Rencontres et entretiens/Les « Chêneurs »

Le Devoir (p. 25-36).


Les « Chêneurs »



C’était à l’automne. Depuis quelque temps pour me rendre à mon travail journalier, j’avais pris l’habitude de descendre le long de la rue Union.

En passant devant une maison de modeste apparence, j’avais remarqué, tous les jours, dans l’encadrement de la porte, quelqu’un d’assis ayant l’air d’un homme très avancé en âge, quoique, comme je l’appris plus tard de lui-même, il ne fut pas encore dans la soixantaine.

Un jour, m’en revenant de mon ouvrage, j’arrivai près de la maison où toujours j’avais remarqué le vieillard, au moment où un orage de pluie et de grêle éclata subitement. Je m’empressai de chercher un abri pour laisser passer la bourrasque. Le vieillard était encore assis à la même place ; j’enfilai la porte, sans plus de cérémonie, ce qui me donna l’occasion de faire connaissance avec ce compatriote et de converser pour la première fois avec lui. Les jours suivants je continuai à parler avec cet homme, qui m’intéressait à un haut degré. Sa figure respirait la mélancolie ; ses yeux fixés dans le vide semblaient vouloir scruter quelque chose d’un passé lointain, insaisissable. Sa voix brève et même rude, quelquefois, me le représentait comme ayant été mêlé à beaucoup de tracas dans les années de sa jeunesse.

Après ces courts entretiens au seuil de la porte, j’en vins à faire au vieillard des visites qu’il semblait apprécier beaucoup, car, de plus en plus, il devenait expansif, prenant plaisir à me confier les traits saillants de sa jeunesse troublée.

Neuf mois après que j’eus fais connaissance avec ce nouvel ami, un dimanche, m’étant rendu chez lui, je le trouvai triste et silencieux. En me voyant, toutefois, il fit un effort sur lui-même pour cacher l’idée qui l’obsédait. Cela ne dura pas longtemps, bientôt il me confia l’effroyable histoire qui suit :

« — Mon ami, dit-il, ne soyez pas surpris si, avant peu, vous entendez parler d’un malheur qui viendrait s’abattre sur quelqu’un de ma famille, car depuis cette nuit je ressens une douleur étrange dans le côté droit. »

À mes regards étonnés, à mon air surpris, il ajouta : « — C’est une lamentable histoire que je vais vous raconter. Vous avez dû entendre parler souvent des premiers temps de l’établissement de By-Town, aujourd’hui Ottawa, des misères des premiers bûcherons canadiens-français qui allèrent se fixer dans ces endroits et de leurs démêlés avec les « Chêneurs ». Les Canadiens français étaient l’objet de leur part de haines farouches et d’attentats sans nombre et des plus meurtriers. Le nombre de Canadiens français tués et jetés dans la rivière Chaudière est incalculable ; vous dire combien de ces bûcherons furent tués pendant la nuit par les « Chêneurs », qui tenaient bien plus de la bête que de l’homme, c’est presque impossible. On parlera longtemps des sanglantes batailles que nos pères ont dû livrer dans ces endroits à jamais mémorables par leurs tristes souvenirs. Souvent même, poussés à bout de patience, les Canadiens usaient de représailles sanglantes qui n’avaient aucun rapport avec le grand principe du pardon des injures.

Mais à la guerre comme à la guerre ; les Canadiens français, pourchassés comme des bêtes fauves, se défendaient. Un jour, mon grand-père s’était laissé surprendre seul en chemin par une bande de « Chêneurs ». Comme il était d’une force herculéenne, il batailla pendant quelque temps avec succès, mais bientôt il dut succomber sous le nombre, et fut assommé à coups de bâton. Étendu sans mouvement sur la route, on le crut mort, lorsqu’un des « Chêneurs », plus enragé que les autres, prit un de ces crochets dont on se sert pour rouler les billots, et le lui enfonçant dans le côté droit, d’un mouvement brusque, fit rouler grand-père, à côté du chemin, où il l’abandonna à son malheureux sort. Deux heures après, un ami de la famille, passant par le même chemin, aperçut le corps sans vie, et comprit de suite ce qui était arrivé : Il le plaça sur sa voiture et le conduisit à la maison. Dire la surprise et la colère de mes parents en voyant arriver grand-père dans cet état affreux, ne peut se décrire. La blessure du côté faite par le crochet était effrayante. Deux jours plus tard, grand-père rendait le dernier soupir, sans avoir repris connaissance.

Ceci se passait vers la fin du printemps. Je vins au monde dans le courant de l’hiver suivant. L’on s’aperçut à ma naissance que j’avais une marque au côté droit ; elle ne devait jamais disparaître. On m’a assuré que chaque fois que quelqu’un de la famille était mêlé dans une échauffourée avec les « Chêneurs », tout bébé que j’étais, je passais la journée précédente à crier, que, souvent même, je portais ma main à mon côté. Chose certaine, c’est que depuis que j’ai l’âge de raison, j’ai eu souvent l’occasion d’éprouver cette douleur dont je vous ai parlé tout à l’heure. Voici un fait, écoutez : J’avais huit ans ; c’était à l’approche de l’hiver, on manquait du nécessaire à la maison, car depuis neuf mois mon père atteint de rhumatismes, souffrait les supplices les plus atroces. Un de mes oncles, qui était venu à la maison, témoin de ce spectacle avait engagé fortement mon père et ma mère à se rendre chez lui pour y passer l’hiver. Après avoir réfléchi au dénuement où l’on était, mon père accepta l’invitation, et ma mère rangea tout en ordre dans la maison en vue d’une longue absence. La veille de notre départ, je ressentis cette douleur dans mon côté droit. J’en fis part à mes parents, qui s’entre-regardèrent avec des airs inquiets en montrant des signes d’un grand embarras. J’entendis ma mère proposer un délai, suggérer de différer notre départ, mais mon père d’un ton ferme lui répondit, montrant plus de confiance qu’il n’en avait : « Puisque la douleur a lieu, c’est que cela doit arriver ; il n’y a qu’à se soumettre ici ou en route, c’est bien égal ; nous sommes prêts à partir, partons. » Le lendemain, après mille difficultés, mon père, aidé par ma mère, put se hisser dans la voiture, où, après l’avoir enveloppé dans des couvertures, ma mère s’installa pour conduire le cheval, et nous voilà partis. Tout alla bien jusqu’à un endroit appelé les Carrières, situé à environ un mille de la maison. Tout à coup, j’entendis un murmure de mon père ; en même temps je vis s’avancer cinq hommes dont la mine n’offrait rien de rassurant pour nous. En effet, les cinq hommes, après s’être approchés, reconnurent mon père et la persécution commença. Ma mère, qui pouvait prononcer quelques mots d’anglais, leur dit d’une voix tremblante : « Mon mari est bien malade, veuillez donc nous laisser passer en paix. » Sa demande, sa prière, fut accueillie par des éclats de rire et des mots brutaux. Cependant, les « Chêneurs » se contentèrent de prendre le cheval par la bride et de le faire tourner dans le chemin, en chantant et en proférant des paroles révoltantes, et cela pendant une bonne demi-heure. Les misérables jouissaient de notre frayeur : ils avaient l’humeur gaie ce jour-là. Pour nous, le temps était bien long. La farce n’était pas du goût de mon père. Malgré ses douleurs, tout blême, incapable de bouger, je l’entendis murmurer tout bas : « Mes canailles de brigands, si jamais je viens à vous rencontrer en bonne santé, je vous reconnaîtrai. » Après avoir jugé que le supplice avait duré assez longtemps les cinq « Chêneurs » se contentèrent de souffleter mon père et ma mère, à tour de rôle, en leur souhaitant bon voyage, et chacun d’eux, prenant un bâton, ils en donnèrent sur le dos du cheval, qui partit comme une flèche. Les malotrus espéraient sans doute que le cheval viendrait à nous verser sur le sol, où nous nous serions assommés. Mais la divine Providence veillait sur nous, car nous arrivâmes chez mon oncle sans autre accident. La famille de mon oncle, voyant notre état de surexcitation, s’empressa de nous donner les soins nécessaires. Néanmoins, ma mère dut prendre le lit, et pendant un long mois elle souffrit des effets de cette rencontre fâcheuse. « À mesure que l’hiver avançait, mon père prenait du mieux : sa robuste constitution reprit bientôt le dessus, et vers le temps des semences, il était complètement rétabli. Un jour, il annonça le retour à notre maison, disant qu’il pouvait sans danger se mettre au travail. La veille du départ, je ressentis encore cette douleur dans le côté droit ; de plus, ma mère, en me changeant d’habit, s’aperçut que de mon côté sortait une eau roussâtre. À cette vue, elle supplia, mais en vain, mon père de remettre notre voyage, mais il refusa. « Non, répondit-il avec des éclairs dans les yeux, je suis décidé de partir, et malheur à ceux qui se trouveront sur mon chemin. » Larmes et prières, rien n’y fit. C’était par une belle journée de juin, il faisait une chaleur plus qu’ordinaire pour ce temps de l’année. Nous arrivâmes aux carrières tant redoutées, vers la demi-heure du midi. Nous vîmes à une faible distance du chemin quatre hommes couchés à l’ombre d’une touffe de petits sapins.

Mon père arrêta le cheval et, remettant les rênes à ma mère, il lui dit : « S’il m’arrive malheur, vous vous sauverez. » Ma mère, connaissant les mauvaises colères de mon père, le supplia avec des yeux pleins de larmes de continuer notre chemin. D’un brusque mouvement, mon père lui fit lâcher prise et dit : « Voilà assez longtemps que l’on nous traite comme des chiens ! voici un groupe auquel j’ai promis quelque chose ; aujourd’hui je vais régler mon compte avec eux. » Et s’emparant d’un énorme gourdin noueux dont il s’était muni avant le départ, il entre hardiment dans la carrière, où semblaient dormir les quatre « Chêneurs », qu’il avait reconnus.

Nous fûmes alors témoins d’une scène horrible.

— En disant cela, le vieillard ferma les yeux, comme pour chasser loin de lui une vision épouvantable. — Arrivé près des « Chêneurs » endormis, mon père, tout en gardant son gourdin, saisit une énorme pierre dont il écrase la tête d’un des « Chêneurs ». Puis, prompt comme l’éclair, il saisit une deuxième pierre avec laquelle il broie la tête d’un deuxième « Chêneur ». Les deux autres veulent se lever, ils n’en ont pas le temps. D’un coup de gourdin mon père assomme le troisième tandis que l’autre prend la fuite. Mon père jugea inutile de le poursuivre. Revenant à la voiture, je l’entendis murmurer : « En voilà toujours bien trois de ces canailles qui ne tueront plus personne de ma famille ni aucun Canadien. Quant au quatrième et à d’autres, que je pourrai bien rencontrer plus tard, je leur ferai leur affaire une autre fois. »

Rendu à ce point du récit, le vieillard fit une pause, mais il reprit bientôt : « Mon père ne devait jamais mettre ses projets de vengeance à exécution. Les premiers jours après notre arrivée à la maison, furent employés à mettre tout en ordre. Un jour que mon père dut s’absenter encore, cette fois, il fut cerné par un parti de « Chêneurs » et criblé de coups. La veille j’avais éprouvé cette douleur dans mon côté droit, et de plus, avait eu lieu ce suintement d’eau roussâtre, qui était un signe certain de la mort de quelqu’un. Privé de notre seul soutien, nous étions condamnés à vivre dans la plus sombre misère. Un ami se chargea de venir nous mener jusqu’à Montréal. Mais bientôt nous prîmes le chemin de l’exil : ma mère m’emmena avec elle dans le nord de l’État du Vermont, où elle avait trouvé un emploi chez un riche américain, qui nous occupa tous deux jusqu’au jour ou l’impitoyable faucheuse vint me ravir celle qui m’avait donné le jour.

Je m’étais marié quelques années auparavant j’étais père de deux enfants, un garçon et une fille. Trois ans avant la mort de ma mère, j’avais eu la douleur de perdre ma femme. Je décidai de quitter cet endroit qui ne pouvait me rappeler que de tristes souvenirs. C’est depuis ce temps que je suis venu demeurer à M…

Quand le vieillard eut fini de parler, je restai encore quelque temps avec lui cherchant à chasser de son esprit les noirs pressentiments qui l’obsédaient. Ce soir-là, quand je le quittai, j’étais triste et ne savais que penser. Le lendemain en revenant de mon travail, comme je passais devant la porte, je fus saisi d’une pénible émotion. Le vieillard n’était pas assis à sa place habituelle, mais à la porte pendait un crêpe. J’entrai dans la maison pour m’enquérir de ce qui pouvait être arrivé à la famille. Voici ce qu’on m’apprit : Quelques instants après que j’eus quitté le vieillard, dans la rue en face une rencontre avait eu lieu entre un groupe de Canadiens-français et d’Irlandais. Des mots on en était venu aux coups. Dans la mêlée, au plus fort de la bataille, une pierre écartée, lancée avec force par un des combattants, était venue frapper le vieillard à la tête. On l’avait rentré privé de connaissance. Il était resté dans cet état jusqu’à sa mort, qui arriva vers les sept heures du matin.

La triste histoire racontée par le vieillard était bien vraie.