G. Crès (p. 210-212).

15 octobre 1911. — Il faut absolument que je le joigne. Il lui faudra s’expliquer et me dire une bonne fois si les Impériaux ses amis sont des fous à honorer comme tels, et préparent une chute en beauté, — ou bien s’ils en ont assez de l’Empire et s’apprêtent à démissionner en échange d’une rente ferme, — ou, mieux, si l’Empire et le Palais tout entier ne sont décidément pas un rêve d’historien ; avec tout ce que je viens d’écrire à ce sujet, fumée dansant sur une écume de non-sens !

Oui. Il faut absolument que je le voie. Si j’avais en poche le précieux mouchoir rose, mot de passe et passe un peu partout, je me mettrais, avec cette baguette de sourcier, en quête de René Leys dont vraiment l’ubiquité m’effare. Quand j’ai besoin de lui, comme aujourd’hui, où est-il ? Certainement point au gîte paternel ! Non plus à son École, fermée aux premiers jours de troubles par défaut de ses élèves, fils de nobles, passés en grand nombre à la « révolution ». Il n’est même pas à Ts’ien-men-waï, — du moins dans les plus honorables maisons connues de lui et moi… (j’en arrive). Il est peut-être au Palais ? Dans le Palais ? Sous le Palais ? Nulle part ? Évaporé ? Subtilisé comme un mage qui en a dit assez, et dont les jours sont clos ?… Je m’attends à quelque chose d’insolite…

Non. Rentrant chez moi, je le trouve paisiblement chez moi. Il est calme et quotidien. Je n’y tiens plus :

— Vous en faites de belles, au Palais !

Il prend un air innocent :

— Vous savez qui vient d’être nommé vice-roi des Deux-Hou ? En pleine révolte !

— Je vous ai dit que le Ministre de la Guerre… est parti.

— Un chou-blanc. Votre ministre n’arrivera jamais. On lui donne un terrible collègue ! Son maintien, son silence, son attitude réservée commencent à me jeter dans l’embarras.

— On vient de nommer…

Et je lui mets sous le nez, avec une vigueur excessive, le décret promulgué aujourd’hui par le Régent nommant Yuan Che-k’aï, — exilé, retiré dans ses terres — Vice-Roi des provinces révoltées du Centre, Généralissime des armées de terre et de mer, soutien de la Dynastie menacée !

J’insiste :

— Vous êtes fous. Comment le Régent peut-il supposer que l’homme à moitié décapité par lui, il y a trois ans, va revenir à son service ! Et le vieux Renard n’est point parti en disgrâce sans préparer son retour. Mais quel retour ! Il a ses soldats, cinq ou six mille Honanais, sa garde bien armée, bien payée, bien exercée : il a toute sa province autour de lui, le Ho-nan, l’essentielle « Fleur du Milieu ».

Mais René Leys me ramène à une moins poétique évaluation des faits. Assez négligemment, il ajoute :

— La nomination Yuan ? Mais c’est moi qui l’ai provoquée.

Il me regarde :

— C’était le meilleur moyen de l’écarter de Pei-king où il pouvait être gênant ces jours-ci. C’est un bon soldat. On l’envoie se faire tuer ailleurs.

Le ton, le regard, la formule, sont d’une telle décision que je n’ai plus qu’à m’incliner. Ces Mandchous sont décidément d’habiles politiques ; et René Leys le plus adroit de leurs jongleurs de théâtre.