Rencontres et entretiens/Cajolette et la statue de l’ange gardien

Le Devoir (p. 115-122).


Cajolette et l’ange gardien des sœurs



Accoudé à ma fenêtre, je promenais çà et là mes regards distraits, lorsque mon attention fut tout-à-coup attirée par un homme qui s’avançait de l’autre côté de la rue à pas pressés ; je le pris tout d’abord pour mon ancien ami Andé Cajolette. La ressemblance était telle que je lui criai sans hésiter : Eh ! l’ami Cajolette ! comment se fait-il que tu sois par ici ?

Le passant tout interloqué, tourna la tête et murmura quelques paroles incompréhensibles, quelque chose qui ressemblait à du polonais et qui finissait par le mot goupi. Ce fut tout ce que je pus saisir de son étrange langage. Le mot goupi ! toutefois n’était pas nouveau, car je l’avais entendu proférer plus d’une fois par des Polonais discutant entre eux. Goupi toi-même ; répondis-je sur le même ton, très contrarié de mon erreur ; car à dire vrai, j’aurais été très heureux de revoir mon ami Andé, de l’avoir avec moi quelques instants, de me remémorer avec lui les heures délicieuses passées autrefois à nous divertir ensemble, comme deux bons amis que nous étions.

J’étais allé en effet, quelques années auparavant chez mes parents du Canada. C’est là que j’avais fait sa connaissance. Dès la première rencontre, et dans les entrevues fréquentes qui suivirent, une franche amitié n’avait pas tardé à naître de nos entretiens.

Ce bon Cajolette ! Ce n’était donc pas lui que j’avais vu dans la personne de ce Polonais, mais le désir de le voir sans doute m’avait causé cette illusion. Il me semblait donc que je le revoyais avec son air toujours grave (Il n’était pas tendre à rire), selon une de ces multiples expressions, étant de ces gens qui peuvent dérider une statue, avec le plus grand sérieux du monde.

Je le revoyais dans ma pensée, sur sa nouvelle terre du Canada qu’il ne faisait que commencer à défricher, dans sa demeure primitive, sa cabane de bois rond.

Avant de le quitter définitivement pour revenir aux États-Unis, j’étais allé lui faire une visite d’adieu. C’était en plein hiver, la veille une forte bordée de neige s’était abattue dans la région. En entrant dans la cabane de mon ami Andé, je fus suffoqué par l’excessive chaleur qui y régnait : « Tiens ! lui dis-je, craindrais-tu le froid maintenant ? » — « Moi ! craindre le froid ! Tu n’y penses pas répliqua-t-il, en me désignant un énorme poêle à deux ponts rougis à blanc. En voilà un qui gagne « son loyer » et je n’ai pas à craindre le froid avec lui, car il chauffe tellement bien que sous sa puissante influence, jamais en hiver tu n’y verras de neige autour de ma cabane. »

Je sortis quelques instants après et constatai en effet la vérité de son assertion : de dix à douze pieds autour de la cabane, il n’y avait pas un brin de neige. Le poêle de Cajolette la faisait disparaître à mesure qu’elle tombait. Si l’ami Andé possédait un protecteur merveilleux contre le froid de l’hiver, il avait un non moins bienfaisant défenseur contre les grandes chaleurs.

L’été précédent j’étais allé, un dimanche après la messe, prendre le dîner avec mon ami. La chaleur était écrasante, le soleil dardait ses rayons de feu avec une ardeur peu ordinaire. Le repas terminé, Andé me dit : gardant toujours son air sérieux : « À présent, tu vas me suivre, je vais te conduire dans un endroit nous pourrons nous rafraîchir, je ne t’ai pas encore fait voir le beau « pouvoir d’ombre » que je possède sur ma terre tout près d’ici.  » Il me conduit à cinq ou six arpents de la cabane dans un bosquet charmant. Il y avait là, transplantés en ligne droite, de jeunes et vigoureux plants de pins et d’érables à la chevelure touffue, qui formait un rideau de verdure impénétrable aux rayons du puissant Phébus. C’était en effet un vrai « pouvoir d’ombre ».

L’ami Cajolette avait beaucoup voyagé ; comme il était observateur et comme il avait été témoin d’aventures amusantes, il aimait à raconter à tout propos des faits dans lesquels parfois il avait joué certain rôle.

Quoiqu’il se vantait de n’avoir jamais connu la peur, sa hardiesse n’allait pas jusqu’au point, d’être invincible : puisque une fois « l’enveloppe de son cœur était venue sur le point de se décacheter » selon une de ses expressions familières. Un jour, alors qu’il travaillait dans une ville de la Nouvelle-Angleterre, le bourgeois chez qui il était engagé, lui avait donné l’ordre d’aller faire une commission pour les Sœurs d’un hospice quelconque.

Il s’agissait d’aller chercher une statue en plâtre, c’était un ange gardien. Un accident lui était arrivé, l’ange avait perdu une de ses ailes : De là la nécessité d’envoyer chez le statuaire, pour réparer l’aile brisée. La statue réparée, avait été placée dans la voiture avec les plus grandes précautions, après force recommandations, l’artiste aurait fait remarquer à Cajolette, qu’il lui livrait la statue en bon état, qu’il rendait mon ami responsable pour le retour. Cette statue ajouta-t-il représente une valeur de quatre-vingt-cinq piastres ; à vous donc d’être prudent. Le gâcheur de plâtre était Allemand ; sa voix rude, ses instantes recommandations, sa manière de les faire, tout cela rendait Cajolette perplexe et même soupçonneux : Peut-être se disait-il en lui-même que le plâtrier n’a pas voulu tout dire. N’y aurait-il pas quelque point faible dans la statue, et pourquoi tant de recommandations puisque le rusé Allemand se déchargeait de toute responsabilité ?

Pour comble d’infortune, le chemin que l’ami Andé devait parcourir était excessivement cahoteux. Pavé en pierres rondes par endroits, il avait été en d’autres horriblement dégradé par la pluie ou les voitures, c’était un vrai chemin de chameau. Andé disait n’avoir jamais de sa vie éprouvé autant d’inquiétude et cela pour un ange gardien.

Par bonheur un petit garçon vint à passer, il fut hissé en avant de la voiture et chargé de conduire le cheval. Quand à Andé il se chargea de soutenir l’ange gardien dans ses bras. Malgré, ou peut-être d’après la volonté du jeune garçon, le cheval prit une allure trop rapide et l’ange fut véritablement en danger de se rompre. Que faire ? Un mouvement d’impatience, une parole un peu vive eussent été de mauvais aloi en présence de cet auguste messager du ciel. Il fallait donc s’armer de courage, et redoubler de vigilance pour conduire et rendre à bon port le précieux chargement.

Ajoutez à cela une journée d’un soleil ardent, d’une chaleur suffocante et vous aurez idée, que ce n’était pas le temps, pour Cajolette d’apprendre à rire.

Parvenu à l’hospice, Andé fut reçu par la sœur portière avec un sourire des plus aimables. Elle était si heureuse de recevoir cette statue de l’ange gardien, qui devait dorénavant orner la salle de récréation de ses petits orphelins, heureuse de voir rendue à destination cette statue à laquelle les Sœurs attachaient un grand prix. Quant à Cajolette un peu soulagé maintenant du fardeau de l’ange gardien qu’il venait de déposer sur une table, il avoua à la sœur en toute franchise, qu’il aurait mieux aimé travailler toute la journée à bûcher du bois de corde, que de promener en voiture une statue de cette dimension et de ce prix.

En présence de son air sérieux, à le voir éponger la sueur qui ruisselait sur son visage, la sœur crut qu’il était de très mauvaise humeur ; aussi s’empressa-t-elle de le consoler en lui disant : « Mon cher monsieur, je comprends très bien votre embarras, mais vous nous avez rendu un grand service, aussi mes petits orphelins ne vous laisseront pas partir sans vous avoir offert un témoignage de remerciement et de reconnaissance. » Alors, sur un signal de la sœur, arrive toute une armée de jeunes enfants, qui vont se ranger en silence autour de la salle.

La statue de l’ange gardien est dévoilée, pendant qu’un chant de reconnaissance très bien réussi est exécuté par les petits orphelins en l’honneur de l’ami Andé.

Cajolette, touché jusqu’aux larmes, ne sait vraiment que faire pour se tirer de cette position embarrassante. La figure bouleversée par l’émotion, il murmure à demi voix ces quelques mots : « C’est beau des petits orphelins bien exercés ! Bien belle aussi ma sœur, votre statue de l’ange gardien ; mais si le bon Dieu a donné aux vrais anges gardiens toute la patience voulue pour nous protéger, c’est leur mission et ils s’en acquittent parfaitement, or ce n’est guère notre mission à nous de prendre soin d’anges gardiens, lors même qu’ils ne sont qu’en plâtre ! »

Puis s’enhardissant, il ajouta : « Les statues en plâtre qui représentent des anges gardiens, et vous bonnes sœurs qui vous êtes constituées les gardiennes de ces pauvres enfants orphelins, cela va bien ensemble.

Pour moi, permettez que je me retire, je me sens mal à l’aise en présence de ce tableau si touchant, si sublime, car ici c’est un vrai coin du ciel que Dieu révèle à mon esprit. » Et Cajolette s’en alla oubliant la misère qu’il s’était donnée pour rendre la statue à bon port, mais songeant énormément à la contenance qu’il devra faire le jour il se trouvera au milieu de toutes ces créatures du bon Dieu, dans son paradis.