Rencontres et entretiens/Un parrain de malheur

Le Devoir (p. 61-70).


Un parrain de malheur



I


C’était dans les grandes chaleurs de l’été. J’avais justement deux semaines de congé devant moi, et je résolus d’en profiter pour aller passer quelques jours à Manchester, auprès d’un ancien ami d’enfance que je n’avais pas revu depuis bien des années. Ce fut une joie bien douce pour nous deux, de nous retrouver ensemble après une longue séparation.

Mon ami était heureux de me faire connaître sa femme, ses enfants, qu’il me nomma les uns après les autres avec une orgueilleuse satisfaction.

En revoyant cet ami, toutefois, je ne fus pas longtemps sans remarquer un grand changement qui s’était opéré en sa personne. Lui, que j’avais connu si gai, qui aimait tant à rire, était tout autre à présent. J’attribuai cela à ses nombreuses occupations, aux soucis de pourvoir aux soins de sa famille, car comme je l’ai dit, il était père de plusieurs enfants, tous encore trop jeunes pour pouvoir lui venir en aide.

Il avait bien, par-ci, par-là, quelques exclamations joyeuses et des velléités de rire, mais c’était pour retomber l’instant d’après dans un mutisme déconcertant.

À la fin, je crus pouvoir en badinant, lui faire une petite remarque, et lui dire qu’il avait beaucoup perdu de sa gaieté d’autrefois. Je croyais que notre longue amitié, de vieille date, m’autorisait jusqu’à un certain point à lui demander avec beaucoup d’égards les raisons qui avaient pu amener ce changement.

Je n’aurais pas aimé voir mon vieil ami dans le malheur.

— Je n’ai rien, commença-t-il par me dire, si ce n’est que le travail journalier et assidu me rend las et fatigué. Le milieu où je travaille, aussi, a une certaine influence sur moi. Et, ajouta-t-il, le souci de l’avenir de mes enfants doit y être pour beaucoup, car je pense toujours revoir, un jour ou l’autre, la terre du Canada.

Et à propos de soucis de famille, reprit-il, après une pause que je ne voulais pas interrompre, j’ai à te conter une petite histoire qui pourra peut-être t’intéresser.

Mon ami commença alors le récit suivant, dont je puis vous garantir l’authenticité, puisqu’il me fut donné de vérifier par moi-même les faits en dernier lieu. Mais laissons parler mon ami.

Depuis que j’ai quitté le Canada, dit-il, pour venir aux États-Unis, je suis toujours demeuré à Manchester. À l’époque du fait dont je veux t’entretenir, j’avais pour voisin de porte un Acadien, père de famille, qui avait nom Jean C. Dans les environs on l’appelait tout simplement le père Jean.

C’était un homme qui dépassait la soixantaine ; Bon vieux, grand et robuste pour son âge. Presque chaque soir, nous faisions la veillée ensemble, le père Jean était d’une jovialité remarquable ; d’ordinaire, il aimait à rire. Souvent cependant j’avais remarqué sur sa figure une nuance de tristesse, un malaise passager, et cela surtout lorsqu’on venait à parler des petits enfants.

Les beaux jours du printemps étaient revenus remplacer les jours sombres et froids de l’hiver.

Les rivières et les lacs étaient de nouveau débarrassés de leurs épaisses couches de glace. Les bourgeons partout verdissaient aux arbres. Dans ma maison aussi, on goûtait la joie du renouveau. Quoique déjà le père de six enfants, un septième n’était pas de trop. C’était un garçon.

Le soir de cet heureux jour arrivé je n’eus rien de plus pressé que d’aller demander au père Jean de bien vouloir servir de parrain à l’enfant. Quoique parmi nous ce soit un honneur d’être demandé pour être parrain, le père Jean refusa, à ma grande surprise.

J’insistai tellement, toutefois, qu’à la fin, il ne put refuser plus longtemps, mais il me dit :

« J’accepte… mais ton enfant ne vivra pas au-delà de deux ans… car je suis un parrain de malheur. Tous mes filleuls sont morts. Je t’avertis donc ; pas de reproches de toi, plus tard. »

Tu sais, ajouta mon ami, que je suis incrédule à l’extrême sur cette question que l’on nomme superstition de nos vieux. Ce n’est pas cela qui me préoccupe le plus. Pourtant c’est singulier tout de même, je ne puis croire qu’il n’y ait quelque chose de mystérieux dans tout ce qui m’est arrivé.

Mon enfant est mort à treize mois. La mort d’un enfant, cela arrive communément dans les familles nombreuses. Pour d’autres cela aurait été un fait très ordinaire, pour moi ce fut un coup de foudre, vu que c’est le seul enfant que j’ai perdu, je ne puis m’empêcher d’y penser souvent. Dans le temps, je n’ai pas porté grande attention aux paroles quasi prophétiques du père Jean, mais depuis que la mort est venue poser son aile sur cet enfant que je chérissais entre tous, je ne puis m’empêcher d’y revenir.

À mesure que mon ami avançait dans son récit, l’air chagrin, la tristesse remarquée sur sa figure s’accentuaient davantage. Les traits de son visage portaient l’empreinte de la vraie douleur, et disaient amplement combien la perte de cet enfant l’avait affecté.

Moi-même, en l’écoutant, je ne pouvais m’empêcher d’éprouver cette sorte d’oppression que l’on ressent, quand un malheur passe près de nous.

— Eh ! lui dis-je, ne t’es-tu jamais informé auprès du père Jean de ce qui le faisait parler ainsi ? Il devait y avoir une cause, puisqu’il avait une raison de refuser d’être parrain.

— Non, me répondit-il. Je n’avais pas porté attention à ces paroles dans le temps, et à l’époque de la mort de mon enfant, le père Jean, qui avait éprouvé différents malheurs avait quitté Manchester depuis longtemps. Il était parti sans nous dire où il allait.

— C’est bien dommage, car je sentais qu’il y avait là-dessous quelque tradition, comme seuls nos vieux parents savaient nous en raconter, et j’aurais bien aimé rencontrer celui-là.


II


Le lendemain, qui était un dimanche, levé de très bonne heure, je me promenais seul dans la rue, tout en exhalant dans l’air les bouffées d’une cigarette que j’avais allumée. Le temps était lourd et chaud. De gros nuages apparaissaient de temps à autre, et semblaient raréfier l’air que j’aurais tant aimé respirer. Depuis peu on avait construit une ligne de tramways qui reliait Manchester à S…, petite ville voisine, distance de dix milles tout au plus.

Voilà bien le temps d’aller voir le village de S… me dis-je, et tout de suite je pensai à mon ami. Je rentrai à la maison, et j’eus bientôt fait de lui proposer le voyage, qu’il accepta avec empressement.

Après un déjeuner pris à la hâte, et l’audition d’une basse-messe, nous étions prêts à partir.

Je ne m’arrêterai pas à décrire le paysage que nous traversâmes. Le trajet se fit gaiement, soupçonnant bien peu la grande surprise qui nous attendait à S… En effet, en descendant du tramway, le premier homme qui se présenta à nous fut Jean C…, l’ancien voisin de mon ami, à Manchester, le parrain de malheur enfin, celui que nous aurions tant aimé rencontrer.

Les premiers moments de surprise passés, et les formalités de politesse accomplies, le père Jean nous invita à nous rendre chez lui, en sa demeure à quelques pas de là seulement. Il va sans dire que nous acceptâmes l’invitation avec empressement. Pour moi, je me promettais bien d’avoir le mot de l’énigme, sur les étranges paroles du père Jean, racontées par mon vieil ami.

La réception à la maison fut des plus chaleureuses. On s’empressa autour de mon ami, qui dut répondre à une multitude de questions amicales sur sa santé celle de sa femme et de ses petits enfants. Quelques années s’étaient écoulées depuis leur séparation.

Au bout d’un moment, la mère dit : « Combien avez-vous d’enfants ? Quel âge aurait notre filleul ? »

Je me réjouissais déjà, car c’était justement là le sujet tant désiré que l’on abordait. À l’écart, observant ce qui se passait, je crus à cette demande voir une ombre passer sur la figure du vieux père Jean.

Mon ami répondit : La famille est bien mais elle a diminué d’un, car le petit, votre filleul, est mort depuis bientôt trois ans.

— Je m’en doutais, ou plutôt j’en étais sûr, dit le père Jean. C’était écrit et cela devait arriver ainsi, achève-t-il d’un air tout à fait convaincu.

Alors, croyant le moment arrivé, je m’avançai vers le groupe, et faisant l’étonné, je m’adressai au père Jean :

— Alors, père, lui dis-je, qui peut vous faire parler ainsi ?

— C’est vrai, me répondit-il, vous ne savez pas que je porte malheur aux enfants quand je suis leur parrain.

— Eh, lui dis-je encore, mon ami n’est pas le seul qui ait éprouvé ce malheur, on voit cela tous les jours.

— Le parrain est pour quelque chose là-dedans, me répondit-il encore d’un air contrarié. Ma mère, continua-t-il, en me mettant au courant de ce qui était arrivé à mon parrain, m’avait pourtant bien averti de ne jamais accepter d’être parrain pour aucune considération, car, avait-elle ajouté, tous tes filleuls mourront avant d’avoir atteint l’âge de deux ans.

J’étais jeune alors, je ne pouvais saisir toute la justesse de cette recommandation. Ce n’est qu’en vieillissant que j’ai fini par constater que ma mère avait dit vrai.

Puis s’adressant à mon ami : « Je vous avais dit de ne pas me choisir pour parrain. Vous m’avez forcé, j’ai été faible, j’ai accepté et votre enfant est mort. »

En parlant ainsi, le pauvre vieux souffrait, car les larmes qu’il voulait retenir roulaient sur ses joues ridées, et nous disaient assez combien le père Jean était malheureux en pensant à tout cela.

— Étrange ! étrange ! tout de même murmura-t-il. Cinq fois j’ai été parrain, et cinq petites victimes innocentes dorment aujourd’hui dans le cimetière. Étrange ! ces cinq petites victimes sont mortes avant d’avoir atteint leur deuxième année.

— Allons, allons, lui dit mon ami, il ne faut pas vous chagriner à ce point. Vous n’êtes pour rien dans tout cela. C’est Dieu qui dirige tout, et c’est lui qui l’a voulu ainsi.

— Mais, Monsieur, hasardais-je de nouveau, quelle raison avait votre mère de vous parler ainsi, et pourquoi vos filleuls devaient-ils mourir avant deux ans, plutôt qu’après ?

— Jeune homme, me répondit-il, en me montrant des signes évidents d’impatience, jeune homme, c’est parce que mon parrain, dans un acte de désespoir, trancha le fil de ses jours, par la mort la plus violente et la plus honteuse, la pendaison, et parce que moi, alors je n’avais pas deux ans.

Il y avait tant de conviction dans ses paroles, et tant de chagrin pour la mort de son dernier filleul, que mon ami et moi ne savions que penser.

N’importe, je savais ce que je voulais savoir et après m’être entretenu encore quelques instants avec cet intéressant vieillard, je fis comprendre à mon ami que je voulais m’en retourner.

Après avoir pris congé du père Jean et de sa famille, nous prîmes le tramway pour revenir à Manchester. J’étais satisfait, ma journée n’était pas perdue.