Lettre du Roi à la Czarine/Édition Garnier


LETTRE[1]
DU ROI À LA CZARINE
POUR LE PROJET DE PAIX
(minutée de la main de voltaire[2])

(1745)

Le dessein magnanime que Votre Majesté a conçu d’être la médiatrice des puissances qui sont en guerre est digne de votre grand cœur, et touche sensiblement le mien. C’est un nouveau sujet de vous admirer ; tous les princes vous en doivent des remerciements, et j’en dois d’autant plus à Votre Majesté que je vois mes désirs les plus chers secondés par les vôtres. Je peux vous jurer, madame, que je n’ai jamais eu les armes à la main que dans des vues de paix, et mes succès n’ont servi qu’à fortifier ces sentiments, que les revers seuls auraient pu rendre moins vifs peut-être.

Je vois avec joie que la souveraine à qui je devais le plus d’estime veut être la bienfaitrice des nations. Les rois ne peuvent aspirer chez eux qu’à la gloire de faire la félicité de leurs sujets ; vous ferez celle des rois et de leurs peuples. Les vôtres, madame, en voyant que vous travaillez au bonheur des autres, sentiront augmenter, s’il se peut, leur vénération pour leur souveraine ; et votre règne en sera plus heureux quand les acclamations de l’Europe redoubleront les bénédictions qu’on vous donne dans vos États.

Non-seulement, madame, j’accepte avec une vive reconnaissance cette médiation glorieuse, mais plus la guerre est heureuse pour moi, plus je vous conjure d’employer tous vos bons offices pour la terminer. Mes peuples, que j’aime, et dont je me flatte d’être aimé, vous devront la conservation du sang qu’ils sont toujours prêts à répandre pour ma cause.

Commencez et achevez ce grand ouvrage, qui vous couvrira d’une gloire immortelle. Ne vous bornez point, madame, aux simples propositions dictées par votre âme généreuse ; aplanissez tous les obstacles, et soyez sûre de n’en trouver aucun dans moi. Tous les autres princes doivent concourir, sans doute, à ce noble projet. L’humanité, les malheurs de tant de provinces, le respect qu’ils ont pour vos vertus, les engagera à vous déférer avec empressement ce titre de médiatrice de l’Europe, le plus beau qu’une tête couronnée puisse obtenir, et le seul qui pouvait manquer à votre gloire.

Mais aucun d’eux ne sentira mieux que moi le prix que votre personne y ajoute, ni quel est le bonheur de vous devoir ce que tous les souverains doivent désirer le plus[3].

FIN DE LA LETTRE.
  1. Je laisse à cette pièce le titre que lui ont donné les éditeurs de Kehl, qui l’ont publiée les premiers dans la Correspondance générale, à la suite de la lettre au marquis d’Argenson, du 3 mai 1745. D’Argenson, ministre des affaires étrangères, avait prié Voltaire de rédiger cette lettre au nom de Louis XV, pour l’impératrice Élisabeth, fille de Pierre le Grand, et qui régna de 1741 à 1762. Voltaire avoue avoir été courtisan pendant les années 1744 et 1745 ; mais « je m’en corrigeai en 1746, et je m’en repentis en 1747, » écrivait-il à l’abbé du Vernet. (B.) — Voyez, dans la Correspondance, la lettre à cet abbé, de février 1776.
  2. M. d’Argenson, comme on le voit, mettait à profit l’amitié de Voltaire. Les gens de lettres ignoraient ces particularités : quelques-uns d’eux auraient eu la sottise d’en être jaloux, et la haine secrète que l’on portait, moins à sa personne qu’à sa gloire, en eût redoublé. (Note de Palissot.)
  3. La Lettre critique d’une belle dame à un beau monsieur de Paris, sur le poëme de la bataille de Fontenoy, qui, dans l’édition de Beuchot, suit cette pièce, se trouve au tome VIII, page 397.