Rencontres et entretiens/À PROPOS DE NOMS

Le Devoir (p. 125-129).


À propos de noms



J’ai parlé dans un chapitre précédent, de la manie condamnable de changer ou de laisser changer les noms. Les Canadiens-français arrivés dans les états de la Nouvelle-Angleterre ne savaient pas un mot d’anglais. Ils s’engageaient à travailler pour des Américains qui n’en savaient pas plus long sur la langue française.

Après deux ou quatre semaines de travail, l’enveloppe de paye arrivait au destinataire avec un nom quelconque. Jos, John, etc., etc., et le Canadien empochait l’enveloppe avec son contenu sans protester.

Cependant, il faut avouer qu’un certain nombre de compatriotes changeaient leur nom volontairement, car pour arriver à traduire le nom de Thibodeau par Smallowback ou Legendre par Lawson, il fallait faire une étude spéciale et s’y arrêter volontairement.

Dans ce chapitre je veux vous parler de la manière de quelques Canadiens-français de dire, de prononcer, et leurs tendances à venir ajouter à la longue liste de beaux noms français, des noms baroques, qui pour moi non seulement frisent le ridicule mais encore mettent dans un certain malaise.

Je ne parlerai pas des places, villes ou villages qui portent des noms anglais que l’on prononce en français, comme les noms bien connus de Stanfold et Somerset, que l’on nomme Saintefolle et Saint-Morissette, cela passe encore et je n’aurai garde de critiquer à ce sujet.

Un jour je m’étais arrêté sur la rue à parler à un compatriote, lorsqu’une ancienne connaissance revenue depuis peu du Canada vint à passer. Pas n’est besoin de dire, comme dans toute occasion semblable, le bon échange de poignée de mains, et les bonnes paroles qui s’ensuivent. Tout en parlant, tout-à-coup l’ami me demande :

« On m’a dit que le vieux père Rogne[1] était par ici quelque part, et j’ai une commission pour lui, peux-tu me renseigner où il demeure ?

Le père Rogne, lui dis-je, je n’ai jamais connu celui-là.

Eh ! oui, reprit-il, tu sais bien le père Rogne qui demeurait dans le cinquième rang, on a été veiller là souvent : tu ne t’en souviens plus ?

Ah ! oui, attends un peu, tu veux dire le père Ryan, l’Irlandais Ryan, pourquoi aussi venir me parler de père Rogne.

C’est Rogne qu’on le nomme chez nous, tu le sais aussi bien que moi, pourquoi cet air surpris ! »

C’était pourtant vrai qu’on le nommait le père Rogne au village, là-bas, et plus j’y pense à présent, plus j’en éprouve un sentiment de malaise.

Pensez donc, si au lieu de venir aux États-Unis, le vieux père Ryan était demeuré sur sa terre au Canada, tous ses descendants auraient été connus sous le nom de Rogne ; sa famille se composait de neuf garçons et trois filles, c’est assez vous dire, que dans vingt-cinq ans, s’il y en aurait eu de petits Rogne au Canada.

J’ai raison de protester contre cette manie de défigurer les noms, n’est-ce pas qu’il y a déjà assez de canadiens rognes sans venir nous en baptiser de ce nom-là.

C’était le printemps tard, j’avais été envoyé faire des commissions dans un village voisin. Avant d’arriver à l’entrée du village, depuis quelque temps je suivais des yeux un homme qui était évidemment en boisson, car il marchait en titubant et caracolant faisant des enjambées des plus grotesques. De temps à autre je le voyais venir s’arrêter soit sur un poteau de télégraphe ou sur un arbre très nombreux en cet endroit. Une dernière fois je le vois se frapper sur un arbre, si rudement qu’il ploya sur ses genoux et roula par terre ; je le crus assommé. Mais non, il se releva, alla s’asseoir sur les marches d’un perron d’une maison en face, cracha, tira un chiffon de sa poche et commença à éponger la blessure qu’il s’était infligée à la figure. Peu de temps après je passai vis-à-vis en jetant un regard de pitié à cet être rempli de sale boisson enivrante. Comme je passais il me cria :

« Aie ! monsieur, êtes-vous canadien vous, monsieur ?

Certainement, qu’est-ce qu’il y a ? Il y a, qu’il y a ben du monde sur la rue aujourd’hui, qu’on n’est pas capable de faire un pas sans se frapper sur quelqu’un, je suis venu m’asseoir à cette place, afin de laisser passer la procession. Pouvez-vous me dire quelle fête qu’il y a par ici aujourd’hui ? Ivrogne et farceur, le plumitif était les deux : Non, je suis étranger à la place, après !

Après c’est ben comme vous dites, après que j’ai eu retiré ma paye, j’ai pris deux coups, trois coups, après j’ai perdu mon argent : et après je suis parti de Plumet (Plymouth) pour me rendre au Lac au Nez (Laconia) à pied. J’ai t’y encore ben du chemin à faire ?  » Je plantai là l’oiseau aquatique qui s’était par trop désaltéré à l’eau de jouvence de sa façon. Parti de « Plumet » s’est-il jamais rendu au « Lac au Nez » ? Je l’ignore. En tout cas, le malheureux ne s’est sûrement pas rendu au « Lac au Nez » en chars puisqu’il avait bu une partie de son argent et perdu le reste.

  1. Rogne pour rogue, expression populaire qui désigné une personne de mauvais caractère.