Représentations aux États-Généraux de Hollande/Édition Garnier

REPRÉSENTATIONS
AUX ÉTATS GÉNÉRAUX DE HOLLANDE[1]
(Septembre 1745)

Hauts et puissants seigneurs, je suis chargé expressément, de la part du roi mon maître, de vous faire ces nouvelles représentations, que je soumets encore, s’il en est temps, à votre sagesse et à votre équité.

J’oserai d’abord vous faire souvenir d’une ancienne république puissante et généreuse, ainsi que la vôtre, à laquelle quelques-uns de ses citoyens présentèrent un projet qui pouvait être utile. La nation demanda si le projet était juste ; on lui avoua qu’il n’était qu’avantageux, et le peuple répondit d’une commune voix qu’il ne voulait pas même le connaître.

On est en droit d’attendre de votre assemblée une telle réponse. La proposition d’éluder la capitulation de Tournai est précisément dans ce cas, à cela près que cette infraction ne serait point utile pour vous, et serait dangereuse pour tout le monde.

Que pourriez-vous gagner en effet en violant des droits sacrés, qui seuls mettent un frein aux sévérités de la guerre ? Vous ôteriez aux victorieux l’heureuse liberté de renvoyer désormais des vaincus sur leur parole. Qui voudra jamais laisser sortir une garnison sous le serment de ne point porter les armes, si ces serments peuvent être violés sous le moindre prétexte ?

Considérez, hauts et puissants seigneurs, quels tristes effets une telle conduite pourrait entraîner. Une république aussi sage et aussi humaine les préviendra sans doute, et ne brisera point ces liens qui laissent encore aux hommes quelque ombre des douceurs de la paix, au milieu même de la guerre.

Vous n’avez envisagé, dans l’article de la capitulation de Tournai, que ces mots qui expriment la promesse de ne pas servir, même dans les places les plus reculées. Ces termes seuls, et dégagés de ce qui les précède, pourraient en effet laisser peut-être à la garnison de Tournai la liberté de servir d’autres puissances, si on voulait oublier l’esprit du traité pour le violer, en s’en tenant en quelque sorte à la lettre.

Mais vous vous souvenez des expressions claires qui précèdent. Vous savez qu’il est dit que la garnison doit être dix-huit mois sans porter les armes, sans passer à aucun service étranger, sans faire, durant ce temps, aucun service militaire, de quelque nature qu’il puisse être.

Vous sentez que nulle interprétation ne peut altérer un sens si précis, et vous sentez encore mieux que des conditions si manifestes sont en effet l’expression de la volonté déterminée du roi mon maître, à laquelle la garnison de Tournai s’est soumise sans aucune restriction. Il a bien voulu, à ce prix seul, la laisser sortir avec honneur, pour vous donner une marque de sa bienveillance et de son estime. Il se flatte encore que vous n’altérerez point de tels sentiments en détruisant, par une interprétation forcée, les effets de sa générosité.

Il n’est permis à la garnison de Tournai de servir de dix-huit mois, en aucun lieu de la terre, à compter depuis sa capitulation.

Le roi mon maître atteste toutes les nations désintéressées ; et s’il y en a une seule qui puisse admettre le moindre subterfuge à ces mots, aucun service militaire, de quelque nature qu’il puisse être, il est prêt à oublier tous ses droits.

Mais une nation aussi éclairée et aussi équitable n’a besoin de consulter qu’elle-même. Vous manqueriez sans doute au droit des gens et au roi mon maître ; et il espère encore que les séductions de ses ennemis ne vous détermineront point à violer, en leur faveur, des lois qu’il est de l’intérêt de toutes les nations de respecter.

Vous ne souffrirez pas que ceux qui sont jaloux de votre heureuse situation vous entraînent dans une guerre contraire à la sagesse de votre gouvernement, en exigeant de vous une démarche plus contraire encore à votre équité.

Ils voudraient rendre irréconciliables ceux qu’on a si longtemps regardés comme capables de concilier l’Europe. Ils ne se bornent pas à exiger de vous un secours dont ils n’ont pas en effet besoin, et que les lois sacrées de la guerre défendent de leur donner, ils veulent (vous le savez trop bien) vous faire lever l’étendard contre un roi victorieux, dont les ménagements pour vous ont excité leur envie.

Ils veulent fermer tous les chemins à la paix, que tant de nations désirent, et qu’elles ont attendue de votre prudence. Mais le roi mon maître, qui, dans tous les temps, vous a témoigné une estime et une affection si constantes, ne peut croire encore que vos hautes puissances, si renommées pour leur justice, immolent la justice même pour retarder la tranquilhté publique, l’objet de vos vœux et des siens.

FIN DES REPRÉSENTATIONS, ETC.
  1. Cette pièce, composée sur la demande du marquis d’Argenson, ministre des affaires étrangères, a été imprimée par les éditeurs de Kehl sur la minute de la main de Voltaire, et placée à la suite de la lettre du 29 septembre. « Les États-Généraux (disent dans une note les éditeurs de Kehl) avaient résolu d’envoyer au roi d’Angleterre, et contre le prétendant, les mêmes troupes qui, par la capitulation de Tournai et de Dendermonde, avaient fait le serment de ne servir de dix-huit mois, même dans les places les plus éloignées, etc. » (B.) — Voyez tome XV, le Précis du Siècle de Louis XV, chapitre xxiv, Malheurs du prince Édouard.