbillons de la poudrerie ; durant de longues heures, habitations, arbres, bêtes et gens sont perdus, enfouis et noyés dans des rafales effroyables, dans les halètements furieux de la tourmente…

Oh ! les tempêtes de l’hiver canadien ; ceux-là savent ce qu’elles recèlent d’horrible qui, dans la nuit et la solitude, à des milliers d’arpents de toute habitation, se sont trouvés ensevelis dans le tourbillon, paralysés par le froid, allant à l’aventure, à pied, ou traînés par de pauvres chevaux épuisés, aveuglés et ne marchant plus que la tête baissée, se laissant guider au petit bonheur, menaçant à chaque instant de s’abattre…

Dans les chaudes cuisines des habitants de Bagotville, auprès du bon feu que le vent qui entre par la cheminée fait hurler et crépiter sinistrement, on a bien pensé, ces jours derniers, à ces pauvres malheureux qui se débattent peut-être dans la tourmente, sur le chemin St-Urbain, à travers les Laurentides…

Ce qu’il y en a eu déjà des drames d’horreur sur cette route déserte, la seule qui, en ce temps-là, reliait le Saguenay à Québec pendant l’hiver…

Mais on en est certain aujourd’hui, il n’y a pas eu de malheur. Quelques jours de retard, partant d’anxiété dans les familles, et ceux qui étaient partis de Québec, après avoir essuyé la tempête en route, sont arrivés sains et saufs à la maison. De même pour ceux partis à la ville ; les nouvelles que l’on a reçues d’eux sont bonnes. Dieu en soit loué !…

Et maintenant, le calme est revenu.

Nous sommes à la veille de Noël.

Noël ! à la campagne ; il semble que l’on s’est épuisé depuis longtemps sur ce sujet. Sur Noël, toutes les notes ont été données ; note gaie, note triste, sentimentale et enfantine… Resterait-il encore quelque chose à dire sur cette fête par excellence ; fête des petits enfants aux boucles blondes, fête des vieillards aux mèches argentées ; fête du pauvre comme du riche ; fête touchante de tout le monde ?… Vraiment, les redites ont des charmes, quand il s’agit de Noël ; c’est que ces redites, ces répétitions nous rappellent toujours une foule de petits poèmes gracieux, de gais et tendres souvenirs, que nous aimons tant à remémorer.

Noël !… toutes les coutumes naïves, puériles, si l’on veut, se groupent autour de ce mot… Oh ! ne les raillons pas, ces coutumes ancestrales ; elles sont touchantes parce qu’elles ont leur racine dans le plus intime et le plus irréductible de notre imagination…

Chez nous, Noël prend corps avec le Jour de l’An, avec, aussi, celui des Rois ; et nous avons les Fêtes.

Les Fêtes !… À la campagne, tout s’anime à leur accent magique. La neige, le froid, la poudrerie, les bois dépouillés, chargés de neige et de verglas, craquant sous les coups de la brise, la tempête même, tout nous dit : voici les fêtes !… Et l’on aime à braver le froid ; et la neige nous fascine par ses reflets ; la forêt gémissante a même, à cette époque, un langage pour nous ; un langage plein de mystère, quand ses échos engourdis répercutent les bruits tintinnabulants des grelots sur la route, le soir, après la veillée… quand la neige crie sous la lisse des carrioles et des traîneaux…

En ces jours de transition entre l’année qui s’en va et celle qui commence, il semble que les fêtes et leurs coutumes traditionnelles se multiplient comme autant d’anneaux qui relient le passé avec le présent. Noël, le Jour de l’An et celui des Rois nous font vivre dans une atmosphère de légendes, de conventions et de vieux us enveloppés tous dans une même auréole de poésie radieuse et caressante…

Nous sommes donc à la veille de Noël.

De tous côtés et dans toutes les demeures de Bagotville on se prépare à la grande fête. Depuis huit jours, ce qu’elles frottent, astiquent, époussettent et balayent, les vaillantes femmes d’habitants ! Aujourd’hui, les manches retroussées jusqu’aux coudes, elles enfoncent leurs bras dans la pâte jaunâtre et farineuse qui, tout à l’heure, plongée par boulettes, dans la graisse pétillante, va se transformer en de succulents croquignoles, en appétissants beignets ou en rutilants pains de savoie glacés et dorés ou bien poudrés de beau sucre blanc… Les mioches, enfarinés eux-mêmes, sont dans la jubilation et n’ont plus d’yeux que pour la huche et le coffre de bois où s’engouffrent à chaque instant, toutes ces délicieuses choses, qui se conserveront là, jusqu’après les Fêtes !… à moins que les souris ne viennent, avant épuisement complet, faire une descente désastreuse dans ces appétissantes régions…

Ce n’est, à bien dire, que quelques heures avant la messe de minuit que ces importantes opérations sont suspendues et que tout travail cesse. Tout reluit dans la maison, tout est propre, tout sent bon et la gaieté règne partout dans l’expectative de la grande cérémonie nocturne…

Sur la route toute blanche ; dans la nuit sans lune mais remplie de clartés stellaires, dans la campagne ajourée, piquée d’arbres dénudés et de taches confuses qui sont des maisons, on entend, depuis une heure, des tintements de grelots et des grincements de traîneaux sur la neige durcie et sèche. Ce sont les paroissiens qui se rendent à l’église, qui s’y rendent même d’avance afin d’avoir le temps d’aller à confesse et de se préparer à communier à la messe de minuit… Le village est silencieux, malgré l’animation extraordinaire qui y règne à cette heure de la nuit… Un bout de phrase qui arrive par saccade, le trille joyeux d’un enfant, le jappement d’un chien, un Woh ! Woh !… Harrié donc ! à la porte de l’église… et c’est tout. Par-ci, par-là, une porte qui s’ouvre trace une raie lumineuse sur la neige… et les ombres se dirigent de plus en plus nombreuses vers l’église aux vitraux illuminés…

Enfin, des notes joyeuses et graves à la fois, légères, se font entendre au-dessus du village ; c’est le dernier coup de la messe, le tinton de la cloche qui laisse chanter, mystérieusement, en cette belle nuit, sa petite âme de bronze…

Alors commence et se poursuit la mystérieuse et poétique messe de minuit. Pendant que le vieux curé dit gravement les prières au pied du grand autel, à côté de la crèche rustique faite de jeunes sapins et de paille recouverts d’une légère couche de neige que la haute température ambiante n’affecte en rien puisqu’elle est infusible, étant faite de pure et blanche ouate, voici que des voix jeunes et fraîches égrennent, sous la voûte du temple, les notes mélodieuses de nos vieux chants de Noël !…

Ah ! il nous est doux de savoir que l’on conserve toujours, chez nous, à la campagne, les vieux noëls qui réjouissaient nos pères. Notre âme, comme modernisée, éprouve, à les entendre encore, comme une sensation de fraîcheur, comme un charme de renouveau… Nos bons ancêtres avaient une façon si charmante de traduire l’universelle allégresse des créatures à l’occasion de la Nativité !…

Encore une fois, mais très tard dans la nuit, les routes se tachent de points noirs et le grand silence nocturne est coupé de sonneries… Puis, dans toutes les demeures, voici le réveillon…

La maison est remplie d’une odeur de victuailles quand on y entre, tapageurs, en secouant la neige de ses pieds, ce qui réveille la gardienne et la préparatrice du festin. Vite, à table ! on entend rire partout… Assez longtemps, l’oie grasse a cuit sur le poêle rougeoyant et il est temps de faire honneur au boudin et à la saucisse qui grillent, noircissent, se boursouflent et crèvent avec les crépitements de la braise… Le bon vin canadien, fait à l’automne avec les bleuets de la saison, mousse dans les gros verres à facettes qui brillent gaiement sur la nappe blanche, devant les assiettes à fleurs bleues… Vite à table, encore une fois ! Et dans chaque demeure de Bagotville, comme partout d’ailleurs, à cette heure, on se range autour de la table chargée, en criant Noël ! Noël… et les verres remplis de vin canadien de se choquer d’un côté à l’autre…

Sybarites des salons, enfants pâles des villes, qui vous croyez heureux de vivre douillettement dans vos logis chauffés par d’invisibles calorifères, par la vapeur et le gaz, par le feu sombre du coke et du charbon, ou bien encore par quelque boîte à feu : chouberskis et salamandres ; qui grignotez du bout des lèvres quelques délicates friandises, ne riez pas des bons réveillons d’habitant, devant le gros poêle, où se consument de bonnes grosses bûches de bois franc, au milieu d’un grabat de charbonnailles ardentes, cependant que l’on entend le boudin, la saucisse et l’oie grasse grésiller dans les fourneaux…

Les Fêtes, à la campagne, sont le signal, semble-t-il, du commencement de la série des veillées de l’hiver. Le réveillon de Noël bat la marche…

Les paysans, occupés tout le jour aux rudes travaux du dehors, se réunissent, le soir, chez les voisins, pour fumer et causer ; on va veiller les uns chez les autres durant tout l’hiver.

C’est une institution bénie qui nous vient de nos grands’-pères normands et bretons…

Ces veillées sont la forme la plus naturelle du sentiment social dont la vie paysanne offre tant d’exemples… Quoi de plus naturel, en effet, à ce que des hommes d’un même village, d’une même concession, après avoir uni tout le jour leurs efforts pour travailler la terre, cherchent à se récréer, le soir, et déposent pendant quelques instants le fardeau de leurs fatigues. Ces paisibles réunions sont, à la vérité, un spectacle plein de bonhomie et d’humeur qui est loin d’être à dédaigner.

Cette coutume tend à disparaître, hélas ! comme bien d’autres. Les chemins de fer, les routes carrossables, qui sillonnent toutes nos campagnes et permettent aux paysans de se déplacer plus facilement, sont la mort de tous les vestiges du passé. À quoi bon se réunir chez le voisin, que l’on voit si souvent, quand il est si aisé de fréquenter des étrangers, des amis éloignés qui ont le prestige d’avoir des choses nouvelles à nous apprendre…

Les jeunes gens surtout ne prennent plus plaisir à ces réunions où l’on parle sérieusement. Autrefois, il se formait de gracieuses idylles dans ces veillées familiales ; des jeunes gens et des jeunes filles apprenaient à se mieux connaître et à s’estimer ; et plus d’un couple souvent s’est fiancé sous l’œil indulgent des parents. Aujourd’hui, les jeunes gens préfèrent à ces humbles soirées et aux naïfs récits, le cabaret du village où, dans la fumée des cigarettes et le relent des liqueurs, on absorbe des boissons excitantes ou compliquées et l’on se livre à des conversations pour le moins louches…

Et pendant qu’en cette nuit de Noël on se réjouissait dans toutes les demeures de Bagotville, la tristesse s’était réfugiée sous le toit de Jacques Pelletier.

On avait pourtant réveillonné ensemble, encore une fois, les deux familles Pelletier et Morin ; et l’on s’était même efforcé autant que possible de dissiper les noirs nuages amoncelés dans tous les cerveaux ; mais la pensée seule qu’au prochain Noël, il en manquerait un à la réunion accoutumée, gâtait même cette joie factice… Bientôt, bientôt, hélas ! un adieu, un adieu bien douloureux, allait éclater au milieu des sanglots dans ces familles jusqu’aujourd’hui si heureuses…

Et le pauvre Paul, cause de toute cette perturbation, plus accoutumé pourtant à broyer du rose, en ces jours si gais des Fêtes, qu’à collectionner des papillons noirs, était, ce soir-là, d’une tristesse navrante : – à croire que tous les brouillards et que toutes les brumes amassés sur le Saguenay durant la dernière saison, s’étaient réfugiés dans son cerveau ! Ni les câlineries de sa chère Jeanne, dont la tendresse augmentait encore à la pensée de son départ, ni les bontés et les gâteries de sa mère, ni les bonnes paroles de son père ne parvenaient à le dérider. Pour un peu, ce grand enfant gâté qu’il était, eut invoqué « la mort libératrice », ni plus ni moins qu’un héros de tragédie…

Ce fut ainsi que se passa tout le temps des Fêtes. La joyeuse quinzaine fut pour la famille Pelletier et pour Jeanne une série de jours anxieux, trop rapides, dans le présent… et si longs dans le passé !…