Restons chez nous !/Chapitre XI

J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 87-90).

XI



IL est dans la vie des jours où l’on est obligé de faire bon cœur malgré soi, et que l’on voit venir avec une crainte, que l’on a peine à dissimuler… C’est quelque chose comme l’angoisse qui étreint et serre le cœur à l’approche d’un danger invisible, mais qui plane sur soi et nous menace de toute part. Plus ces jours-là approchent, plus ces sinistres pressentiments augmentent. Au prix de toutes les joies à venir, nous voudrions alors arrêter le temps, mais impossible : il nous faut attendre ces jours tant redoutés comme on attend sur un navire sans défense un orage plein de ténèbres.

Un de ces jours néfastes est celui des adieux…

Dans cette vie, les joies sont aussi rapides que rares et il nous faut toujours quelques chose pour justifier ce vers de Musset :

L’homme est un apprenti, la douleur est son maître.

On ne pourra jamais savoir lequel est le plus grand du plaisir de se retrouver après une longue absence ou du chagrin de se quitter après avoir vécu de la même vie durant de longues années…

Se quitter !… c’est le mot qui remplit toute la vie, et pourtant on a bien de la peine à s’y habituer. Plus on se quitte et plus il est douloureux de le faire… C’est une des dures lois de la nature. Tout doit se dire adieu dans la nature, tout meurt, tout disparaît, tout s’en va.

Ce que nous aimons le plus, ce que nous admirons davantage finit toujours par nous dire un éternel adieu. Il n’est pas jusqu’au plus petit être de la création, jusqu’à l’insecte, jusqu’à la plus humble fleur, se revêtant avant de nous quitter, à l’automne, des teintes les plus variées, afin de se mieux faire regretter, qui ne soient soumis à cette loi commune d’une séparation plus ou moins prolongée, quand elle n’est pas éternelle…

Paul Pelletier allait voir se lever sur sa tête une de ces fatales journées ; dans quelques heures, il va lui falloir quitter, peut-être pour toujours, des êtres chéris au milieu desquels il a vécu longtemps.

Il est bien triste, toujours de plus en plus triste, et lui seul, à cet instant, peut se rendre compte de l’immense amertume qui remplit son âme. Tant qu’il n’est pas parvenu à cette heure du départ définitif, il n’a pas songé qu’il fut si triste de partir… Alors, les regrets se font sentir en lui, amers et cuisants… alors les souvenirs du passé arrivent en foule : ces chers souvenirs d’une vie paisible, fleurs toujours trop tôt flétries, est-il possible de les remuer sans qu’il s’en exhale un parfum ?… Aujourd’hui, dans sa mémoire, tout prend les proportions d’un événement ; tous les mille petits riens qui composent la trame des jours et des semaines de sa vie semblent importants… Arrivent aussi, mais plus clair-semés, les souvenirs marquants de sa courte existence.

Un instant, il hésite dans sa résolution : il a peur… S’il allait voir briser son esquif sur les écueils de cette mer qu’il se prépare à affronter.

Devant l’inconnu fascinateur, la perspective est généralement belle aux têtes légères et avides de plaisirs ; moins riante aux esprits réfléchis, elle suggère la défiance et la circonspection ; tremblants alors, ceux-là voudraient se rattacher au port, et c’est parce qu’ils y sont obligés fatalement qu’ils quittent les rivages.

Paul n’était pas de ces derniers ; et il ne réfléchit pas. La soif d’ambition et de jouissances qui le tourmentait l’emporta…