G. Crès (p. 146-149).

16 août 1911. — Oui… Et pourtant, mon voisin, en s’en allant, n’a pas fait disparaître avec lui l’odeur des insinuations empressées qu’il apporte avec cette insistance. J’ai donc appris, bien malgré moi, et je ne l’ai pas oublié, que René Leys n’a point d’autre commerce féminin connu de la renommée que ses visites aux chanteuses de Ts’ien-men-waï. J’ai goûté, et je puis en témoigner, de la professionnelle chasteté de celles-ci… Je dois donc reconnaître que toutes les apparences le condamnent. Et pas même chez lui la présence menue de la petite Japonaise « pour l’hygiène »… Ce jeune homme est maladroitement vertueux. — René, mon cher René, tu es décidément imprudent ou bien mal guidé dans ta réserve juvénile… Faut-il, là-dessus, te conseiller telle une mère, le soir du contrat ? Non. Qu’il se « débrouille » avec sa réputation.

Même ce tutoiement, éclos dans la liberté d’un soliloque, m’irrite, et j’en veux tout naturellement beaucoup moins à lui qu’à Jarignoux. — Après tout, René Leys n’a-t-il pas le meilleur des prétextes à se désintéresser des femmes : une autre femme ; une seule ? Car il n’a point à s’en aller mendier, quérir ou payer à Ts’ien-men-waï, puisqu’il est possesseur, par ordre, au fond du Palais du Régent. Il est temps de s’inquiéter avec décence non seulement de la santé de sa jeune concubine, — mais de la santé de ses amours avec la jeune concubine.

… J’hésite à formuler ma demande : une fois ou deux, il a décliné des indiscrétions de ce genre. Enfin, la morale me paraît ici l’exiger !

— Dites-moi, cher, où en êtes-vous de vos amours avec… le petit cadeau du Régent ?

J’attendais une rebuffade. Non. Mais sa réponse emprunte tout naturellement l’expression Pékinoise.

— Oh ! pas encore ouvert.

Charmant ! et d’une précision bien placée ! Mais je voudrais savoir : pourquoi. L’objet n’est-il point digne de son démaillotage ? Doit-on craindre des précédents fâcheux ? Une saveur ancienne ? Peut-on savoir à quelques dizaines près l’âge, officiel ?

— Seize ans, à la chinoise, répond exactement René Leys.

Donc, quatorze ou quinze années de notre temps.

— Et, elle est jolie ?

René Leys se recueille, hésite, comme s’il ne l’avait pas bien regardée… puis :

— Vous vous souvenez du sixième fils du duc Tch’ang qui était auprès de nous au théâtre… à l’ouest, sur la même rangée ? Je vous l’ai fait voir.

Je ne m’en souviens pas, mais, tant pis :

— Parfaitement, un assez joli… garçon, figure allongée, grands sourcils…

— Non ! une face ronde et une petite bouche… Eh ! bien, ma concubine a tout à fait l’air d’être sa sœur.

Pour peindre la future bien-aimée, quel besoin a-t-il d’évoquer des contours de jeune garçon gras ?

— Je voudrais bien savoir quelle attitude a prise, à l’offrande, le petit cadeau vivant.

— Elle a voulu se cacher. Elle avait très peur. Le Régent lui a ordonné de rester près de moi. Elle s’est beaucoup amusée de m’entendre parler la langue mandarine du Nord. Elle m’avait pris pour un Mandchou né à Canton d’une mère Portugaise ! Je le lui ai laissé croire. Je ne devais pas me faire reconnaître même avec mon nez européen !

— Pourquoi pas ?

— Et les domestiques ? et la P. S. ?

— C’est vrai. Enfin, rien de plus ?

Une rougeur discrètement négative me renseigne. René Leys n’a rien offert de plus. Peut-être doit-il jouer pour elle le rôle immarcescible que « Indiscutable Pureté » assume là-bas dans sa retraite de Ts’ien-men-waï, vis-à-vis du Deuxième Fils du Prince… Peut-être, par ordre supérieur, doit-il demeurer inébranlablement fidèle ?

Fidèle ; mais à qui ? Par ordre… mais… par ordre… de qui ?

Je vois bien à sa face « redevenue » mate et fermée… qu’il n’est point l’heure de poser à voix haute ce double doute…

Saurai-je jamais ? — Mais lui-même, en sa candeur, lui-même… Sait-il ?