Rencontres et entretiens/Le père Jérôme

Le Devoir (p. 133-142).


Le Père Jérôme



En passant devant une échoppe de cordonnier mes oreilles furent frappées par le son de plusieurs voix, qui semblaient discuter vivement. Après quelque hésitation, poussé par la curiosité, j’entrai et ne fus nullement surpris de trouver le père Jérôme Léveillé en frais de clore une discussion entre deux jeunes gens qui accusaient les prêtres du Canada d’être intervenus mal à propos durant l’insurrection canadienne de 1837.

« Sachez, jeunes gens, disait-il que les prêtres du Canada sont des hommes qui ont fait des études très approfondies, des hommes qui en savent plus long, que vous ne pourrez jamais en savoir de votre vie ; que si la révolte de 1837 a eu du bon comme vous dites, avouez que les curés l’ont fait cesser à temps, car à quoi aurait servi une plus longue insurrection, puisque il est reconnu aujourd’hui que tout ce que les Canadiens ont demandé dans le temps, ils l’ont obtenu par la suite.

Alors nous devons remercier nos prêtres d’avoir fait cesser une plus longue et inutile effusion de sang ! »

Depuis longtemps, je connaissais le père Jérôme Léveillé : C’était un de ces Canadiens à stature d’Hercule, dont l’aspect robuste, la figure brillante de santé en imposaient à tous ceux qui l’approchaient. Son regard doux, sa physionomie mélancolique ou souriante tour à tour, contrastait beaucoup avec sa voix rude, sous laquelle se cachait une bienveillance à toute épreuve.

Souvent j’avais eu l’occasion d’entendre le père Jérôme parler des aventures et des mille petits ennuis que nos prêtres ont eu à subir durant le cours de leur ministère, de la part de particuliers ignorants, ou mal intentionnés. J’aimais à entendre dire, entr’autres l’aventure d’un curé Marquis, aventure arrivée lors d’une de ses tournées annuelles à travers ses différentes missions éloignées : il s’agit de la rencontre du curé avec un mendiant.

Tous ceux qui ont connu le curé Marquis savent que c’était un prêtre sans cérémonie. Donc, un jour d’été, par une chaleur écrasante monsieur le curé Marquis s’en revenait de sa tournée de missionnaire. Il lui restait encore plusieurs milles à faire ; harassé de fatigue, accablé par la chaleur du jour, le vaillant apôtre s’était mis à l’aise en ôtant sa soutane, qu’il avait roulée et attachée avec une petite « hard », branche de saule cassée le long du chemin.

Arrivé à un détour de la route, le curé Marquis se trouve tout à coup face à face avec un mendiant. Celui-ci, prenant le curé pour un quêteux s’écria : « Eh ! bonjour compère, quelle chaleur ! » Et, ce disant, il débouche un flacon de boisson, en offre un coup au curé Marquis : « Bois, ça te rafraîchira, dit-il. » « Merci, répond le curé, je n’en prends pas ! » Et il se préparait à faire une remontrance en trois points au mendiant. Mais ce dernier ne lui en laissa pas le temps : « Sacrebleu ! fit-il, en regardant le curé de travers, c’est la première fois de ma vie que je rencontre en chemin un quêteux qui refuse de prendre un coup avec moi ! »

Je ne veux point passer sous silence ce qu’il raconta, un jour, au sujet d’un monsieur Robson, prêtre Irlandais, alors curé à Drummondville.

Il y a plusieurs années de cela, dit-il ; j’étais jeune homme alors. Mes parents étaient établis sur des terres nouvelles, à mi-chemin entre St-Grégoire et Kinsey.

Quelquefois mes parents m’emmenaient à l’église de St-Grégoire, mais le plus souvent j’allais à Kinsey, accompagnant mon oncle Augustin.

Le curé Robson desservait aussi Kinsey où il venait dire la messe, une fois par mois. Mr. Robson était un gros et grand prêtre, doué d’une force peu commune.

Dans les premiers temps, après la messe il se mêlait volontiers aux Canadiens, et prenait plaisir à montrer sa force musculaire ; même un jour il s’était oublié jusqu’à se colleter avec mon oncle Augustin qui, sans rien dire de trop, était doué lui-même d’une force peu ordinaire. La prise fut rude : la cime de l’herbe en brûlait partout où les deux combattants posaient le pied.

Mon oncle disait par la suite, que si monsieur Robson n’avait pas été un prêtre, il en serait facilement venu à bout. Mais les gens n’en croyaient rien, et, vu l’esprit du temps, M. Robson jouissait d’une grande considération parmi les admirateurs de la force musculaire.

Kinsey était alors le rendez-vous de tous les fiers à bras des chantiers d’alentour. Tant que le curé Robson était au milieu d’eux, ils s’amusaient à tirer innocemment du poignet ou à raconter les tours de force de celui-ci, de celui-là. Mais sitôt le curé parti, les flacons de jamaïque faisaient leur apparition, et la discorde ne tardait guère à s’en suivre.

Un dimanche, les gens de Kinsey s’étant plaints au curé d’un grand désordre, qui avait eu lieu le dimanche précédent, M. Robson fit, à la basse messe, une sortie sévère sur la conduite scandaleuse des gens, disant que Kinsey n’était pas le rendez-vous de tous les restants des paroisses environnantes ; et il termina par cette apostrophe : « À tous ceux qui se rendent en ce village, dans le seul but de faire du désordre et du scandale, je dis bien haut : Restez chez vous ! »

À la sortie de la messe, plusieurs citoyens froissés de ce qu’ils venaient d’entendre, ne se gênèrent nullement pour manifester tout haut leur mécontentement.

Au nombre de ces mécontents se faisait surtout remarquer un nommé Marcotte qui, sans plus de cérémonie, voulait, « illico », aller faire une verte remontrance au curé Robson, sur sa manière de dire. Heureusement, mon oncle Augustin arrêta ses idées belliqueuses en lui disant : « Tiens-toi tranquille, mon ami ! C’était vrai ce qu’a dit monsieur le curé ! Bien trop vrai, puisque toi-même, dimanche dernier, tu as failli te battre comme un chien ! »

Un dimanche, durant l’office, le temps s’était couvert. Bientôt la pluie commença à tomber par torrents et dura une partie de la journée, de telle sorte que le curé Robson dût remettre à plus tard son retour à Drummondville.

Mon oncle ayant à s’entretenir avec monsieur Robson, m’avait emmené avec lui, à la résidence du curé. L’entretien terminé, M. le curé demanda à mon oncle, vu le mauvais temps, de prolonger sa visite, et de bien vouloir faire la partie de cartes avec lui. Mon oncle n’était pas un joueur de cartes ; cependant par politesse et pour faire plaisir à M. Robson, il se prêta de bonne grâce à son désir.

Le curé perdit la première partie qui, disait-il, est celle des enfants ; mais il gagna la deuxième, et sans perdre de temps vint frapper d’une carte le nez de mon oncle Augustin, en s’écriant : « Quand je gagne, moi, c’est comme cela que je le fais sentir ! » Mon oncle, prenant la chose de son haut, se croit insulté ; il se lève de table, le visage rouge de colère et me dit : « Allons-nous en !  » Monsieur Robson, riant moitié figue, moitié raisin, essaya en vain de le retenir. Mon oncle m’entraîne au-dehors, au moment où la pluie déversait de plus belle ses torrents.

L’insulte avait été trop forte ; mon oncle Augustin n’avait pu la digérer.

M. Robson abandonna la cure de Drummondville vers 1847, pour aller porter le secours de son ministère aux infortunés Irlandais qui arrivaient sur les bords du St-Laurent, où ils étaient impitoyablement fauchés, par milliers, par le terrible typhus qui régnait alors au milieu d’eux. Il mourut peu de temps après en soulageant ceux de son sang et de sa race.

Si le père Jérôme Léveillé prenait plaisir à raconter les contrariétés et les misères de nos prêtres il donnait pour raison que nos prêtres étaient au milieu de nous pour endurer les souffrances causées par chacun qu’ils pouvaient bien souffrir qu’on prenne innocemment un petit plaisir à leurs dépens.

Mais malheur à celui qui se permettait de parler mal des prêtres en sa présence ; sur ce sujet jamais personne ne trouvait grâce devant l’intransigeance du père Jérôme qui disait dans ces circonstances « que l’esprit malveillant des gens en était rendu à ce point de nos jours qu’un prêtre n’était plus capable de faire un pas en dehors de son presbytère sans être l’objet de critiques déplacées de la part de gens sans scrupules mal appris, toujours prêts à tout salir et à mal parler des choses les plus sacrées. »

Le père Jérôme était un sage, qui n’avait jamais montré toute la puissance de sa force musculaire, si ce n’est en une occasion où il avait été poussé à bout de patience, par un jeune blanc-bec, qui s’était permis en sa présence de mal parler des prêtres.

La scène s’est passée au Canada dans un chantier de bûcherons au nombre desquels se trouvait le père Jérôme. Un jour donc, ou plutôt un soir, sur la fin de la veillée, un jeune homme, qui voulait sans doute poser à l’esprit fort, commença tout à coup à dégoiser sur les prétendus faits et gestes des curés. Le père Jérôme lui impose silence et veut l’obliger à changer le sujet de son discours. Le jeune homme, furieux, serre les poings et fait mine de vouloir donner une leçon de pugilat au père Léveillé. « Jeune homme, lui dit celui-ci sans s’émouvoir, si tu veux absolument te battre avec moi accorde-moi au moins la faveur de me retirer à l’écart un instant. » Le jeune écervelé, interdit de cette demande, le laissa faire, et à sa grande surprise, comme à la surprise de tous ceux qui étaient présents, il vit le père Jérôme se retirer dans un coin reculé du camp, s’y mettre à genoux pour prier. La prière finie, le père Jérôme s’en vint tranquillement, selon son habitude, prendre un tison pour allumer sa pipe et tirer quelques touches avant de se coucher. Le jeune matador l’attendait toujours plus furieux que jamais, car sa colère avait été surchauffée par les gouailleries que les autres bûcherons s’étaient plu à lui lancer en constatant le peu de cas que le père Jérôme avait fait de sa personne. Sa pipe allumée, le père s’avance vers le jeune homme, comme si de rien n’était. En le voyant revenir le jeune homme s’élance sur lui. Le père Léveillé le regardant tranquillement lui dit : « Comment ! tu n’es pas encore déchoqué ! Il va donc falloir t’appliquer le bon remède ? » Et empoignant le jeune écervelé, il lui donne une correction à l’ancienne mode du maître d’école à son élève en défaut. Les autres bûcherons en riaient aux larmes.

Ah ! que n’y a-t-il un père Jérôme dans chacune de nos paroisses pour faire taire les mauvaises langues ! Les curés ne s’en porteraient certainement pas plus mal, et ce serait un sujet de satisfaction pour un grand nombre d’âmes, qui ne demandent qu’un bon mouvement, un bon exemple pour retrouver la paix, la tranquillité au fond de leur conscience, et en jouir comme de bons citoyens et de bons chrétiens !