Rencontres et entretiens/SURNOMS donnés aux enfants

Le Devoir (p. 53-58).


Surnoms donnés aux enfants



Comme nous nous apprêtions à reprendre notre travail interrompu par l’heure du dîner, l’on vint nous annoncer qu’un accident arrivé quelques minutes auparavant à la bouilloire de la manufacture, devait nécessairement nous forcer à chômer pour un temps indéterminé.

Prenant nos menus effets sous le bras, mon compagnon de travail Jean Étienne Simoneau et moi, nous nous en retournions à nos maisons respectives, tout en devisant sur ce malheureux contretemps et la durée plus moins longue de chômage qui nous était imposé.

Tout-à-coup mon compagnon m’arrête, pour me suggérer l’idée d’aller voir notre ami Jules Blanchard qui était depuis plusieurs jours retenu à la maison par une attaque de rhumatisme inflammatoire, ce qui le faisait beaucoup souffrir. Nous nous disposions à frapper à la porte lorsque nous fûmes arrêtés par le bruit d’une chaude discussion qui paraissait engagée à l’intérieur. En effet, après avoir reçu l’invitation d’entrer nous comprîmes de suite la cause du débat et pourquoi l’ami Jules s’efforçait de calmer l’humeur outrée de son épouse. Elle arrivait de l’hôtel-de-ville en fort mauvaise humeur, maugréant contre tous les employés du bureau des écoles, et des démarches infructueuses qu’ils lui avaient occasionnées.

Depuis quinze jours en effet, elle cherchait vainement à obtenir pour l’un de ses garçons le certificat de travail exigé par la loi. À chaque visite faite au bureau des commissaires, surgissaient de nouvelles difficultés.

La femme de Jules était cependant la douceur et la bonté même. Mais ce jour-là n’écoutant nullement les paroles de conciliation que lui exprimait son époux, elle se tourna vers nous et nous débita sans perdre haleine le discours suivant : « Vous me trouvez dans un moment de mauvaise humeur, je l’avoue, mais n’y a-t-il pas de quoi impatienter tous les saints du paradis : Voilà quatre voyages que je fais au « City Hall » (Hôtel-de-Ville), pour procurer la carte d’école au plus vieux de nos garçons gros et grand comme vous savez » (en effet les garçons de l’ami Jules étaient des Hercules en herbe. Quoique âgés respectivement de quatorze et quinze ans, ils dépassaient de beaucoup la taille ordinaire des enfants de leur âge.)

« Leur père étant malade, ils pourraient travailler pour subvenir aux dépenses de la maison, ils ne veulent plus aller à l’école, ils ne veulent rien apprendre. Ils sont en un mot dégoûtés de l’étude. Les autres enfants de leur classe sont sans cesse à les taquiner, les nôtres sont donc en quelque sorte obligés d’endurer toutes ces contrariétés, vu qu’ils ne veulent se venger sur aucun enfant plus faible. »

Puis s’adoucissant un peu elle continue :

« Comme je vous le disais, voilà quatre voyages que je fais à l’Hôtel-de-ville, au bureau des commissaires d’école. Ces gens-là sont sans pitié et abusent de notre bonne volonté. Et savez-vous la raison de tous ces dérangements qu’ils nous font subir ? une simple erreur de nom, voilà tout ! Vous savez que dans la plupart de nos familles Canadiennes on a l’habitude de donner des « petits noms » aux enfants. Le plus vieux de nos garçons reçut au baptême le nom d’Adélard ; tout petit on l’appelait, Tilar ; et le nom de Tilar lui est resté. En arrivant ici il dut aller à l’école américaine comme vous savez. La maîtresse, une Irlandaise ne pouvant ou ne voulant pas écrire ces noms de Tilar ou Adélard, l’enregistra dans ses cahiers sous le nom de Lawrence. La première fois que j’allai à l’Hôtel-de-ville demander un permis de travail pour mon garçon, je le fis connaître sous le nom de Tilar. Puis il fallut une recommandation de la maîtresse qui le connaissait sous le nom de Lawrence.

« L’employé au bureau, à la vue de ces deux noms manifesta sa surprise, alors il fallut faire venir le baptistère de l’enfant. La troisième visite fut un voyage blanc, le bureau des écoles étant fermé. Aujourd’hui pour la quatrième fois j’arrive à l’Hôtel-de-ville, au bureau des commissaires d’école avec le baptistère qui contient cette fois le vrai nom du garçon, Adélard. Adélard ! Tilar ! Lawrence ! les commissaires sont plus que jamais interloqués devant tous ces noms, et ne veulent rien entendre. Il me faudra encore retrouver d’autres preuves de l’identité de mon garçon avant d’obtenir le permis en question. Ces gens-là ne sont pas raisonnables, et devraient comprendre mieux les choses. »

Tout en discourant, le calme était venu remplacer la mauvaise humeur de l’épouse, puis après une pause elle continua : « Ce n’est pas tout, il y a aussi l’autre garçon qui me cause quelques appréhensions pour des raisons semblables.

« Tout jeune encore, à l’âge de deux ans et demi, il avait eu le malheur de tomber dans le puits. Son père accouru pour le sauver du danger de se noyer, le rapporta tout transis à la maison et me le donna en disant : Tiens ! ton matelot a failli se noyer : prends-en soin ! Matelot ! ce nom lui est resté et personne ne suppose qu’il eut jamais un autre nom. Lorsqu’il fut en âge d’aller à l’école, la même maîtresse refusa de l’inscrire sous le nom de Matelot, et l’enregistra sous le nom de Mike. Matelot ! Mike ! ne se ressemblent pas beaucoup, et j’aurai certainement des difficultés analogues au premier, car son nom véritable est Alfred. »

Quand nous quittâmes notre ami Jules, son épouse était tout-à-fait revenue de son emportement, et tout en retournant chez nous, nous devisions encore, mais cette fois sur l’inconvénient qu’il peut y avoir de donner des surnoms aux enfants, et surtout sur la malheureuse manie qu’ont un grand nombre de nos compatriotes de changer ou de laisser changer leurs noms.