A. Le Chevalier (p. 114-126).


MORALITÉ.
LA CUISINE BOURGEOISE.



On nous dira sans doute :

« Toute votre nourriture de Restaurant ne vaut pas cette saine alimentation qu’on appelle la cuisine de ménage.

— Certes, la cuisine bourgeoise est une bonne chose. Mais songez aux ennuis, aux déboires, et surtout aux mauvais fricots qu’il vous faut avaler avant de mettre la main sur ce rara avis qu’on appelle un cordon-bleu. La dernière laveuse de vaisselle se donne effrontément pour une excellente cuisinière.

Que de désagréments vous sont procurés par la cuisine de ménage et que le restaurant vous évite !

Tenez, écoutons ce ménage qui cause :

« Bonne amie, dis-moi donc ce que nous mangerons à dîner ?

— Un gigot et des haricots.

— Encore !

— Comment, encore ? Le gigot n’est donc plus bon que pour les chiens ?

— Je ne dis pas ça. Seulement je trouve que nous ne sortons pas assez du gigot, du pot-au-feu, du haricot de mouton et du veau à la casserole… ; je désirerais un peu plus de variété.

— Il te faut sans doute des ortolans ?

— Hé ! hé ! l’ortolan ne me déplairait pas.

— Oui, c’est ça, pour que Sophie nous les massacre, comme elle a déjà fait pour ces filets mignons que tu me demandais.

— J’en avais mangé, la veille, de si bons au restaurant.

— C’est possible ; mais notre cuisinière n’est pas un chef… ; il faut demander à cette fille ce qu’elle sait faire…, rien de plus.

— Mais, en entrant ici, elle s’est donnée comme sachant tout faire.

— Ah ouiche ! tout !… j’aurais de quoi m’acheter une jolie robe, si j’avais l’argent gâché par elle avec des plats non mangeables dont elle ignorait le premier mot… ; et quand je dis « non mangeables, » il a bien fallu les manger, car on ne pouvait les jeter à la borne, n’est-ce pas ?… Aussi je n’ai pas besoin que ta gourmandise vienne aujourd’hui nous créer encore des embarras.

— Il me semble que sans être gourmand, on peut vouloir varier de temps en temps et désirer… voyons, par exemple… une friture. Sophie ne nous en sert jamais. Une sole frite n’est pas si difficile à faire !

— Tu crois ça ? Vendredi dernier, sans t’en rien dire, je lui ai commandé un merlan. J’ai été obligé de le faire manger par l’ouvrière… : sec comme ma semelle de bottine ! Sans parler de l’odeur de friture, qui a infecté l’appartement pendant deux jours… On ne me rattrapera plus à lui demander de la friture !

— La cuisinière précédente la réussissait fort bien.

— Oui, mais elle avait une autre manie, celle-là : elle nous faisait manger uniquement ce qu’elle aimait. Te souviens-tu du jour de ce miroton, qu’elle a remplacé par une dinde ? Mademoiselle détestait sans doute le miroton, et, pour ne pas le faire, elle a prétendu que, dans tout Paris, elle n’avait pu trouver un seul oignon. Ah ! nous n’en retrouverons jamais une comme Agathe… je la regrette. J’ignore pourquoi tu ne pouvais la souffrir.

— Pourquoi est joli ! Mais parce que, si tu t’en souviens, avec Agathe on n’était jamais certain de l’heure à laquelle on dînerait, ça variait entre six et neuf heures du soir. Et, moi, je veux manger à heure fixe. Tiens, c’est un des bons côtés du restaurant : sitôt à table, sitôt servi. De plus, un plat vous déplaît ou il est manqué, vous le renvoyez gratis. Ce n’est pas comme en ménage, ainsi que tu le disais où il faut choisir entre rester sur sa faim ou manger une ordure, parce que ce serait de l’argent perdu.

— Tu as beau dire, la cuisine de ménage est bien plus saine que celle si épicée du restaurant.

— Soit ! mais elle est trop restreinte.

— Tais-toi donc ! à t’entendre on dirait que tu ne contentes pas chez nous toutes tes fantaisies.

— Mais, c’est la vérité.

— Allons donc ! tu n’as jamais que la peine de souhaiter pour être servi tout de suite.

— Ah ! je suis curieux d’en faire l’épreuve ! Eh bien, j’aurais quelque plaisir à savourer ce soir une belle tranche d’un cuissot de chevreuil… rien qu’une tranche !

— Tu demandes immédiatement l’impossible. Il est bien évident que je n’irai pas acheter un cuissot de 12 à 15 francs pour t’en donner une seule tranche.

— C’est là que le restaurant triomphe ; il détaille aux appétits qui se cotisent à dix ou vingt pour consommer la pièce entière. Me donnerais-tu une portion de civet ? Non. Il te faudrait acheter un lièvre entier, n’est-ce-pas ? Moi, j’aime le civet de loin en loin… une fois !… mais deux fois de suite, il m’écœure. Me voilà donc attelé sur ton énorme plat jusqu’à la disparition du dernier morceau. Ainsi, ton gigot…

— Tu ne me diras pas que le gigot t’écœure, par exemple.

— Non, je l’adore.

— Alors tu auras de quoi te régaler : le nôtre pèse au moins cinq livres.

— Cinq livres ! cinq livres !

— Oui, cinq livres.

— Elle est donc idiote, ta Sophie, d’aller prendre une pareille montagne de viande pour trois personnes ?

— C’est moi qui lui ai dit.

— Tu aurais dû lui faire acheter seulement le bout du gigot.

— Merci ! on n’a pour ainsi dire qu’un os ; ça ne fait pas de profit. Tandis que ce gigot de cinq livres, c’est autre chose. Compte un peu avec moi : Nous l’entamons à dîner ce soir… ; demain, des tranches froides et une salade, voilà notre déjeuner tout trouvé… ; le soir, Sophie nous arrangera les restes avec une petite sauce, et ça nous fait encore un dîner. Tu vois le profit, mon chat !

— Mais, malheureuse ! on a beau aimer un plat, ce n’est pas une raison pour vous y condamner durant trente six heures… trois repas de suite ! — Au restaurant, on ne…

— Ah ! tu sais, toi, tu m’impatientes avec ton restaurant ! Puisque tu t’y trouves si bien, pourquoi n’y vas-tu pas ? J’aime mieux ça que de me tuer l’esprit à chercher à nourrir un saint Difficile comme toi. Au moins, je serai tranquille… je congédierai Sophie pour prendre une femme de ménage qui viendra le matin. Cela me fera une économie… sans compter le charbon ! Va à ton restaurant… ; tu peux même y coucher… ; emporte le lit de sangles de Sophie, puisque nous n’aurons plus de cuisinière.

— Ah ! c’est comme cela ? alors j’y vais dîner… au restaurant…, et même j’y souperai.

— Seulement, il ne faudra pas ensuite venir vous plaindre à moi de votre estomac abîmé par toutes leurs sauces, je vous en préviens. Vous chercherez qui vous soigne, entendez-vous ? »

Monsieur a fui devant la tempête conjugale et est venu s’attabler au restaurant. Mais, après son potage, on peut l’entendre murmurer :

« Faut être juste, on n’y mange jamais de bonne soupe comme dans son ménage. »

Dans ce débat conjugal, à qui donner raison ?

La cuisine du restaurant est-elle préférable ?

Celle du ménage vaut-elle mieux ?

Les gastronomes prônent la première.

Les sages se contentent de la seconde.

Restent les grincheux, qui nous crient sans cesse : « On ne vit pas pour manger ! » Maxime qui n’est pas une solution.

N’osant pas nous prononcer franchement, nous nous contenterons d’emprunter à un profond penseur l’axiome qui servira de conclusion à ce petit livre : « On se contente plus facilement de tout que de peu. »