Rencontres et entretiens/Une fête Saint-Jean-Baptiste

Le Devoir (p. 39-50).


Une fête Saint-Jean-Baptiste dans un village américain



Dans les premiers jours de juin de l’année 1892, mon ami Charles Rabouin me fit part d’une idée magnifique ; le père Matte, un ami de sa famille, qui demeurait à « Central Village », petite localité assez éloignée, avait été délégué par les Canadiens de l’endroit, pour venir à Manchester recruter un certain nombre de chantres de bonne volonté, qui consentiraient à aller chanter une messe solennelle de « plain-chant » et des cantiques en français dans cette localité à l’occasion de la Fête Nationale du 24 juin la Saint-Jean-Baptiste.

Le curé irlandais de la paroisse avait daigné promettre que la grand’messe, ce jour-là, serait spécialement chantée pour les Canadiens ; de plus, il devait s’efforcer de faire le sermon en français, douceur à laquelle les Canadiens de l’endroit n’avaient guère été habitués, mon ami me demanda si je serais du chœur ; avec enthousiasme, j’approuvai l’idée. Charles et moi nous eûmes bientôt fait de trouver six autres compagnons au gosier éprouvé, et sans plus tarder, nous nous mîmes à l’œuvre.

Le jour venu, nous étions prêts à affronter la critique de toutes les langues de « Central Village ».

La journée s’annonçait bien belle. Le soleil levé depuis longtemps s’était faufilé partout, faisant danser ses rayons sur les maisons et les arbres qu’il semblait vouloir rajeunir.

La brise du matin se réchauffait peu à peu et promettait de nous continuer ses caresses réconfortantes.

Le plus joyeusement du monde, nous nous mîmes en route et nous arrivâmes à « Capital Village » quelques minutes seulement avant la messe, juste assez tôt pour nous mettre en rapport avec l’organiste de circonstance, un vieux garçon qui d’ailleurs, s’acquitta de sa tâche à la perfection.

Le plain-chant fut réellement enlevé ; les quelques mots de français plus ou moins écorchés, prononcés par le curé irlandais, firent sensation ; les cantiques furent chantés également en français. Tout cela avait eu le don d’émouvoir les cœurs des braves Canadiens de l’endroit qui se répétaient les uns aux autres, la messe finie : « C’était comme au Canada ».

Une douce émotion avait fait battre tous les cœurs, et plus d’un Canadien, durant l’office avait furtivement essuyé une larme d’attendrissement.

Après la messe nous fûmes entourés, par une foule de gens qui s’empressaient de venir nous serrer la main et de nous adresser, force félicitations. La joie, le contentement se lisaient sur toutes les figures.

Durant la messe, j’avais remarqué un petit vieillard maigre, sec, alerte et vigoureux qui maintes et maintes fois avait tourné sa tête blanche vers le chœur de l’orgue, et m’avait semblé beaucoup plus intéressé par le chant qu’attentif au saint sacrifice de la messe.

À la sortie, le vieillard fut un des premiers à nous remercier. Je demandai au père Matte qui il était. « Celui-là, me dit-il, en désignant le petit vieillard, entraîné à cet instant par deux jeunes fillettes qui le tenaient par la main, celui-là c’est le père Millette, le plus vieux Canadien du village. Il est frais et vigoureux encore, malgré ses quatre-vingts ans sonnés. Il doit venir à la maison cet après-midi, et vous aurez l’occasion de faire ample connaissance avec lui et de l’entendre causer. Il vous intéressera, car c’est un causeur sans pareil.

Nous nous rendîmes à la résidence du père Matte, où un savoureux dîner nous attendait.

Au moment où nous nous préparions à nous lever de table, le père Millette fit son entrée et vint nous donner à chacun une affectueuse poignée de main. On passait alors une excellente liqueur douce, fabriquée par la maîtresse de la maison. Une franche gaîté régnait parmi l’assistance.

Eh ! s’écria tout-à-coup Robert Paul, un de nos compagnons de chant, en posant un verre vide sur la table, monsieur Matte, j’ai sur la conscience un secret que je ne puis garder plus longtemps sans danger d’être étouffé.

Ce matin, dans les chars, monsieur Charles Rabouin, qui nous a dit vous connaître, m’a assuré que nous serions bien reçus par vous et votre famille, que votre hospitalité serait toute canadienne, et le festin vraiment royal. Cependant, d’un air qui en disait long, il nous mettait en garde contre la boisson offerte qui serait sûrement douteuse et laisserait beaucoup à désirer, que nous serions sages de n’en point prendre, et patati, patata. Or j’ai guetté du coin de l’œil ce farceur de Rabouin ; j’ai constaté qu’il a vidé son verre avec la plus évidente satisfaction et jusqu’à la dernière goutte. J’en ai conclu que monsieur Rabouin en méprisant votre délicieuse liqueur, a voulu exploiter notre crédulité, nous sevrer d’un nectar sans pareil, pendant que lui-même viderait consciencieusement son verre et jouirait de notre privation. »

« Monsieur Matte, rétorqua Charles Rabouin, en rougissant un peu, monsieur Matte, n’en croyez rien. Mon ami Robert est un excellent garçon en apparence, mais il est prudent de s’en méfier, car à l’heure qu’on s’y attend le moins il est capable de vous faire pendre. »

À cette réplique l’hilarité devint générale. On riait, comme savent rire de bons Canadiens, de tout cœur.

M’étant levé de table un des premiers, j’étais allé m’asseoir un peu à l’écart.

Le père Millette debout avec les autres convives essayait en vain de placer son mot.

En désespoir de cause, voyant une chaise inoccupée près de moi, il vint y prendre place et, sans plus de cérémonie, engagea l’entretien.

Il y a parler et parler, et le père Millette en avait long à dire. À l’entendre, on aurait juré que sa langue avait fait carême durant des années. Vrai moulin à paroles, il passait d’un sujet à un autre avec une facilité étonnante ; et vous dire tout ce qui sortit de ses lèvres est chose impossible. Pour moi, ma tâche était des plus faciles. Me gardant bien d’interrompre l’intarissable vieillard, je me contentais d’approuver de la tête ; puisque cela lui faisait plaisir, j’étais satisfait de l’écouter.

Du verbiage ininterrompu du père Millette, j’ai conservé dans ma mémoire quelques bribes sur les gens de son village au Canada : des fainéants, des paresseux, trop lâches pour travailler et gagner honnêtement leur vie ; des mal appris qui vivaient en empruntant ici et là, chez les habitants.

Sacréyer ! était l’expression favorite du vieillard, elle lui servait à rattacher un sujet à un autre, mais je laisse le père Millette poursuivre.

« Sacreyer ! oui, monsieur, j’avais la plus belle terre de la paroisse, sur laquelle poussaient le blé et l’avoine, à pleine clôture. Malheureusement elle était trop près du village. Aussi, les gens venaient-ils presqu’à la queue-leu-leu à la maison pour emprunter, qui une bêche, qui un râteau, qui une fourche, la voiture, le cheval et même jusqu’à ma femme Mérance, qu’ils venaient chercher à tout bout de champ pour soigner leurs bobos. Comme si les femmes d’habitants n’ont pas assez de leur besogne, de leur famille à élever sans aller soigner les malades du village.

« Les Gourmont surtout, ah ! les saprés Gourmont ! en ont-ils fait faire des voyages à Mérance pour des riens ! Ça ne pouvait pas s’écraser un orteil ou se brûler le bout du petit doigt, sans se bander la tête.

« C’est mon oncle Jean Gourmont qui ne les aime pas tout de suite les gens du village. Il en a été bien puni, le pauvre oncle, puisque ses quatre garçons ont épousé des filles de quêteux ou de village ce qui revient à la même chose, ça voyez-vous, la seule différence, c’est que les quêteux gardent ce qu’on leur donne tandis que les gens du village ne remettent jamais ce qu’on leur prête.

« Les deux plus vieux garçons de mon oncle Jean convolèrent avec les deux filles de Magloire Sansouci, un quêteux qui fit semblant de vouloir vivre sur une terre à ferme, d’où il fut chassé peu de temps après, parce qu’il ne pouvait en payer la rente.

« Les deux plus jeunes se marièrent à deux filles du village, qui avaient passé leur temps à se bercer sur les galeries ou à tricoter de la dentelle.

« Aussi quand mon oncle Jean a vu que ses garçons ne prenaient pas pour femmes des filles d’habitants il les a tous mis à la porte. C’est son gendre qui est resté avec lui à la vieille maison.

« Sacréyer ! Mérance, te souviens-tu quand ma tante Marianne Gourmont fut administrée ? » À cette demande le père Millette promène ses regards autour de la salle pour rencontrer ceux de Mérance, mais Mérance, son épouse, n’était pas là, pour la bonne raison qu’il ne s’était pas fait accompagner par elle. Néanmoins le père Millette n’était pas homme à se troubler pour si peu, et il continua comme si Mérance eût répondu à sa question.

« Sacréyer ! moi, je m’en souviens comme si c’était hier.

« Toute la journée dans l’élargissement de la coulée, dans la direction du sud-est, le vent avait hurlé son hou-hou plaintif dans le trou à Marreau, ce qui annonçait le mauvais temps.

« Le soir on vint nous dire de nous rendre chez mon oncle Jean Gourmont, que ma tante Marianne se mourait, que l’aîné des garçons était allé chercher le curé pour lui administrer les derniers sacrements. Sacréyer ! dans ce temps-là, il fallait aller quérir le curé à deux lieues et demie. Or, c’était le printemps, les chemins étaient défoncés. Par surcroît de malheur, le mauvais temps annoncé dans le cours de la journée venait d’éclater.

« Le garçon arrive au presbytère et frappe à la porte. La servante vient ouvrir et lui demande ce qui peut bien l’amener de si loin par ce temps affreux.

« Vite ! répond le garçon, je viens chercher monsieur le curé pour ma mère qui se meurt. Vite ! vite ! c’est très pressé. »

Le curé était malade lui-même ; cependant il se lève, s’avance vers le garçon et lui demande quelle sorte de véhicule il a par un temps pareil.

— Monsieur le curé, j’ai seulement notre charrette à barreaux ; nous n’avons pas d’autre voiture que celle-là.

— Impossible, mon garçon, de me mettre en chemin par ce temps de chien, dans une semblable carriole. Je suis trop malade pour cela. Va me chercher une voiture convenable et je me rendrai aussitôt chez vous. »

Trempé jusqu’aux os, le garçon arrive seul à la maison et raconte à son père ce qui s’est passé.

Mon oncle blêmit tout en se gardant bien de montrer autrement sa mauvaise humeur. Il envoie immédiatement un autre de ses fils emprunter la calèche de Germain Sylvère, et fouette, la petite jument noire !

« Ça pressait, car ma tante Marianne faiblissait de plus en plus, même qu’on se demandait anxieusement si le garçon aurait le temps de faire ce deuxième voyage.

« Au dehors, la tempête faisait rage. Tout de même ce ne fut pas long.

« La petite jument arrive toute blanche d’écume, s’arrête à la porte où elle piaffe que c’en était beau à voir.

« Monsieur le curé entre et se dirige silencieusement vers la chambre de la malade dans laquelle il voit tout le monde à genoux, adressant au ciel de ferventes prières pour ma tante apparemment à l’agonie.

« Le ministre de Dieu administre les derniers sacrements à la moribonde, au milieu du recueillement général.

« La cérémonie terminée, mon oncle un peu pâle, s’avance vers le curé, et d’une voix que la colère faisait trembler, lui reproche amèrement d’avoir fait faire deux voyages pour l’aller chercher.

« Monsieur le curé, dit-il, je ne regarde pas aux pas de ma petite jument qui est capable de faire encore dix voyages comme ceux-là ; mes gas sont forts et courageux ; mais pensez donc, s’il eut fallu que Marianne fut morte dans l’intervalle de ce temps perdu, quelle responsabilité sur vos épaules, monsieur le curé !

« À ces mots, le prêtre regardant fixement mon oncle Jean Gourmont, lui dit sans s’émouvoir : « Jean Gourmont, j’étais trop malade moi-même pour faire ce voyage en charrette. Pour ce qui est de ta femme Marianne, je savais qu’elle ne mourrait pas. Je t’assure qu’elle ne mourra pas aujourd’hui ni demain, car ta femme en a encore pour longtemps à vivre ; sois donc sans inquiétude et que Dieu te bénisse. »

« Et le curé passe la porte, monte en calèche où l’attendait déjà le garçon de mon oncle qui s’en fut le ramener au presbytère.

« Sacréyer ! c’est pourtant vrai ce qu’avait dit monsieur le curé, car ma tante Marianne reprit du mieux. Peu de temps après elle était complètement rétablie. Plusieurs années s’écoulèrent ; le curé mourut et le lendemain ma tante Marianne partait, elle aussi, pour l’autre monde, d’où elle n’est jamais revenue. Pas vrai : Mérance ? »

Et de nouveau le père Millette fit du regard le tour de la salle pour avoir une réponse d’approbation de Mérance ; mais pas plus que la première fois, Mérance son épouse, n’était là pour l’approuver.

« Sacréyer ! tout de même ça prouve que tout le temps que monsieur le curé a vécu, sa parole s’est accomplie, et ma défunte tante Marianne n’est pas morte. »

L’heure de prendre le train pour retourner en ville approchait. Mes compagnons de voyage s’étaient levés, prêts à partir.

Je quittai à regret ce bon vieux Canadien, car ses récits m’intéressaient vivement. Or, si mon rôle d’auditeur avait été facile à remplir, j’étais satisfait, en ce jour de la Saint Jean-Baptiste d’avoir procuré un grand plaisir au père Millette, en me prêtant de bonne grâce à son entretien. Nous nous séparâmes enchantés, nous promettant bien de venir fêter encore la Saint Jean-Baptiste à Central Village, au milieu de tous ces braves gens, qui vinrent en grand nombre nous reconduire à la gare.

Seulement l’on se disait : L’an prochain, nous ferons mieux encore, car nous aurons un petit Saint Jean avec son agneau.