A. Le Chevalier (p. 82-100).


LES EXCENTRIQUES.



Les établissements excentriques sont assez nombreux. — Citons-en quelques-uns.

L’Académie. — Tel est le nom d’un fort original caboulot qui se trouve au sommet de la rue Saint-Jacques.

Tout au tour de la vaste salle sont rangés quarante tonneaux portant chacun le nom d’un des quarante immortels du palais Mazarin.

De là le nom de l’établissement.

De plus petits tonneaux ou d’énormes bidons qui avoisinent les immortels sont appelés les candidats et s’étiquettent des noms des postulants les plus connus au fauteuil académique.

Quand un académicien vient à mourir, le tonneau qui lui est propre se couvre aussitôt d’un crêpe noir qui s’enlève seulement le jour où le cénacle du quai Conti a pourvu au remplacement du défunt.

À l’heure même où le récipiendaire lit son discours à ses nouveaux collègues, le tonneau du défunt est orné de fleurs et baptisé en grande pompe du nom du nouveau titulaire.

Quand nous les visitâmes, l’établissement offrait deux particularités.

Le garçon principal de l’Académie était un ancien valet de chambre de Chateaubriand. Tout en vous versant le vermouth, il vous initiait à la vie privée de l’illustre écrivain.

L’Académie possède une habitude qui a peu de chances d’être imitée par les établissements rivaux. La maison offre des étrennes à ses clients assidus. — Le dimanche qui suit le premier de l’an, le comptoir est fermé pour les habitués qui, toute la journée, consomment sans bourse délier. — Les bijoutiers n’adopteront jamais cette mode-là.

Le Cochon fidèle. À l’ombre de la Sorbonne, rue des Cordiers, se trouve l’établissement du Cochon fidèle.

Ce nom est expliqué par une légende assez apocryphe : Un jeune cochon — d’où sortait-il ? — venait chaque jour dans la rue contempler par la vitre la demoiselle du comptoir, et, des heures entières, il restait en extase. Un garçon — bon cœur ! — avait soin de lui ménager le rideau toujours relevé.

Un beau matin la demoiselle se maria et reparut dame au comptoir.

L’animal revint prendre son poste, mais ce n’était plus avec cette allure de l’amant qui espère. Pourtant, pas un cri plaintif ! pas un grognement de reproche ! une douleur muette ! L’œil était mélancolique et s’éteignait chaque jour, car le malheureux refusait toute nourriture. — Un soir, à l’heure de la fermeture, il se glissa dans la maison, et le lendemain on le trouva mort sur la chaise du comptoir où s’asseyait son inhumaine. — Il n’avait pas eu besoin de se donner du courage, car on retrouva intacts les carafons d’eau-de-vie du comptoir.

Telle est la légende du « Cochon fidèle. » Croyez-en ce que vous voudrez.

Cette brasserie est très-fréquentée par les étudiants, qui y trouvent d’excellente bière. La salle est un vrai musée ; les murs ont été illustrés par de nombreux crayons et pinceaux fantaisistes qui ont laissé de très-remarquables souvenirs de leurs stations dans l’établissement. — Ce musée vaut la visite.

Le Rat mort. — Au coin de l’avenue Frochot, vous trouverez le café du Rat mort.

D’où lui vient ce nom ?

Les étymologistes les plus experts prétendent que cet établissement fut jadis si désert, qu’un rat qui s’y était égaré mourut de faim faute d’avoir pu trouver une seule miette d’un consommateur.

Comment le Rat mort s’est-il peuplé ? Comme les déserts de l’Amérique, par une colonie d’émigrants fuyant une terre ingrate… ou plutôt un café voisin.

La clientèle, qui s’est modifiée depuis, est formée aujourd’hui de peintres et de journalistes.

Les amateurs de nouvelles peuvent s’adresser là ; ils ne trouveront nulle part des gens mieux informés.

Le soir les cocottes du quartier affluent dans ce café et viennent se mêler à tous ces gens d’esprit… sans en devenir moins bêtes.

Au premier étage, ces dames jouent au billard.

Le Ventre libre. — Une crémerie du quartier Saint-Denis. — Ne cherchez pas à y pénétrer, messieurs, la porte vous serait impitoyablement fermée. La clientèle, exclusivement féminine, est un pêle-mêle des brocheuses, fleuristes, plumassières et cartonnières du quartier.

Cet établissement est un bienfait pour les clientes, dont l’état sédentaire n’est pas sans exercer une certaine influence sur la santé. On y sert, comme partout, la côtelette et les œufs ; mais le grand succès, l’idée heureuse de la maison, c’est l’immense débit de bouillon aux herbes dont se rafraîchit à pleine écuelle cette jolie population, très… altérée par la vie assise. Bien que toujours très nombreuse, la clientèle, par suite de la spécialité de la maison, se renouvelle par fournées… comme dans les villes d’Eaux.

Ces demoiselles font une saison.

Aussi la mère Singrot, en s’informant de ses pratiques, a-t-elle une façon de parler qui, au premier abord, paraît cruelle, mais qui n’est que logique.

« Que devient Louisa ?

— Elle va bien maintenant.

— Tant pis ! j’aimais à la voir. »

C’est la population masculine du quartier qui, furieuse de son exclusion, a baptisé la maison le Ventre libre.

Brasserie des Martyrs. — Il y a dix ans, cette maison était adoptée par les gens de lettres et les peintres. On y débitait du meilleur esprit et de la bière excellente. La bière est restée, mais l’esprit a émigré au Rat mort.

À l’heure de l’absinthe, toute la population féminine du quartier descend à la brasserie pour chasser un dîner.

Soit que la chasse n’ait pas été bonne, soit que ces dames jouissent d’un estomac qui digère vite, la brasserie des Martyrs les voit revenir tout aussi nombreuses au quart d’heure du souper.

Dinochau. — L’agaceur dont nous avons parlé plus haut est inutile à la table d’hôte tenue au coin de la place Bréda par Dinochau, surnommé François Ier ou le Restaurateur des lettres. — L’esprit comptant et la gaieté sont choses communes dans cette modeste salle, qui devrait contenir six convives, mais dans laquelle on en empile trente, et où presque toute la littérature contemporaine a trouvé l’hospitalité dans les temps difficiles.

Le dicton « Crédit est mort » est inconnu à Dinochau, qui, par dîners de 30 sous, a laissé bien souvent monter jusqu’au billet de mille le crédit accordé à ses clients.

Tant que le vent contraire soufflait pour l’abonné, Dinochau oubliait le compte ; mais à la moindre embellie ou au retour du beau temps dans la fortune du naufragé, il avait une singulière façon de rafraîchir la mémoire du client, redoré et distrait sur la nécessité d’un à-compte ou du payement.

En servant le potage, Dinochau disait gravement :

« Messieurs, au dessert, j’aurai l’honneur d’offrir un air de musique à l’un de vous. »

Au moment fixé, il faisait monter son violon, se campait et raclait. À la dernière note, il s’inclinait devant le client en défaveur :

« Cet air est adressé à X… » disait-il.

Cela voulait dire « Payement, ou à-compte ; ou, à défaut de l’un ou de l’autre, payez au moins les futurs dîners. »

Si cette sommation était originale, disons aussi qu’elle était cruelle en ce qu’elle était annoncée dès le potage. Souvent tous les convives qui se trouvaient là étaient aussi débiteurs, de sorte que leur dîner était empoisonné par cette anxieuse pensée intime : « Serait-ce pour moi ? »

Aujourd’hui Dinochau a-t-il faibli sur le crédit, ou ses clients sont-ils tellement riches qu’ils n’aient plus besoin de faire patienter le comptoir ? Nous l’ignorons ; mais on nous affirme que Dinochau a complétement oublié son talent sur le violon.

Nous ne voulions nous occuper que du Paris actuel, mais par reconnaissance de l’estomac, et surtout à cause du titre de ce chapitre : « les Excentriques, » nous sommes entraîné à donner un souvenir à un établissement disparu depuis trois ans. Nous voulons parler de la maison Kattcomb.

En deux salles étroites, sombres et humides comme une cave, s’étendaient huit tables, sans nappes ni serviettes, sur lesquelles, pour vingt et un sous, on vous servait un pot de bière, un potage, un rosbif avec légumes cuits à l’eau et une pâtisserie anglaise. — Ce menu n’a jamais varié !

Quel rosbif ! mince comme verre et débordant l’assiette. On le mangeait avec recueillement ; mais il fallait être bien intime dans la maison pour oser en demander une seconde portion :

« Restez sur votre faim, disait Kattcomb, il faut en laisser pour les autres. »

Un dîneur s’impatientait-il de la lenteur du service, l’autocrate arrivait dur et inflexible :

« Prenez votre chapeau, je vous fais quitte de ce que vous avez déjà mangé ; mais fichez-moi le camp, je n’aime pas les gens nerveux. »

L’arrêt s’adoucissait pour un client connu :

« Tu seras servi le dernier pour t’apprendre la patience, » se contentait de dire Kattcomb ; car il avait la manie de tutoyer ses clients au troisième repas. — Quand un étranger (un imprudent !) réclamait une serviette : « Vous mangez donc bien salement ? » lui demandait-il.

Kattcomb découpait lui-même ses portions et les passait au garçon en lui désignant le client à servir ; mais si l’employé se trompait d’individu, alors, du fond de la cuisine, une voix de stentor hurlait une phrase dans le genre de celle-ci :

« Pas à cet oiseau-là, imbécile ! Je t’ai dit au petit vieux ; là… à gauche… derrière celui qui a l’air d’un mouchard. »

La spécialité de la maison consistait en ces fameux grogs anglais qui se payaient à part, grogs introuvés avant Kattcomb et introuvables après lui : le grog au kirsch, le grog au rhum, et le célèbre grog au gin, plus communément appelé par les habitués le grog à la punaise des bois. — Le premier venu pouvait facilement obtenir un de ces grogs. Un deuxième s’accordait aussi quand le tempérament du buveur était bien connu du maître ; mais en demandait-on un troisième, le despote répondait sans pitié : « On ne se grise pas ici… allez chez Véfour ou Véry. » — Pas de troisième grog… à moins d’être un de ses protégés ! car ce tyran farouche s’était laissé attendrir, ou, plutôt, cette bête féroce avait trouvé des dompteurs, tels que Labiche, Lefranc, Gonzalès, Nadar, Pothey, etc.

La mort de Kattcomb fut même originale, nous a-t-on dit. Il mourait d’une maladie d’estomac ; sur les cinq heures, comme il sentait qu’il allait trépasser, la cuisine eut sa dernière pensée :

« Surtout, n’oubliez pas de débrocher dans vingt minutes ! » dit-il, et il expira.

Longtemps après la mort du fondateur, des parents tinrent cette taverne, qui s’est fermée il y a trois ans.