Rencontres et entretiens/Un conte canadien

Le Devoir (p. 89-97).


Un conte canadien



Voici un conte qu’un vieux Canadien rempli de verve et de gaieté, aimait à faire entendre.

Peut-être est-ce une invention de son cru, c’est pourquoi je le donne sans rien omettre tel que je l’ai entendu conter.

« Il y avait un an à la fête des Rois, que Jean Pierre Lesage s’était marié avec Marie Anna Laurienne Blondinette Montplaisir.

« Rien de mieux approprié que les noms de cette bonne et tendre épouse.

« Marie Anna Laurienne lui avaient été donnés au baptême ; peu après on avait ajouté Blondinette parce qu’elle était blonde et le nom de famille Montplaisir lui convenait à merveille, puisqu’elle était d’une gaieté sans pareille, toujours souriante comme une jeune fille de quinze ans.

« L’automne précédent, Jean Pierre avait exploré les bois jusque vers les Laurentides du Nord, dans le but de se choisir un emplacement pour y établir sa demeure.

Il y a longtemps de cela. Les bois alors étaient très vastes et l’on pouvait se procurer une terre en bois debout pour bien peu de chose.

En s’en revenant de ce premier voyage d’exploitation, Jean Pierre s’était tracé un chemin à travers les bois, de sorte que l’automne suivant, dès que les premières neiges parurent, il put aisément retourner sur sa terre, emmenant cette fois en traîneau toute une charge de provisions pour y passer l’hiver, car il se proposait bien d’y rester jusqu’au printemps suivant. Cette longue et triste saison fut employée à bâtir un camp en bois rond, afin d’y recevoir au printemps, son épouse Marie Anna Laurienne Blondinette.

Durant les jours de mauvais temps, Jean Pierre s’était employé à confectionner une table, des chaises qu’il avait empaillées avec de la clisse. Autour du camp il avait fait de l’abatis, défriché un grand terrain, pour faire brûler au printemps, afin de pouvoir y semer des pois, de l’orge, du sarrasin, des patates, etc., etc., le tout à travers les souches.

« Enfin, il s’occupa si habilement d’agrémenter sa nouvelle demeure que, lorsque Marie Anna Laurienne Blondinette vint l’habiter, elle se trouva si bien logée que sa gaieté habituelle n’en souffrit aucunement, et que son attachement tout d’admiration pour Jean Pierre ne fit que croître de jour en jour. C’est là qu’ils vécurent en paix pendant des années.

« Jean Pierre fit encore quelques rares visites au village pour se procurer des animaux : une vache, des moutons, des poules, etc., et puis ce fut tout, il cessa tout commerce avec le reste de l’humanité, pour vivre de l’intimité de la famille. Le ciel bénit leur union par la naissance de sept gros garçons, forts et vigoureux qui pendant bien des années ne connurent de ce bas monde que les forêts des Laurentides.

« Dans les longues soirées d’hiver le père et la mère aimaient à entretenir leurs enfants de leur pays natal, des parents restés là-bas au petit village, enfin de tout ce qui touchait à la famille de près ou de loin.

« Après bien des années de cette vie pastorale, l’implacable faucheuse vint visiter ce petit paradis terrestre, pour exécuter sa sinistre besogne. Jean Pierre fut la première victime : sa disparition causa un tel contrecoup dans le cœur de son aimable épouse, que quelques mois après elle le suivait au tombeau.

« Mais avant de mourir, elle eut soin de recommander à ses enfants d’aller l’enterrer dans le cimetière de son village natal et leur donna pour cela toutes les indications nécessaires, concernant le chemin qu’ils auraient à parcourir.

« La mère morte, fut déposée dans un cercueil pour être transportée au lieu indiqué tel que demandé par la défunte. Tout en travaillant à cette pénible besogne, le cœur rempli de tristesse, les garçons faisaient entre eux les réflexions suivantes : « Pauvre mère ! elle qui était si gaie, elle ne nous divertira plus avec ses histoires amusantes, et ses jolies chansons pleines d’entrain, ces petits refrains si joyeux, si gais. Que nous sommes donc malheureux et à plaindre ! »

« Le cercueil terminé, la défunte y fut déposée, et le couvercle fut cloué après qu’un dernier regard eut été jeté sur celle qui disparaissait pour toujours.

« Voilà donc les garçons partis à travers les bois, se remplaçant à tour de rôle, emportant sur leurs épaules le précieux dépôt. C’était au commencement de l’hiver. La veille il était tombé de la neige en abondance, la pluie avait suivi, pour être bientôt remplacée par un froid sibérien ; le chemin était donc verglacé, glissant, difficile.

« Tant bien que mal les garçons escaladent une montagne et se demandent une fois au sommet comment ils vont descendre le versant opposé ; après bien des délibérations, il fut conclu, que le cercueil déposé par terre, serait abandonné à son propre poids. « Cette côte est très dangereuse dit l’ainé ; la tombe de notre mère est solide, pourquoi ne pas s’asseoir dessus et descendre nous-mêmes sur le cercueil comme en traîneau ? »

« Tous sont du même avis. Sur cette pente rapide, les voilà entraînés comme par un tourbillon. Le cercueil solide, ne subit aucun dommage, et les garçons se tirèrent indemnes de cette descente vertigineuse.

« Au bas de la montagne, l’un d’eux s’écria : « Pour une glissade, çà c’est une belle glissade : Qu’en dites vous, vous autres mes frères ? »

« Un autre ajouta : « Remontons en prendre encore une seconde ; c’est si plaisant ! — Non, dit le plus âgé, car il se fait tard, et nous avons encore bien du chemin à faire. » Mais le plus jeune se hâta d’ajouter : « C’est égal ! on pourra dire que nous avons eu du plaisir avec notre vieille mère, même après sa mort. Elle n’en sera nullement offensée, j’en suis sûr, elle qui était si gaie du temps qu’elle vivait. » Et les sept frères continuèrent leur chemin à travers les bois pour se rendre au village, exécuter le dernier vœu de leur bonne mère, avant de mourir.

Les sept garçons revenus à leur domicile d’où le père et la mère étaient disparus, ne goûtaient plus les jours heureux d’autrefois.

Dix mois plus tard, ils résolurent d’entreprendre un second voyage. Ils voulaient revoir ce village qui les avait tant émerveillés l’année précédente. Ils partirent donc à la file indienne suivant le même sentier parcouru l’année précédente.

Tout à coup ils débouchèrent d’un bois, tout près d’un immense champ de lin tout fleuri et tout bleu.

L’aîné s’arrêtant, s’adresse à ses frères et leur dit : « Mes frères je crois que nous sommes égarés. Qu’allons-nous faire ? »

« Vous rappelez-vous que notre père nous avait souvent raconté qu’il avait traversé la mer Bleue dans un grand bâtiment à voiles. Je crois que nous sommes arrivés à la mer Bleue, mais nous n’avons pas de bâtiment à voile pour la traverser. — Qu’à cela ne tienne, ajouta le plus jeune, nous sommes capables de traverser à la nage. » C’est cela, crièrent tous les frères en chœur, traversons à la nage ? Ils se déshabillèrent donc, attachèrent leurs habits et leurs provisions sur le dos et se jetèrent courageusement à la nage dans le champ bleu de lin fleuri.

Ils se démenaient des pieds et des mains, tiraient des touffes de lin pour s’aider à avancer, et de temps à autre celui qui arrivait près d’une raie profonde s’écriait : « Attention vous autres ! voilà une vague qui s’avance par ici ! » Et c’est ainsi qu’à force de se débattre et de traîner sur le ventre, ils arrivèrent plus morts que vifs de l’autre côté de la pièce de lin, tout près d’un vieux puits abandonné.

Après avoir abattu la sueur qui coulait sur son front, et s’être reposé un instant : le plus âgé des garçons dit : « À présent il faut se compter afin de s’assurer qu’aucun de nous ne s’est noyé dans le sillage que nous avons fait en traversant » Il fait mettre ses frères en ligne et commence à compter en se désignant le premier : moi c’est moi, et le doigt pointant ses frères ; — un, deux, trois, quatre, cinq, six. Tiens ! il en manque un ; recommençons. Une deuxième fois il compte comme avant : moi c’est moi, — un, deux, trois, quatre, cinq, six.

« Eh bien ! mes frères il en manque un, il faut trouver quelques moyens pour aller le secourir, » mais le plus jeune des garçons qui était penché au-dessus du vieux puits abandonné, apercevant tout-à-coup son visage se refléter dans l’eau au fond s’écria : « Mes frères ! il est ici je le vois qui se noie ! vite à son secours. »Le plus vieux se suspend par les mains au rebord du puits et les autres, faisant échelle s’accrochent à la suite les uns des autres, jusqu’à ce que le dernier vienne presque à toucher le fond du puits tout près de l’eau : Mais une telle grappe devenait bientôt lourde à porter pour le premier en haut du puits,

Il s’écria : « dépêchez-vous je suis fatigué. Tâche de tenir bon encore un instant lui dirent ses frères, et si tu es trop fatigué, dit le plus jeune, eh bien ! crache-toi dans les mains. » Ce fut le signal de la dégringolade. En lâchant prise pour se cracher dans les mains le malheureux fut cause que les frères s’abattirent comme une masse au fond du puits où ils périrent tous ensemble ne pouvant en sortir. Ce n’est qu’au printemps suivant que le propriétaire du puits venant à passer près de là s’aperçut du grand malheur qui était arrivé aux sept garçons de Jean Pierre Lesage, et de Marie Anna Laurienne Blondinette Montplaisir.