Rencontres et entretiens/Mon premier ami

Le Devoir (p. 15-21).


Souvenir d’enfance

Mon premier ami



C’était au commencement de l’année 1899.

Un jour, je reçus une lettre de ma mère, qui était retournée demeurer au Canada depuis plusieurs années. La lettre entre autres choses intéressantes, m’apprenait la nouvelle suivante : « Je suis de retour de la paroisse St-G… pour visiter des parents, et pendant mon séjour en ce dernier endroit, j’ai pu assister aux funérailles du père Bernier. « Te rappelles-tu le vieux père Bernier ? »

Je me rappelais le père Bernier, sans doute ; et avec ce nom une foule de souvenirs se présentèrent à mon esprit. J’avais connu le père Bernier en 1874… c’était à Albion, R. I.

Un jour une famille nouvelle nous arrivait du Canada et venait renforcer la petite colonie de Canadiens peu nombreux alors dans ce dernier village. Cette famille s’installait dans un logis porte à porte avec le nôtre, et coïncidence assez curieuse, nos deux familles se trouvaient également composées du père et de la mère, de trois grands garçons, de sept grandes filles ; tous avaient égalité d’âge, et de caractère, car durant les trois années que nous vécûmes ensemble, jamais le plus petit nuage de discorde ne vînt troubler la tranquillité qui régnait entre nos deux familles. Néanmoins, il y avait un couple différent des autres : c’était le vieux grand’père Bernier, et moi-même le treizième de notre famille. Le grand’père Bernier avait bien quatre-vingts ans, moi je n’en avais que sept. J’étais à l’âge de l’insouciance et de l’enfantillage, lui était entré dans les sombres calculs du lendemain et de l’éternité. Mais malgré cette différence d’âge, nous étions la meilleure paire d’amis que l’on pût rencontrer. Ce fut véritablement parlant mon premier ami. Ce qui explique le grand intérêt que je portais à tous les vieux Canadiens que j’ai rencontrés sur ma route par la suite. Que d’heures, que de jours passés en tête à tête, lui, à me citer les contes du petit Poucet, de l’oiseau bleu, du petit cheval vert et d’autres encore, moi, à l’écouter ; mais ce que j’aime à me rappeler aujourd’hui ce sont les originalités peu banales du père Bernier. Pour n’en mentionner qu’une, laissez-moi vous dire qu’il était un vieux joueur de dames. Souvent je faisais la partie avec lui, mais je n’étais pas fort, vu mon jeune âge, c’est pourquoi souvent il jouait la partie seul, il jouait pour lui-même et aussi pour un adversaire imaginaire. Très honnête au jeu, il se faisait scrupule de jouer franc, et pour lui-même et pour son adversaire. Maintes fois je le vis jouer une partie très intéressante, même quelquefois le père Bernier perdait la partie. Alors, vexé d’avoir perdu, il se punissait en passant le reste de la journée à ne dire mot à personne. En le voyant triste et silencieux, on savait alors à quoi s’en tenir ; grand’père avait perdu la partie de dames car par nature il était gai et expansif. Avouons qu’il avait raison d’être vexé ; car l’adversaire imaginaire aurait dû faire preuve de plus de jugement et de délicatesse à son égard, il aurait dû se contenter tout simplement de faire partie nulle. C’est encore mon avis…

Avant de venir aux États-Unis grand’père s’était abonné à un journal qu’il avait reçu pendant un an. Ce journal bien conservé lui servait chaque année. Le jeudi c’était son jour de lecture, il s’enfermait dans sa chambre et repassait le numéro du journal qui correspondait à date dans la semaine de l’année parue. J’ai dit plus haut que le père Bernier me citait des contes, il possédait aussi tout un répertoire de devinettes, anciennes et nouvelles et prenait un innocent plaisir à m’en poser et à jouir de mon embarras. Un jour que nous marchions dans la rue tous deux, nous vînmes à passer devant la grande manufacture du village, dont toutes les machineries en mouvement nous renvoyaient au dehors leur bruit infernal et assourdissant. « Petit, es-tu capable de me dire qu’est-ce qu’il y a dans le moulin qui n’est d’aucune utilité, qui ne sert de rien, quelque chose sans quoi le moulin marcherait quand même ? » Je passai quelque temps à me creuser la tête pour trouver une solution à cette devinette impromptu.

Rendu à la maison, je voulus trouver quelqu’un afin de m’instruire à ce sujet. Mais tous étaient de complot avec grand’père et se riaient de mon embarras. Ce n’est que le lendemain que je sus, que seul le bruit n’était d’aucune utilité dans le travail de la manufacture.

Cela m’était indifférent du moment que la devinette était trouvée.

Grand’père avait connu les jours sombres des colons sur les terres nouvelles, jours remplis de durs labeurs et de privations, il était resté quelque chose de cela en lui, dans le temps je pensais qu’il était rongé par l’avarice, et j’avais une raison de le juger de la sorte comme vous allez voir : Grand’père était en possession d’un succulent pain de sucre d’érable du pays ; dans les grandes occasions, quand je lui faisais plaisir, j’étais gratifié d’une petite croquette, ah ! mais pas grosse du tout, car après trois ans, on se sépara, et, le pain de sucre n’était pas encore tout consommé. Ah ! le satané pain de sucre ; que de péchés de convoitise il m’a occasionnés ! Mais le père Bernier était un peu sorcier je crois, il connaissait ça des petits garçons gourmands, il devinait mes desseins, car à chaque fois que je croyais le moment propice de tendre, d’allonger le bras pour me saisir du pain de sucre, celui-ci changeait de place, il disparaissait comme par enchantement.

Petits souvenirs d’enfance que j’aime à vous évoquer maintenant, pour faire trêve à cette vie agitée, qui par moment m’accable ; aussi pourquoi ne pas me reposer quelquefois en songeant aux joies de l’âge enfantin ?… J’avais connu le père Bernier en 1874, il avait quatre-vingts ans, il est mort en 1899 à cent cinq ans. Combien d’entre nous atteindront cet âge avancé ? Pas un sans doute ? Si grand’père, a vécu tant d’années, j’y vois plusieurs raisons. En premier lieu, il ne s’échauffait jamais dans des discussions inutiles, il était seul ; s’il perdait quelquefois une partie de dames avec un adversaire imaginaire, pas de gros mots ; il conservait la maîtrise de lui-même et savait se taire à l’occasion. Grand’père ne s’est jamais surmené à lire les romans à dix sous et les grands journaux à sensations qui paraissent tous les jours. La seule cause qui aurait pu raccourcir son existence serait d’avoir beaucoup fumé, mais je n’entrerai pas avant dans ce sujet, car la prétentieuse science hygiénique des antitabaconistes pourrait venir avec preuves en main, essayer de me convaincre, que si le père n’avait pas fumé, il aurait certainement vécu quinze à vingt ans de plus Je n’en crois rien…

Bon vieux grand’père, mon premier ami ici-bas, reposez donc en paix, dans les douces joies des élus, jouissez des éternelles félicités que vous avez si bien méritées. C’est le vœu le plus ardent de celui qui fut votre petit ami autrefois, et qui maintenant quoiqu’avancé en âge, aime à se remémorer ces heureux moments du temps passé.