G. Crès (p. 142-145).

15 août 1911. — Ensuite, je me souviens… (j’adopte malgré moi le style qui conviendrait si jamais j’écrivais ce livre… ce livre qui ne sera point, car ne vaut-il pas mieux le vivre ? — Problème.) Ensuite, voici des jours que les révélations récentes rendent ternes… René Leys est redevenu régulier dans son enseignement officiel, matinal dans ses levers (il est toujours debout avant l’aube), fidèle au montoir (c’est toujours la même bête qu’il sort, l’alezan qui l’a jeté huit à dix fois dans la rue…) — et me revient, son cheval éreinté, à sept heures du même matin qui l’a vu s’en aller, à l’heure précise où je m’éveille à grand’peine. Il se douche, se rhabille, et repart, cette fois en charrette chinoise dont la mule a vraiment bonne allure. Il s’en va… évidemment à l’École. C’est tout juste l’heure de son cours d’Économie politique…

— Non ! Je suis maintenant en vacances, m’a-t-il répondu avant-hier…

C’est vrai. L’université chôme depuis plus de quinze jours. Les examens de fin d’année sont achevés. Alors, où va-t-il ? Et surtout d’où me ramène-t-il ces amis variables comme les phases de la Lune, qui s’en viennent à un, deux, trois, jamais plus de quatre, me demander inopinément à déjeuner ?

Ils seraient charmants et fructueux, si j’avais un jour espoir de parler un peu de leur langage… Mais c’est d’avance à s’arracher sept fois la langue de la bouche ! Ils éructent un son mécanique où je n’entends plus rien de l’accent du Mandarin du Nord…

— Nous parlons Shanghaïen, daigne m’expliquer René Leys, qui semble, en ce nouvel aquarium verbal, se mouvoir autant à son aise qu’un poisson à gros yeux et quadruple queue parmi les herbes apprivoisées de ma vasque !

Enfin, lui et ses amis, se trouvent si naturellement en confiance chez moi, que j’aurais mauvais gré à ne pas m’y sentir bien, aussi. Au lever de table, la conversation devient tout à fait indistincte. De temps à autre, René Leys résume en deux phrases françaises, à mon usage, l’essentiel de ce qui vient — peut-être — de se dire.

Mes hôtes s’en vont « après l’orage » qui, régulièrement, dans cette saison des « grands chauds », ne manque point de crever à une heure ou deux après-midi. Lui, n’apparaît plus de tout le jour, et de toute la nuit, avant une heure que nul contrôle paternel ne pointe, mais, — si j’en juge par l’air entendu des domestiques, — s’approche excessivement du lendemain…

… L’autre, en revanche, le Jarignoux, devient tout à coup trop fidèle : deux visites en un mois !

Celle-ci menace un peu fort de tourner à l’inquisition parentale. Sans doute a-t-il reçu de nouveaux avis du Père : le veuf reconvolé s’inquiète toujours de son fils ! Et, pour lui rendre compte, ou plus exactement, « des comptes », Monsieur Jarignoux désire savoir à quoi ce fils emploie son temps, durant les vacances.

Comme je réponds n’en rien savoir, le même inquisiteur insinue : que les Professeurs à l’École des Nobles sont payés pendant les vacances, et qu’ « on » se demande ce qu’ « il » peut faire de son argent.

Je décide de l’ignorer. Jarignoux comprendra peut-être, et s’en ira.

Il persiste :

— Enfin, si je vous en parle, c’est de la part de son père, et dans son intérêt. Et dans le vôtre !

—  ?

— On le voit constamment entrer et sortir de chez vous ! Savez-vous…

Il n’ose continuer… Il voudrait bien m’entendre l’interrompre : je me tais.

— Ce jeune homme, on le croirait noceur ? Eh ! bien, monsieur, on ne lui connaît pas une « petite femme ».

Tout le monde n’est point polygame ! C’est un jeune homme rangé, ordonné. Voilà tout ! Je n’exprime rien… J’attends.

— Vous comprenez, Monsieur, qu’il vous est gaudilleux de le recevoir.

Je réponds avec simplicité :

— La Légation de France le reçoit. Et vous reçoit aussi, Monsieur Jarignoux.

Il part en guerre.

— Le Ministre est payé pour. D’ailleurs, je renseigne : les derniers troubles du Sseu-tch’ouan ont été signalés par moi.

Je médite mélancoliquement. Par fonction ou par ironie, le Ministre de France doit prier à sa table républicaine quelques gens qu’on enverrait volontiers à l’office… Il rompt mon silence :

— Alors, tout ce que je vous en ai dit, comme voisin et comme ami de son père… ça vous est égal ? Eh bien ! Eh bien…

Je songe que par politesse et par discrétion le Ministre de France doit serrer la main à tous les Jarignoux qui ne se sont pas encore décidément compromis… Je tends la mienne. Il s’en va.