Rencontres et entretiens/Mes aventures au pays

Le Devoir (p. 145-152).


Mes aventures au pays



Lecteurs, croyez vous aux loups-garous, aux feux-follets, aux revenants ? De tout temps, comme en bien d’autres choses, il y a eu deux manières de penser sur ce sujet. Les uns de nature peu crédule, prétendent qu’il n’y a jamais eu rien de tel ; d’autres, au contraire affirment avoir vu, qui des loups-garous, qui des feux-follets, qui des fantômes Pour moi, d’après ce qui m’est arrivé dans le court délai de deux semaines, je suis forcé d’avouer qu’il doit y avoir un grand fond de vérité dans tous ces racontars de nos vieux Canadiens.

Vraiment, j’ai été bien près de lier connaissance avec les mystérieux esprits nommés en tête de mon récit. Je vous laisse, à vous tous d’en juger.

Un printemps, me sentant fatigué, je décidai d’aller voir mes parents du Canada tout en me promettant un repos des plus agréables. J’arrivai dans la paroisse de Saint G. vers les quatre heures du matin ; immédiatement je me fis conduire chez le plus proche parent, un beau frère, qui demeurait à un mille de la gare où j’étais descendu.

Arrivé à la maison je trouvai toute la famille sur pied à l’exception de mon beau-frère ; ma sœur était occupée au déjeuner et les enfants à leur prière du matin. Il pouvait être cinq heures moins un quart. Après avoir embrassé tous les membres de la famille, je témoignai ma surprise de les trouver debout à cette heure matinale.

Constatant que tous semblaient jouir d’une santé excellente, je demandai à ma sœur où était son mari. Indiquant de la main la direction qu’avait prise mon beau-frère en sortant, ma sœur répondit : « Aux champs, chercher les animaux » et elle ajouta : « Il doit aller à un « levage » aujourd’hui dans le rang et il fait son « train » de bonne heure. »

Bien qu’il ne fût pas encore jour, j’eus l’idée d’aller au-devant de mon beau-frère, le surprendre à son travail. Rendu à huit arpents de la maison, je me trouvai sur un petit coteau, d’où, n’eût été l’obscurité de la nuit, j’aurais pu contempler cette belle terre dont celui que je visitais était si orgueilleux de se dire le possesseur. Mais quand bien même il eût fait jour, je n’aurais pas eu le temps de contempler grand chose car sur le versant opposé au côté par où j’étais venu, je commençai à distinguer des animaux couchés çà et là au milieu d’un terrain couvert de souches.

Tout-à-coup j’entendis un mugissement formidable et je vis quelque chose de noir se détacher du groupe d’animaux couchés et s’avancer à ma rencontre avec un peu trop d’empressement. Taureau ou loup-garou, je ne pris pas le temps de m’assurer ce que c’était, ma première pensée fut de me trouver un refuge pour me mettre en sûreté, car le danger était imminent.

Par bonheur il se trouvait, à dix pas de moi, une pile de billots et de perches assez élevée pour m’offrir un abri sûr. En deux sauts j’y arrivai et l’escaladai. Il était temps : à peine étais-je rendu au haut de ma forteresse improvisée, qu’un nouveau mugissement plus formidable encore se fit entendre, accompagné, cette fois, d’une nuée de terre qui vint retomber sur moi comme un orage.

Je distinguai alors l’animal en question, qui se mit à tourner autour de mon refuge. Quoique hors de son atteinte, j’éprouvais une vive émotion. J’étais là, énervé, n’osant appeler, car pour moi il n’y avait pas de doute possible : quiconque se présenterait dans le moment aurait fort à faire pour se défendre contre le furieux animal qui s’était constitué mon gardien.

Celui-ci tournait toujours autour de la pile de billots : je commençais à trouver le temps long ; néanmoins j’étais satisfait de me savoir dans une position inexpugnable. Alors saisissant une énorme perche en bois franc, je la laissai tomber de tout son poids sur le cou de la bête en furie, mais sans grand effet. Je pris plus de précautions pour une deuxième attaque. Cette fois la perche s’abattit sur le nez de l’ennemi et lui fit fouiller la terre de belle façon.

S’éloignant un instant, l’animal revint plus furieux que jamais. Une troisième perche de bois franc lancée à la même place que la deuxième lui fit prendre la fuite, et me rendit finalement maître du champ de bataille.

Le jour commençait à poindre à l’horizon. Je suivis des yeux la bête qui s’éloignait toute déconfite et lorsque je jugeai qu’elle était assez loin, je mesurai la distance que j’avais à parcourir pour me rendre à la maison et je pris mes jambes à mon cou. J’entrai à la maison sur les talons de mon beau-frère qui arrivait de la « batterie » de la grange pour se hacher une pleine blague de tabac pour sa journée. Encore tout haletant, je lui racontai ce qui venait de m’arriver, tout en promettant de ne plus m’aventurer la nuit sur les terres du Canada, sans être armé jusqu’aux dents, pour éventrer tout taureau ou loup-garou qui viendrait à se présenter. Je déjeunai ce matin-là avec un assez bon appétit.

J’étais arrivé en Canada le vendredi matin : de là cette aventure sans doute. Le dimanche suivant, à l’église, il y eut publication des bans et parmi les futurs époux se trouvait un de mes cousins. De là, grandes invitations ! le lundi il fallut aller aux noces : nous fûmes trois jours et trois nuits à manger, à boire, à nous réjouir sans dormir. Sur la fin de la troisième nuit, nous décidâmes de nous coucher pour prendre un repos bien nécessaire. Il n’y avait pas une demi-heure que nous étions endormis, quand des cris : au feu ! au feu ! retentirent dans la maison. Vous dire le brouhaha indescriptible qui s’ensuivit est impossible. Enfin, après beaucoup de bousculades, quand tous furent réveillés, nous rendant compte qu’il n’y avait pas apparence de danger immédiat, nous nous mîmes à chercher où était le feu en question. Rien : pas plus de feu que sur la main. C’était un rêve ! mon oncle, qui s’était couché l’estomac chargé par de trop copieux repas avait eu le « pesant » ; il s’était mis à rêver que le feu était à la maison. Sous l’effet d’une oppression intense, il s’était levé en criant : au feu ! au feu ! Pour un « fouto » feu follet, c’en était un celui-là, sûr.

Le lendemain, brisé par l’émotion de la nuit et par les copieuses libations en joyeuse compagnie, je résolus de m’éloigner et d’aller voir une tante qui demeurait dans la deuxième paroisse de ce dernier endroit. Là, du moins, je me promettais de prendre un bon repos, de rattraper le temps perdu. Le lendemain soir, j’arrive chez ma tante : après avoir conversé quelque temps avec elle et les autres membres de la famille, de bonne heure je monte à la chambre qu’on m’avait assignée, pour prendre enfin le repos tant désiré. Toute la famille en avait fait autant, car tous avaient travaillé fort dans la journée.

Chacun s’était empressé de gagner son lit. Les lumières étaient éteintes : je commençais à m’assoupir, lorsque, Ô malheur ! j’entendis comme un saut lourd suivi de pas retentissants de quelqu’un descendant l’escalier et la voix de ma tante demandant : « Qui descend-là ? Y a-t-il quelqu’un de malade ? » Ne recevant pas de réponse, elle se leva, suivie par les autres membres de la famille, et moi-même à leur exemple. On alluma une lampe et l’on se mit à chercher la cause de ce bruit étrange. Rien ! personne ne s’était levé. Nous étions là à nous regarder les uns les autres avec un air soupçonneux et inquiet, quand la plus jeune de ses petites filles dit : « Maman je vais coucher avec vous, ça doit être un revenant comme en conte souvent le père Charland. »

« Allons nous coucher », se contenta de dire ma tante d’un air contrarié.

Le lendemain matin, ma tante en prenant, pour chauffer le poêle, du bois dans une boîte sous l’escalier conduisant aux chambres d’en haut, fut très surprise de trouver sous les marches de cet escalier, tout près de la boîte à bois, une grosse citrouille. Tout de suite pensant au bruit étrange de la veille, elle monta pour voir et s’aperçut que vis-à-vis l’escalier, il y avait un vide dans sa rangée de citrouilles. C’était le chat, sans aucun doute, qui en avait fait tomber une.

La citrouille en roulant était venue prendre une à une les marches de l’escalier, suivant la forme tournante de celui-ci ; rendue au bas, elle avait fait un demi-tour, pour venir finalement se réfugier sous ce dernier.

L’explication de la visite du revenant était trouvée.

Pour moi je déjeunai, bouclai mes malles, et dans le courant de la journée, j’allai faire mes adieux aux parents et aux amis. Le soir, je pris le train pour revenir aux États-Unis, plus brisé, plus fatigué, plus énervé que jamais.

J’avais éprouvé trop d’émotions. Je vins achever mes vacances et me reposer au milieu de ma famille.

Depuis cette aventure, lorsque quelque farceur vient à parler en ma présence de loups-garous, de feux follets, ou de revenants, je l’écoute d’un air gouailleur avec le plus beau sourire sur les lèvres : ce n’est pas parce que je veux faire preuve d’incrédulité, mais je complète son histoire en lui disant : « Mon ami, les loups-garous sont des taureaux furieux et les revenants de grosses citrouilles, je vous en donne ma parole d’honneur.