G. Crès (p. 150-160).

25 août 1911. — Combien tout s’explique ! Combien tout s’enchaîne maintenant ! Des paroles, qui d’abord pouvaient sembler maladroites, se précisent comme un… calcul… comme une opération de banque ou de police… Ah ! je lui rends pleine justice à ce défenseur du trône, sinon de l’autel (car le Temple du Ciel est en jeu à chaque dynastie !). Il a su pénétrer justement « là d’où venaient les coups » !

J’avoue qu’il détient une bien singulière fortune ! Peu ou pas d’Européens — non, pas un, même un Jarignoux, ne se flattera d’avoir ainsi été « employé » selon ses meilleures capacités, par ce gouvernement lucide malgré sa vieillesse !

— Enfin, mon cher ami — n’ai-je pu m’empêcher de m’écrier… — enfin, vous me semblez occuper en Chine une place, un poste, une fonction où je ne vous connais aucun prédécesseur historique… à peine un précurseur… ou deux. D’abord, ce vieux Marco-Polo…

Il m’interrompt, assez inquiet :

— Quel âge peut-il bien avoir ?

Manifestement, il ne connaît ni d’âge ni de nom cet exemple classique du Vénitien Comprador à la Chine, fils et neveu de marchand, marchand lui-même, puis hôte de la cour de Khoubilaï-khan, le Gengiskhanide, petit-fils du Khan des Forts, du Mongol Tchinguis-khan, du Maître de la Horde d’Or. — Il ne connaît point Marc Paul, citoyen de Venise, rentré dans sa patrie après dix-sept ans d’absence avec les poches lourdes de richesses, la bouche si pleine d’aventures et de lointains et d’ailleurs, que ses contemporains n’en voulurent rien croire, que personne « croire ne put ».

— Vous dites ? interrompt René Leys que mon français du temps laisse abasourdi, et qui écoute, très flatté d’être comparé à un personnage inconnu.

Marco Polo ! fils et neveu de Nicolo et de Matteo Polo ! qui pendant plus de dix ans fut l’envoyé plénipotentiaire de l’Empereur d’Extrême-Asie, cependant que chez nous sa patrie se battait contre Gênes et Pise, et que notre bon roi Louis guerroyait en Palestine… Et Marc Paul de retour voulut aussi se battre pour sa Patrie, et, ayant été le Missus Dominicus, l’envoyé extraordinaire et plénipotentiaire du Khan à travers les espaces immenses, fut fait prisonnier durant six ans par les Génois, — et grâce à cette opportune captivité, eut l’heur et le temps et le lieu de nous laisser un livre, la Grande Bible d’Exotisme, la Conquête des Ailleurs incroyables, sous le titre plus beau que tout ce qu’il contient : Diversités et Merveilles du Monde

René Leys ne connaît point Marco Polo !

Il ajoute :

— Et l’autre ?

— L’autre ? Eh bien : Sir Robert Hart.

Celui-là, il est impossible de l’ignorer, quand on a mis son pied européen dans la Chine fade contemporaine… — Le compliment est même un peu gros. J’attends de René Leys une dénégation modeste, une mise au point de ses mérites rapportés à l’œuvre foncière du petit commis des douanes anglaises devenu Grand Maître du Crédit de l’Empire auprès de la finance internationale. Mais, certains rapports au début, et du côté de René Leys, un… avancement plus rapide, j’en conviens.

Lui aussi, car il néglige carrément Robert Hart.

— Mon père le trouvait un peu faible, un peu trop entiché des Chinois… Et il parlait pékinois comme un compradore de Shanghaï !

J’arrête mes comparaisons flatteuses et j’engage René Leys dans « la voie des aveux ».

— Et ce moyen, dont vous m’aviez parlé, pour pénétrer à votre aise dans le Dedans ?

— Quel moyen ?

— Ce… cet acteur costumé en femme mandchoue par grande exception… Voyons ! vous m’avez mené au théâtre tout exprès pour me le montrer !

— ?

— Mais oui, à gauche de la loge du Régisseur…

— Je ne m’en souviens pas, avoue René Leys. Je ne peux pas vous avoir montré un acteur costumé en Mandchou… c’est tout à fait défendu.

— Par exemple ! J’ai une mémoire impitoyable, indiscrète. Je suis sûr d’avoir enregistré tout cela.

Si j’étais franc, je dirais : d’avoir écrit tout cela. Je commence à le connaître comme un jeu d’esprit de moi-même… Ce brave petit René Leys, j’en arrive presque à deviner ce qu’il va me dire… ce qu’il me dit :

En effet, sa voix change tout à coup :

— Vous m’excuserez de n’être pas venu depuis quelques nuits. J’étais au Palais, et assez occupé… J’étais…

Il n’hésite pas :

— J’étais convoqué pour une audience.

— Une audience… de nuit ? Mais le Régent ne couche pas au Palais ! Alors, le Petit Empereur de cinq ans ?

Il ne répond pas. J’insiste :

— Je ne vois vraiment personne autre que Lui…

— Et l’Impératrice, reprend modestement René Leys.

C’est vrai, et assez peu galant. J’oubliais l’Impératrice actuelle… et pourtant, c’est moi qui la lui avais signalée ; et j’avais, pour la première fois, prononcé le nom. Depuis la mort en beauté féroce de la Terrible Douairière, Tseu-Hi, qui, sous son règne ou plus exactement sous elle, tua un mari-Empereur, un fils de sa chair, Empereur, un neveu, fait par elle Empereur, et gouverna plus fort et plus longtemps que l’autre Concurrente d’Extrême-Occident, l’autre « Old Lady », Victoria, sa contemporaine ou à peu près, — depuis cette mort, les mots « Impératrice » et « Douairière » ne coiffaient plus rien d’existant (pour moi). Parfois, les gazettes locales enregistraient quelque geste rituel démarqué d’autrefois, un assez pâle édit brodé du sceau délavé de Long-Yu… C’est vrai. J’avais « oublié » l’Impératrice !

— La cousine du Régent, n’est-ce pas ?

— Bien plus ! sa propre belle-sœur ! puisque le Régent est le frère cadet de l’Empereur défunt dont elle était la première femme…

C’est encore vrai. J’avais oublié aussi. Mais le cousinage me paraît ici plus grave, et d’importance politique moyenne : le Régent et elle étaient neveux à un degré peu éloigné de l’ancienne Douairière ; l’un et l’autre portaient le même Nom de Clan, Nom d’assez mauvais augure, puisqu’une prophétie, qui remplit les bouches mécontentes de Pei-king, assure que la dynastie finira « par les fautes du Clan Ye-ho-na-la ».

— Comment, mon cher Leys, vous ne connaissez pas cette « mauvaise aventure » attachée à la famille de vos amis ?

Ce cher Leys répond avec sécurité :

— Les Ts’ing sont plus solides qu’ils n’ont jamais été, et le Régent beaucoup plus habile qu’il n’en a l’air. Il accepte toutes les Réformes…

— Justement. Ceci me ferait peur… et les attentats…

C’est alors que j’en reviens à mon inquisition…

— Mais vous m’aviez dit, pourtant, que le dernier des attentats venait de l’endroit même du Palais où vous teniez à pénétrer… où il me semble que vous venez d’être reçu… Dites-moi, est-ce que par hasard, en remontant de complice en complice, vous ne seriez point parvenu jusqu’à la « Personne » qui vous appelait en audience ? Alors, bien joué, mon ami. Ne répondez pas ! Vous venez de me rappeler fort à propos l’existence assez falote de l’Impératrice Long-Yu. Je pose que son mandat est doublement limité : par son insuffisance, par la majorité future du petit Empereur, — et aussi par la personne du Régent. Si notre Dame Long-Yu est un peu ambitieuse, la personne vivante du Régent doit lui sembler peu nécessaire au bien général de l’Empire, et néfaste à son bien particulier. Donc, le Régent a mauvais goût à vivre encore. Si j’étais mélodramaturge, je n’hésiterais pas à imprimer à cent mille exemplaires que l’Impératrice Long-Yu « aiguisa elle-même le bras du meurtrier ».

Silence improbatif de René Leys.

Il me faut aller plus loin. Alors, dans une série de déductions serrées de plus en plus, je rassemble mes arguments : je précise : que le second, peut-être même le premier attentat, sortaient d’un coin du Palais où René Leys, ni même les meilleurs limiers de la P. S. n’avaient jamais pénétré… que le chef des limiers, René Leys, venait au contraire d’y être appelé en audience ! Je concluais, — supprimant simplement les intermédiaires nombreux, — je concluais fort justement que l’Impératrice Douairière Long-Yu était la seule et responsable instigatrice des coups dirigés contre la peau tremblante du Régent (bombe et couteau)… que le deuxième fils du Prince T’aï ne jouait là qu’un rôle de comparse, — peut-être payé… ou d’amoureux rétribué également en espèces, et non pas en nature ! Donc, j’accuse Dame Long-Yu d’être amoureuse du Fils de Prince qu’elle élèverait, après la disparition du Régent, au rang brusque d’Empereur-Consort, accordant pour la vie, à la petite chanteuse toujours vierge, le titre de laveuse de linge de nuit de noces, et, à sa mort, la consécration officielle d’un bel arc de triomphe que l’on réserve aux veuves exemplaires, aux vierges à tous crins, et dont les poteaux, enjambant les carrefours, laissent passer dans leur entrejambe toute la circulation de la rue !

Très fier de ma déduction policière, j’insiste pour que René Leys s’aperçoive de ma lucidité :

— Hein ? Pour ne pas « en » être (encore) de la P. S… ai-je deviné ? Flairé ? Oui ou non ?

L’air de René Leys est tel, que je l’entends d’avance me répondre, comme il fit une première fois, avec un appuyé cinglant : « Ah ! ceci est mon affaire ! » — Je répondrais : « En effet, mais pourquoi m’en parles-tu ? »

Il reste muet. Il se renverse en arrière avec un port de tête très alangui. Il me regarde. On dirait qu’il prépare une confidence amoureuse… Lui ! — Voilà qui renforcerait jusqu’au fiel les malveillantes suppositions de Jarignoux !

Il parle enfin :

— Je vais vous conter l’histoire de la première nuit de noces de « Kouang-Siu »…

J’interromps :

— Pourquoi l’appelez-vous « Kouang-Siu » ! vous qui savez certainement son nom !

— Pourquoi voulez-vous que j’use du nom qu’il est défendu de…

— C’est vrai. J’accepte le pseudonyme. Alors ?

— Kouang-Siu, quand on lui a dit qu’il devait épouser l’impératrice actuelle, n’avait encore jamais vu de femmes…

— Jamais « vu » ?

René Leys rougit comme un rhétoricien impubère. « Voir » tient donc dans son récit la place que l’autre verbe, non moins actif, « connaître », occupe dans la Bible des Hébreux.

— Enfin, commente René Leys, il n’avait pas l’habitude… Il a demandé conseil à l’un de ses amis.

Ceci me paraît naturel.

— Et son ami lui a dit : « Quand toutes les cérémonies, qui durent huit à dix jours, seront finies, vous vous trouverez seul avec l’Impératrice… »

René Leys rougit encore…

— Seul… on n’est jamais seul au Palais. Il y a l’introduction par les eunuques et les soins des suivantes… C’est pourtant ce que lui a dit cet ami… « Enfin, on vous avertira que tout est prêt. Vous vous approcherez de votre épouse, vous vous étendrez sur elle, et vous agirez. »

René Leys s’interrompt.

Il me semble pourtant que nul conseil ne pouvait être formulé d’une façon plus classique, plus pure de langage, plus énergétiquement à propos. Je ne vois rien à reprendre à cela.

— L’Empereur, désirant faire plaisir à son ami, en suivant son conseil, s’est approché de l’Impératrice, et s’est étendu sur elle. Mais alors, — comme il avait un peu trop bu de vin pendant les huit à dix jours de fête, — il a oublié d’agir, et il s’est endormi…

Je regarde avec admiration René Leys. Rien ne pouvait évoquer avec plus d’angoisse le fantôme disparu, l’Impuissant, l’Inachevant par Raison d’État…

René Leys a-t-il vraiment conscience de la valeur de ce qu’il dit ? Et surtout, qui a bien pu lui raconter cela ? Un Eunuque ? Il n’aurait pas compris ! Une suivante… n’eût osé…

Lui demander d’où lui vient cette anecdote si conjugale ? si spéciale ? Jamais je n’oserais moi-même… D’ailleurs le voici de nouveau perdu dans un rêve alangui, les yeux noirs grand ouverts sous le ciel noir… Il n’est pas décent d’interrompre…

Il se redresse brusquement :

— Savez-vous combien m’a coûté ma première « nuit » au Palais ?

Vraiment non ! je n’en sais rien ! Je manque de bases… D’abord, qui a-t-on payé ?

Pour René Leys, aucun doute : il faut d’abord payer les Eunuques.

Je fais un calcul rapide. Le dix pour cent est la formule habituellement tolérée par les Européens aux prises avec les valets chinois… mais ici, ces valets sont tous fonctionnaires et de très haut rang ! — Et puis, dix pour cent de quoi ? — À tout hasard, je propose un chiffre que je crois considérable :

— Cent dollars !

Et je sens René Leys me mépriser, — pour deux raisons : je me suis servi du terme économique de dollars, à peine les soixante-dix centièmes du vrai taël, de l’once d’argent fin, coulé en lingots naviculaires…

Or, savez-vous, à votre tour, le chiffre de taëls que René Leys a dû payer ?

— Trois mille quatre, poids comptant, — et simplement comme souhait de bienvenue, à la porte, comme droit de passe. D’ailleurs, les choses se sont faites avec une rigueur toute commerciale ; il en a le reçu en règle…

Et il me tend un papier couvert de caractères dont les abréviations cursives demeurent dans ma main peu efficaces à éclairer ce qu’il vient de me dire… Je regarde, sous les derniers éclats de ma lampe qui saute, les files de caractères aussi mystérieux pour moi qu’une sténographie Égyptiaque enveloppée d’arabesques Hittites, cloutée de cunéiformes et regrattée par vingt archéologues !

Et, comme je relève avec stupéfaction la tête et veux lui rendre son papier, — un document précieux ! le reçu de trois mille quatre cents taëls d’argent pour une nuit première au Palais, — je m’aperçois qu’il dort tout de bon et très sincèrement.

Je mets le précieux papier dans ma poche et renvoie au lendemain la suite et l’issue de cette belle « première nuit »…