René Leys/29
14 octobre 1911. — Après tout, j’ai promis de l’aider. Je joue dans son jeu. Je prends parti : le parti de nos Mandchous aux Belles Cités Interdites. Et j’observe les règles du jeu. J’étudie de nouveau par avance la marche de chacun des pions. — Que ce soir d’hiver approchant est tout d’un coup froid et désolé ! Cependant c’est pour Lui et notre parti que je sors, vers Ts’ien-men-waï, dont les alentours comprennent non seulement les quartiers d’ivresse et de plaisir, mais la Gare principale, la tête de ligne du chemin de fer Franco-Belge-Chinois de « Han-K’eou-Péking ! » Je tiens à surveiller par moi-même la mobilisation des troupes impérialistes, fidèles, et, par décret, victorieuses, avant peu, des « Rebelles ».
La Grande Porte est encombrée d’artilleurs cherchant à rejoindre leurs canons, et d’une cohue de coolies s’efforçant d’embarquer les caissons, le tout revêtu de couleurs allemandes que les taches rendent invisibles, efficacement kaki d’oie et beige sale. Telle est la « demi-brigade » destinée à soutenir là-bas, bien loin, au fond de la province, à la fois le Trône et l’Autel. Que ces gens, qui partent pour la guerre, me semblent gais, inoffensifs et encombrants !
Voici que leur troupe un peu molle est soudain traversée d’une bande joyeuse, venant de la Ville Tartare, passant la Porte, destinée sans doute à Ts’ien-men-waï où elle tend… où elle promènera de porte en porte, de maison en maison de thé la cadence de sa future ivresse !… Dieux de la Guerre ! Et toi-même, Kouan-ti barbu ! C’est la charmante société de jeunes gens bien appris dont René Leys m’a valu l’amitié… Et lui-même, en personne, au milieu d’eux !
Évidemment, il vient comme moi, très habilement entouré, surveiller l’embarquement…
Non. Il me prend très mystérieusement par ma manche Européenne :
— Figurez-vous qu’on allait se tromper de bout : ce ne sont pas les émeutes de Wou-tch’ang qui pressent… Savez-vous ce que je viens de découvrir, ici, à Pei-king… dans la ruelle « aveugle » au sud du Licou li tch’ang ?…
Non, vraiment, je ne puis accepter… Ce qu’ « on » a découvert est un peu trop anodin pour les temps que nous allons vivre. Il y aurait, paraît-il, une reprise du mouvement « réformiste » de K’ang-Yeou-wei — l’ancien conseiller de Kouang-Siu — et deux mille étudiants, munis de ses dogmes, seraient en marche pour battre la campagne, autour de Pei-king.
Non. Vraiment ! Je n’accepte plus… Il y a là-dedans ou bien cécité politique soudaine comme l’ « hystérie de l’autruche », ou bien mystification intéressée dans laquelle je ne tiens pas à jouer de rôle. Je l’interroge assez brusquement :
— Et les deux télégrammes de Canton qui viennent de parvenir aux Légations Européennes ? Je les ai vus. Le chancelier ne m’a pas demandé le secret : les consuls de là-bas annoncent en dehors de toutes nouvelles de sources chinoises que les trois provinces se proclament en république. Elles n’ont peut-être pas beaucoup de vrais soldats ; mais elles ont des têtes, des otages, et pas mal d’argent…
René Leys revêt le mutisme très digne qui précède les grands aveux.
— Enfin, que pense-t-il de tout ça, ton ami Tch’ouen, fils du Septième Prince, et Régent ? Il lui faut bien répondre :
— Le Régent n’en sait encore rien. Personne n’a osé le lui dire. On a donné des ordres en conséquence. Le Ministre de la Guerre est parti pour la guerre.
Bien. Les ordres sont donnés. Des troupes régulièrement payées prennent la route du sud.
Il fait une belle nuit d’automne expirant… Pourquoi me préoccuper de ce Sun-Yat-sen exotique, aussi « nègre » pour le digne chinois de la Wei ou le blême conquérant de Mandchourie que serait un Wolof métissé d’arbi s’agitant à Dakar, quand le pouvoir impérial siège à Dunkerque sous les espèces d’un Norvégien !
Et de plus, pourquoi René Leys qui devrait être à son travail de nuit, bureau de la Police Secrète, ou dans son lit, si c’est son tour de repos, ou dans d’autres lits que le sien — pour la nuit jaune, — pourquoi René Leys se dirige-t-il ainsi en liberté dans ces lieux que sa police précisément tolère ?
Ce n’est plus l’heure de le lui demander. Les soldats nous rebousculent au passage, refluant de la gare sur la ville. Ils ne partent plus. On rentre aux quartiers. Et devant cette sérénité qui succède au tumulte, je songe que peut-être les choses ont été exagérées, là-bas, par nos consuls, et que, selon leur habitude, les Européens ont encore grossi l’une de ces émeutes que la Chine absorbe, digère et éructe de temps à autre comme un immense intestin ses borborygmes et ses vents.