Rencontres et entretiens/Le père Thomas

Le Devoir (p. 101-111).


Le père Thomas



Quiconque a connu le père Thomas Lapierre Stone Laroche, et entendu ses récits, ne saurait en perdre la mémoire ; car le père Thomas avait une manière à lui, dans ses histoires ou ses propos, d’exagérer outre mesure les faits les plus insignifiants.

J’ai nommé le père Thomas Lapierre Stone Laroche ; et ces trois noms, réunis sont toute une histoire. Le père de Thomas, Jean Lapierre s’était enfui du Canada, après les troubles de 1837 ; il avait traversé les lignes 45e pour se fixer définitivement dans un village de l’état de New-York où il s’était engagé chez un riche fermier américain. Dès son arrivée rien de plus pressé que de convertir son nom de Jean en celui de John Stone. Puis John Stone avait épousé une Irlandaise du voisinage. De cette union naquit un fils, Thomas.

Deux ans après la naissance de cet enfant la mère mourut.

Thomas fut élevé chez ses grands parents maternels.

À l’âge de quatorze ans son père vint le chercher et l’emmena en Californie.

Une couple d’années après, le père Jean Lapierre dit John Stone — perdait la vie dans un accident de chasse, et son fils Thomas, exténué par les privations et la misère arrivait chez ses parents de l’état de New-York où, entre temps, s’étaient fixées quelques familles canadiennes-françaises.

Thomas fréquenta les jeunes Canadiennes et rapidement apprit à parler français. Par quelques mots échappés à son grand-père et à sa grand’mère, il sut que son père était canadien-français, sans toutefois découvrir quel avait été son véritable nom. Néanmoins, traduisant « Stone » par Laroche, il se fit désormais appeler Laroche. Or, un jour, il fit la rencontre d’un vieux canadien qui lui apprit que le vrai nom de son père était Lapierre. De là les trois appellations : Lapierre-Stone-Laroche.

Les histoires du père Thomas étaient toujours terribles, extraordinaires, extravagantes Lorsqu’il exprimait sa pensée, c’était en expressions immenses, sans limite comme les vastes prairies de l’Ouest qu’il avait traversées ; ses gestes étaient aussi longs, que les branches des arbres de la Californie où il avait vécu deux années ; le son de sa voix aussi retentissant que les échos des pics des montagnes Rocheuses qu’il avait côtoyés. Et quand il disait « Cette histoire m’a été racontée par mon père », malheur à celui ou à celle qui aurait laissé paraître un sourire d’incrédulité. Au dire du fils, le père aurait été témoin de faits terrifiants.

Je ne puis rendre les gestes ni faire entendre le son de la voix de Thomas, mais, je vais vous citer une de ses histoires telles qu’il les racontait lui-même.

Peu de temps après son arrivée dans l’état de New-York, Jean Lapierre lia connaissance avec un Vieux Canadien, émigré comme lui, pour fuir la justice anglaise du Canada. Ce Vieux Canadien était engagé comme serviteur chez le ministre protestant du village.

Le ministre ayant passé de vie à trépas, son garçon William avait congédié le Vieux Canadien. Tout en le remerciant des services rendus à la famille, il lui avait donné quantité de vêtements portés jadis par son vieux père.

C’est à regret que le Vieux Canadien avait quitté une heureuse demeure où, sans trop d’inquiétude, il avait gagné honnêtement sa vie.

Un jour, un missionnaire français fit son apparition dans le village où, par la suite, il vint tous les deux ou trois mois faire une visite aux rares catholiques de l’endroit. Dans une de ses tournées, le missionnaire s’était abouché avec le Vieux Canadien et à chaque nouvelle visite il ne manquait pas de le rencontrer, afin de lui faire les recommandations nécessaires pour le mettre en garde contre les perfides insinuations que le ministre protestant aurait pu émettre touchant la religion catholique.

Lorsqu’il apprit la mort du ministre et la générosité du fils envers le canadien, le missionnaire s’entretint longuement avec ce dernier. Or il faut présumer que les propos du Canadien n’étaient pas très rassurants, puisque le missionnaire finit par lui dire : « Fasse le Ciel que toutes ces largesses à votre égard et votre fréquentation de ces gens-là ne soient une cause de perdition pour votre âme ! »

Depuis la mort du ministre protestant, le Vieux Canadien était devenu songeur, n’ayant que peu ou point de travail, il végétait sans pouvoir trouver aucune place stable.

Durant ses jours de chômage, tenaillé par l’ennui, le pauvre vieux, prenait son « petit coup ». Depuis trois jours il était sans ouvrage. Le matin de la quatrième journée, il s’en revenait à sa maison de pension, triste, morne et découragé, quand lui vint à l’esprit l’idée de s’acheter un flacon de Jamaïque. S’étant enfermé dans sa chambre, il caressa la bouteille et ne parut point au dîner. Dans l’après-midi, passablement éméché, appesanti et attendri par les fumées du Rhum, il verse d’abord d’abondantes larmes de désespoir ; puis, tout à coup, saisi d’un accès de rage, il se lève comme poussé par un ressort, et s’écrie : « Tornon de confonte ! il ne sera pas dit qu’on aura vu Jos Caillade se dandiner dans les rues de ce village, affublé des habits de ce vieux réprouvé de ministre hérétique qui, à l’heure actuelle tire le diable par la queue, dans les enfers ! »

Ce disant, le Vieux Canadien fait rondement un paquet de toutes les hardes reçues et s’en va reporter le tout au garçon du ministre.

C’était sur le soir ; le ciel était devenu menaçant : de gros nuages noirs montant à l’Occident présageaient un violent orage.

En arrivant à la maison de son ancien maître, le Vieux Canadien frappe à la porte. — Pas de réponse. Il ouvre, entre : personne, Au même instant, une vive discussion engagée dans la pièce voisine frappe ses oreilles.

Sans s’arrêter à écouter, Jos Caillade, d’une voix de Stentor, s’écrie : « William ! »

Viens ici, j’ai à te parler !

Le bruit des voix cesse, et Jos entend comme des pas lourds et incertains se dirigeant vers lui. William, le fils du ministre, apparaît à la porte, tout débraillé, la figure bouleversée, les yeux hagards… À la vue du Vieux Canadien, il s’écrie d’un air joyeux : Ah ! mon Vieux Jos ! bien arrivé ! Je suis content de te voir !

Or, voici, en quelques mots, ce qui se passait dans cette demeure, depuis la mort du chef de la famille, le ministre protestant : Le fils du ministre était depuis longtemps adonné à la funeste passion des liqueurs enivrantes. Cependant, son père et sa mère avaient, jusqu’à un certain point, réussi à cacher au public ce vice dégradant de leur enfant.

Après la mort du père, la mère, seule, ne put mettre un frein au désir désordonné de son fils. Pour comble de malheur la malheureuse mère tomba dangereusement malade. Depuis trois jours, surtout, la pauvre femme souffrait de douleurs atroces, aggravées par la conduite intempérante de son enfant. Aussi, la maison retentissait-elle des lamentations et des gémissements de la malade.

Dans l’après-midi était arrivé chez William un vieil ami de la famille, ministre, lui-même, dans un village voisin. Il avait trouvé l’épouse de son ami, dans cet état de souffrances indicibles, et, en même temps constaté avec chagrin, la conduite indigne du garçon.

Après avoir adressé quelques bonnes paroles à la malade, il était venu trouver William, dans la pièce voisine, pour lui adresser des réprimandes sur sa conduite, d’autant plus scandaleuse et coupable que, en ce moment sa mère était clouée sur un lit de douleur et sur le point de rendre le dernier soupir.

William qui était dans cet état d’ivresse voisine du délire, prit très mal les semonces un peu vertes du ministre, auquel il répondit par des jurements et des paroles grossières.

C’était à ce moment qu’était entré le Vieux Canadien.

Le garçon du ministre s’entendant appeler avait planté là tout déconcerté le vieil ami de la famille et répondu à l’appel du Canadien par ces mots : « Ah ! mon Vieux Jos arrive ! » Puis sans cérémonie, il s’en va chercher une bouteille de boisson enivrante, qu’il débouche tant bien que mal, et verse à boire au Canadien, sans s’oublier lui-même, bien entendu.

Le ministre désolé s’en fut dans la chambre de la malade pour lui adresser des paroles d’encouragement avant de partir.

Jos Caillade nullement étonné de voir le garçon dans cet état d’ivresse avancée, n’osa pas refuser de prendre un coup avec lui, connaissant son tempérament colère et vindicatif ; Un deuxième coup suivit le premier.

Entre temps le Vieux Canadien éméché lui-même passablement par sa Jamaïque, avait brutalement avoué au fils du ministre le but de sa visite : « William, avait-il dit, je suis venu te rapporter ces habits — et il désignait le paquet de hardes — car vois-tu, un chrétien catholique ne peut convenablement porter des vêtements qui ont servi à un ministre protestant, qui, aujourd’hui est peut-être dans le fond du septième enfer à brûler avec les damnés. »

Mais William regardant le Canadien d’un air hébété, ne parut pas comprendre, et il remplit un troisième verre qui prit la même direction que les autres.

Ce troisième coup fut de trop et pour le jeune William, et pour le vieux Jos qui comme on le sait avait passablement bu avant de se décider à venir à la résidence du défunt ministre.

Le ministre en visite mettait alors son chapeau et s’apprêtait à partir, tout en jetant un regard de profonde pitié au fils de son ancien ami.

Il n’alla pas loin : le fils William l’arrête au passage.

Les yeux voilés par les vapeurs de l’esprit des liqueurs enivrantes, sortant un pistolet de sa poche, d’une voix rauque et saccadée il apostrophe le ministre en ces termes : « Vieux prêcheur de maximes pour sauver les vivants et les morts, tu vas me dire sur le champ, si, comme vient de me l’affirmer mon ami Jos., mon père est damné, oui ou non, dans le fin-fond des enfers, ou sinon… »

Au même instant, dehors l’orage éclate dans toute sa fureur ; le tonnerre fait entendre un roulement terrible et continu ; d’effrayants et aveuglants éclairs se succèdent sans interruption, illuminant cet intérieur de logis, qui présente l’apparence d’une caverne de malfaiteurs.

Affolé, le pauvre ministre se jette aux genoux de William en furie et le supplie de lui épargner la vie.

Tout-à-coup, des gémissements redoublés, terrifiants, accompagnés d’un bruit étrange, dominent le bruit de tempête ; et au moment même où le Canadien essaye de se lever pour intervenir entre William et le ministre une figure horriblement grimaçante, fantastique apparait dans l’encadrement de la porte de la pièce voisine, tandis qu’un éclair plus fulgurant que les autres, traverse la maison de part en part, immédiatement suivi d’un formidable coup de tonnerre.

Le pistolet que tenait William fait entendre une assourdissante détonation et s’échappe des mains de l’ivrogne qui, avec le vieux Canadien, roule sur le plancher, ou tous deux demeurent sans mouvement.


Cette histoire avait été racontée confidentiellement au père de Thomas Lapierre Stone Laroche par le vieux Canadien lui-même, qui lui avait juré que l’âme damnée du ministre lui était apparu, ce soir-là.

Seulement, le matin, au petit jour, le Canadien revenu à lui, sent par la porte restée entrouverte, une fraicheur lui fouetter le visage.

Il se lève vivement, aperçoit William encore étendu sans mouvement.

Quand au ministre protestant, il avait disparu nul ne sut jamais comment, et jamais il ne reparut dans le village.

Et là, tout près derrière la porte de la salle voisine, la femme du ministre, la mère de William, rigide glacée, morte, gisait étendue sur le parquet.

Vivement impressionné, le vieux Canadien porte le cadavre de la morte sur son lit ; relève William qu’il étend sur un canapé de la chambre voisine ; range tout en ordre dans la maison, et se retire en avertissant les proches voisins.


Le père Thomas avait achevé cette histoire avec un geste superbe et imposant. Puis, comme morale, il ajouta d’un ton lugubre à faire frissonner une roche : « Que les âmes soient sauvées ou damnées, il ne faut jamais chercher à les déranger, car elles sont capables de nous jouer de mauvais tours. »