Rencontres et entretiens/Le vieux soldat

Le Devoir (p. 73-85).


Une fête de Noël d’un vieux soldat



Il y a de cela vingt ans : Je m’étais rendu à un petit village blotti au fond des montagnes, entre les États du Vermont et du New-Hampshire. Le temps était très beau, et l’aspect de ce petit hameau, en ce jour ensoleillé, vraiment ravissant. De chaque côté, les blanches maisonnettes semblaient s’appuyer sur les montagnes aux cimes altières recouvertes de pins et de sapins verts projetant leur ombrage mystérieux sur la rivière Connecticut qui, elle, serpentant, promenait paisiblement ses ondes claires tout près des rurales habitations, comme si elle eût voulu les caresser.

Dans l’étroit vallon, site pittoresque et enchanteur, vivaient plusieurs familles canadiennes-françaises, entre autres celle d’un de mes frères. Or, voici la raison de ma présence dans ce village :

Mon frère nous ayant écrit qu’il avait décidé de se rendre, avec sa famille, au Manitoba, sur une terre nouvelle, rejoindre des parents de sa femme, je résolus de faire une visite d’adieu à ce frère qui s’en allait bien loin, pour ne plus jamais nous revenir peut-être. J’arrivai chez lui le 23e jour de Décembre, avec l’intention de passer une huitaine de jours au milieu de sa famille. Durant mon court séjour en cet endroit charmant, il me fut donné d’assister à plusieurs événements imprévus.

Le lendemain de mon arrivée, veille de Noël, je fus témoin d’une petite scène des plus attendrissantes, résultat d’une vieille coutume que, à chaque veille de Noël, les gens du village avaient bien garde d’oublier.

La veille de la Fête, donc, vers les cinq heures de l’après-midi, les généreux et charitables villageois décoraient des couleurs nationales leur plus belle voiture et s’en allaient quérir un pauvre désigné d’avance dans le village. À la voiture s’attelaient bravement des jeunes gens assistés de jeunes filles toutes enrubannées. Cet attelage d’un nouveau genre allait de maison en maison, de porte en porte, demandant contribution ou Christmas pour le pauvre infortuné.

Les exclamations joyeuses des jeunes gens, les rires argentins des jeunes filles, l’empressement des gens à goûter le bonheur d’un pauvre à soulager, tout cela ne manquait jamais d’impressionner et d’exciter d’attendrissantes émotions.

Ce jour-là, le temps était ravissant, et la terre, couverte d’une légère couche de neige semblable à un riche tapis de soie blanche ; une fraîche brise caressait de ses baisers les figures épanouies comme des roses.

À l’ouest, le ciel se dorait des rayons du soleil couchant ; la nature entière souriait en quelque sorte à l’allégresse générale dans cette rivalité d’efforts d’un chacun pour rendre heureux, en l’honneur du grand jour de Noël, un des leurs, moins favorisé sous le rapport de la fortune.

Le sort avait désigné, cette année-là, un vieux Canadien du nom de Guillaume Laporte, (William Leeport) comme on disait en anglais. Ce vieux Canadien voisin de mon frère, était un ancien soldat de la guerre de Sécession.

Si le joyeux cortège avait été bien reçu et exaucé partout, néanmoins la procession avait mis relativement peu de temps à faire sa tournée, vu que les maisons à visiter étaient peu nombreuses ; mais sur son passage, un grand nombre de personnes étaient venues grossir ses rangs ; et le vieux Canadien fut escorté triomphalement jusqu’à sa maison.

Après souper, mon frère et moi fîmes une visite au Canadien. Nous le trouvâmes dans un état voisin du bonheur parfait.

Il nous raconta les délicieuses sensations éprouvées durant sa tournée triomphale, son bonheur de se savoir si considéré par tous ces gens, dont un grand nombre d’américains étrangers à sa race. Puis, il nous fit part d’une idée qui l’avait passablement obsédé durant la journée.

La veille, la nouvelle s’était répandue dans la localité qu’un missionnaire canadien-français était rendu dans le village voisin, pour célébrer la messe de Noël, au milieu des catholiques de l’endroit, aussi bien que pour tous ceux qui, des petites places environnantes, pourraient et voudraient s’y rendre.

À cette nouvelle, tout un monde de souvenirs s’était réveillé dans l’esprit du vieux Canadien. La nostalgie du pays quitté depuis quarante-cinq ans, le souvenir de parents aimés, d’amis sincères ; les bords enchanteurs du fleuve St-Laurent où il avait passé sa jeunesse ; le son de l’angelus du clocher de sa paroisse natale ; tout cela lui était revenu à la mémoire.

« Ah ! s’écria-t-il, c’est bien beau, bien consolant, sans doute, l’estime et la considération dont j’ai été l’objet, cet après-midi, mais, voyez-vous, pour compléter mon bonheur, il faudrait absolument qu’un Canadien charitable se chargeât de me conduire à cette messe de Noël, la première et peut-être aussi la dernière, hélas ! qu’il me sera donné d’entendre depuis mon départ du Canada. »

Répondant aussitôt à ce désir exprimé avec tant d’ardeur, nous recommandâmes au vieillard de se tenir prêt, le lendemain, de grand matin, que nous ferions tout en notre pouvoir pour exaucer ses vœux ardents.

Un bonheur immense inonda le cœur de ce vieux brave, à la pensée, à la promesse que nous nous occuperions de le mener au village voisin, afin qu’il pût, encore une fois, éprouver les douces et pures émotions ressenties dans son jeune âge.

Le lendemain, à cinq heures du matin nous arrivions chez le vieux Canadien qui nous attendait en savourant le plaisir d’un renouveau qui devait lui rappeler la Noël du Canada.

— Nous nous mîmes aussitôt en route, ignorant à quelle heure devait avoir lieu la cérémonie. N’ayant que six milles à parcourir, nous fîmes le trajet en très peu de temps. Le Canadien tout à sa joie, à son bonheur avait gardé un religieux silence.

Arrivés au village, nous apprîmes que la messe serait dite à 7 heures, à la résidence d’un riche Canadien de la localité, dont la demeure devait, en cette occasion servir de chapelle où descendrait, à la parole du prêtre, l’Enfant Dieu.

Nous nous hâtâmes de nous rendre à l’endroit désigné, où nous trouvâmes un grand nombre de personnes assiégeant le confessionnal improvisé pour la circonstance ; tous se préparaient à recevoir dans leur cœur le Dieu Noël ineffable et tout puissant.

Un autel temporaire avait été dressé dans la grande salle. Les confessions finies, la messe commença.

Tous les visages rayonnaient de bonheur, car chacun appréciait comme il convient, la grande grâce accordée en ce jour de joie, grâce dont la plupart avaient été privés depuis plusieurs années.

Durant la messe les vieux cantiques de Noël furent chantés. En entendant ces simples et si belles mélodies, les assistants se rappelant leur pays, leur village, ne purent retenir leurs larmes, larmes de joie et de douce tristesse à la fois. Tous pleuraient. — Oh ! qu’elle est tendre et bonne notre belle religion catholique ! Dans le cœur humain, rien ne saurait jamais la remplacer.

. . . . .

Au retour, le père Laporte, tout entier à son bonheur, resta d’abord silencieux ; mais bientôt il devint plus expansif.

Le temps était resté au beau : le soleil projetait à profusion ses rayons réchauffants à travers les rangées des petits pins verts que nous avions traversés, et qui nous abritaient contre l’air un peu vif du matin ; de rares oiseaux, comme pour suppléer à leur petit nombre, multipliaient leur chant en ces lieux qui semblaient, en ce jour d’allégresse générale, revêtir un cachet de joie intérieure et d’agréable solitude.

Tranquillement, au petit pas nous avancions, admirant le paysage, tout en prêtant l’oreille aux propos du Canadien dont voici l’histoire.

Parti du Canada, à l’âge de vingt et un ans, il avait toujours travaillé chez des fermiers américains. Lorsqu’éclata la guerre de Sécession, il avait trente-huit ans. Un Américain l’engage pour aller à la guerre remplacer son garçon, avec promesse qu’à son retour, il lui donnera une jolie somme d’argent. Laporte assiste à un grand nombre de batailles. Blessé à Charleston, il doit prendre un repos de quatre mois, après lesquels il est enrôlé dans un régiment composé presque exclusivement de Canadiens-Français.

Ce régiment lancé au plus fort de la mêlée, s’illustra par sa bravoure et sa bonne conduite.

À la conclusion de la paix entre le Nord et le Sud le régiment ayant été licencié, Guillaume Laporte revient dans le Vermont, chez le vieil américain, afin de toucher la somme promise. Mais le vieillard était mort, et monsieur son fils ne veut remplir qu’à moitié la promesse donnée par le père.

Dépité, notre Canadien quitte cet endroit et viens demeurer dans le village où il a vécu depuis, dans la maisonnette achetée avec les économies faites sur le produit de son travail et la faible pension octroyée par le gouvernement.

La blessure que le vaillant soldat avait reçue à un bras, durant la guerre, lui avait fait perdre une partie de sa vigueur ; peu d’années après, ce membre était devenu inerte.

En laissant la voiture pour entrer en sa demeure, le vieux Canadien se confondit en remercîments, ne cessant de nous serrer les mains. Trois jours après, un événement imprévu retardait le départ de mon frère pour le Manitoba.

Le deuxième de ses enfants tombait dangereusement malade.

Le médecin n’osant se prononcer d’une manière catégorique sur le résultat final de cette maladie, le jour du départ fut remis à une date indéfinie.

Je restai quelques jours encore avec mon frère. Le petit malade semblant prendre du mieux, le jour de l’an au matin, je résolus d’aller rejoindre ma famille, quitte à revenir plus tard assister au départ de mon frère.

Dès le matin, j’allais, en conséquence, donner une poignée de main au vieux Canadien, et lui souhaiter la bonne année.

L’accueil fut des plus chaleureux.

Depuis la messe de Noël, la pensée du Canadien s’envolait constamment vers le pays des ancêtres. Toutes les grandes beautés du sol natal se représentaient avec force à son esprit, et les yeux du bon vieillard se noyaient de larmes abondantes d’ennui. Ce fut cependant en pleurant de joie qu’il me serra les mains en me disant que cette nouvelle attention de ma part, de venir le voir, le jour de l’an au matin, avant mon départ, lui était extrêmement sensible. Je l’encourageai de mon mieux et le quittai en lui disant que bientôt je reviendrais le voir, afin d’avoir encore une fois le bonheur de converser avec un vieux brave qui avait si bien servi son pays d’adoption, sans oublier son pays natal.

Le 18 Février, une lettre de mon frère m’annonçait que mon neveu était complètement rétabli, et que le fameux départ avait été fixé au 25 du même mois.

J’arrivai chez mon frère, le 21, et le lendemain, dans le cours de la journée, j’allais voir si le père Laporte était encore hanté de l’idée du Canada.

La joie du vieillard fut grande lorsqu’il me vit entrer. Je m’entretins longuement avec lui de choses et d’autres. Il me fit part de sa décision d’employer, à pousser une pointe au pays, le prochain retrait de sa pension du gouvernement.

Durant cet entretien, j’avais à diverses reprises, remarqué dans la bouche du vieux Canadien des propos qui touchaient aux traditions des Américains.

Lorsque je me levai pour partir, le père Laporte ajouta : « Le soleil a été bien beau aujourd’hui pour un 22 Février, jour anniversaire de la naissance de Washington ; on peut se préparer à quarante jours de mauvais temps.[1]

— Comment cela ? fis-je, quelque peu surpris.

— Je serais bien en peine de vous le dire, répondit-il, mais j’ai très souvent entendu répéter ce dicton par les américains ; peut-être fait-il allusion aux quarante jours d’incertitude dans laquelle s’était trouvé le général Washington, avant le grand et final triomphe de la cause de l’indépendance américaine.

Quoi qu’il en soit, je constatai, que si le vieux Canadien était consu des traditions des américains, il n’avait pas non plus oublié les traditions du Canada et qu’il avait suffi d’une simple occasion pour les rendre vivaces comme aux premiers jours.

Mon frère partit avec sa famille pour le Manitoba, à la date spécifiée, et je quittai avec tristesse ce coin de terre, en songeant au départ d’un frère qui s’en allait bien loin, là-bas, et que, très probablement, je ne reverrais plus en ce monde.

De temps à autre aussi ma pensée revenait au vieux Canadien avec qui j’avais passé quelques heures agréablement employées. Le vieux brave a-t-il jamais mis à exécution son projet d’aller au Canada ? Je ne sais ; mais à chaque retour de la Noël, je songe tout particulièrement et avec une douce émotion à la Noël d’antan que je passai si délicieusement en compagnie du père Laporte, le vieux brave Canadien du petit village blotti au fond des montagnes, entre les États du Vermont et du New-Hampshire.

  1. Plusieurs traditions ont cours sur ce sujet.

    D’après la version que m’en a donnée un Américain, voici la raison de cette tradition parmi les Américains.

    Washington était en campagne, un 22 Février, jour anniversaire de sa naissance. Comme il faisait une chaleur d’un beau jour d’été, le général aurait dit ces paroles :

    « Il fait trop beau aujourd’hui, pour un 22 Février ; nous pouvons nous attendre à quarante jours de mauvais temps. »

    La prédiction se réalisa : Durant quarante jours le temps fut si affreux que la démoralisation s’empara de l’armée.

    Une autre version est celle-ci ; Après l’effervescence de la victoire finale, les Américains furent très affectés par la décision qu’avait prise le général Lafayette de s’en retourner en France.

    Les Américains auraient désiré qu’il fût demeuré au milieu d’eux, que durant les quarante années qui s’écoulèrent entre son départ des États-Unis, et la visite qu’il fit en ce pays, sans cesse les Américains ressentaient de la tristesse pour l’absent, pour celui qui avait tant fait pour obtenir l’indépendance et la liberté de ce grand pays.