G. Crès (p. 58-64).

13 mai 1911. — Je n’ai pas dormi. Du moins, je somnole dans le grand jour, quand mon cuisinier lui-même, à l’heure dite, mais terriblement matinale aujourd’hui, vient indécemment me rappeler que j’ai « deux hôtes » à dîner ce soir.

J’ordonne de confiance un menu « soigné ». Et je me souviens péniblement d’avoir, il y a trois ou quatre jours, prié madame et maître Wang de m’accorder, au repas de ce soir, leurs précieuses présences.

J’ai peut-être été mal élevé : il y a de ces clichés établis : jamais un Chinois n’exhibe son épouse… Et, d’emblée, je la fais venir chez moi ! Le certain, c’est qu’il a très cérémonieusement accepté. J’avais grande envie de voir de près ce rutilant et décoratif objet qu’on nomme d’un peu loin dans la rue : « une femme Mandchoue », — même vieillie sous le harnais (je n’oublie pas que celle-ci a servi sous notre second Empire) —, ni que c’est par ses intrigues basses que son Époux professe depuis à l’école des secrets Policiers du Palais !

Ce même matin, reçu cette lettre indéchiffrable, mais couramment lue par mon boy : « Maître Wang, qui habite tout au nord de la Ville tartare, me prie de l’excuser s’il ne vient aujourd’hui qu’une seule fois chez moi, — pour dîner. » — Entendu. Et je me rendors.

… Un peu plus tard : ce mot, écrit au pinceau, mais en belge, sur du papier chinois mince tramé de fleurettes roses et vertes : René Leys me prie de l’excuser s’il ne peut me donner aujourd’hui ma leçon de l’après-midi. Il viendra sans doute après minuit. Et il termine : « On » me demande… où vous savez ».

J’ignore. Pour un garçon jamais sorti de la porte paternelle, il découche un peu trop à ses débuts.

… Le sommeil est impossible. Et ce grand œil jaune du ciel pékinois, ce grand soleil si quotidien qu’on le réclame comme un dû, qu’on l’attend comme un ami fidèle… Je m’accorde donc plein congé, puisque mes professeurs eux-mêmes…

Et ce grand soleil donne encore une ombre allongée, que je suis debout, dehors, à cheval, en route pour n’importe où, sous sa lumière et sous le bol bleu sans tache… — n’importe où, c’est-à-dire évidemment près du Palais.

D’instinct, me voici face à Tong-Houa-men, la Porte de l’Orient Fleuri, — jamais vue encore à cette heure princière… encombrée de chars à mules, de valets, d’eunuques et d’officiers en tenue de cérémonie : le chapeau d’été, le chapeau conique de paille à la queue de crin rouge, que l’on coiffe par ordre aujourd’hui. Par-dessus tout, la masse ventrue dans ses lignes inclinées, le flanc violet à lèpres grises du mur, percé de la porte coiffée des trois chapes recourbées… Je sais d’instinct que la porte va s’ouvrir.

Elle s’ouvre. Un flot en débouche et me refoule. Je prends poste à l’angle de la grande avenue par lequel il faudra bien que le cortège tourne. La garde, échelonnée de dix pas en dix pas, ose à peine écarter l’Européen que je suis. On voudrait bien me faire descendre de cheval. Je descends. On me laisse libre ; et, simplement, au moyen de quelques mouvements de coude polis, on accepte ma présence au premier rang, et je vais voir…

Je vais bien voir. C’est l’heure de la sortie du Grand Conseil, tenu chaque jour avant l’aube, logiquement, afin de régler par avance de quoi sera fait ce jour-ci. Le Régent, le premier, pour regagner, hors de ces murs, ses maisons privées. La porte s’ouvre : voilà son escorte, à toute allure, droit sur moi : d’abord des ambleurs mongols, portant en vedette des étendards… puis, un extraordinaire cavalier, jeune et rond, brun de visage, trapu et vif, serrant fortement de ses courtes jambes la selle haute très arçonnée, la selle chinoise qui le juche bien plus haut que l’échine de son cheval… Un œil étincelant qui fouille à la fois la rue et les passants… Dans un éclair, voilà toute la chevauchée tartare conquérante, aux prises, il y a deux cent quarante ans, avec la Chine soumise… Ces Mandchous, durs et mobiles, à la tresse longue, servant à lier les paquetages au-dessus du front, pour la traversée des fleuves à la remorque de la queue de leurs chevaux… Le fait est là ! Ce sont les conquérants, et depuis, par centaines de millions, les Chinois se rasent le front et tressent leurs cheveux en natte… sans jamais passer une rivière…

Le conquérant, comme les autres, en un clin d’œil, a passé la rue. Et toute la Mandchourie chevauche et semble détaler avec lui.

Toute… jusqu’à la déplorable voiture de gala européenne où j’aperçois derrière les vitres le Prince Tch’ouen : Lui, fils du Septième Prince et Régent de l’Empire, il a choisi la mode Européenne ! — Déjà ! — Et ce sont deux grands trotteurs russes qui l’emmènent, à bonne allure, je dois le reconnaître !…

Il va passer, après un autre tournant ou deux, sur le pont de Heou-men, le pont de l’attentat. Je puis donc sauter à cheval. Je suivrai au trot ou au petit galop dans les allées latérales de ces voies larges de Pei-king… Je vais…

Mais, derrière la voiture du Régent, une curieuse figure de jeune officier mandchou m’arrête net au montoir. Mince, le nez un peu fort, de beaux yeux sombres… — Je jurerais reconnaître René Leys en personne… si mon serment à ce propos n’était parfaitement ridicule… Le cavalier passe à toute allure et se perd au milieu des autres. Mais cet excellent René Leys sera bien amusé ou peut-être scandalisé, quand je lui avouerai innocemment lui avoir trouvé un « sosie » dans la Garde Impériale !

Je perds du temps à dévisager le sosie. Tout est loin. Les cavaliers s’enfuient à la débandade… Voici un nouveau défilé, moins rapide, mais combien plus classique ! Une chaise à huit porteurs, et, dedans, la silhouette large du Grand Conseiller Na-T’ong, « premier Protecteur ». Il est vraiment beau à voir, assis et puissant, — mais difficile à suivre exactement à une allure de cheval : trop lent pour le trot, il dépasse mes foulées de pas ; et d’ailleurs, aucune bombe, aucun attentat à espérer sous ce gros personnage peu offensif.

Je rentre chez moi. Je m’endors enfin… qu’il est tard ! Et je n’ai pas de fleurs ! En faut-il pour recevoir une jeune femme Mandchoue ? Car je sais depuis une heure à peine, par les soins de mon boy, que — loin de remonter à notre second Empire (je paraphrase) — madame Wang actuelle est la troisième madame Wang, c’est-à-dire ma toute contemporaine…

Enfin il est tard. On n’attend point la nuit close pour dîner en Chine… Je n’ai pas de fleurs !… Pour couper court à toute hésitation, les voici :

Spectacle inoublié. La « troisième madame Wang » s’avance sur ses hautes semelles blanches, épaisses de trois pouces, et balance un corps fluet et long surmonté d’un visage que j’ai bien vu du premier coup, et que je mets en vedette dans mon portrait : c’est une lune ovalaire, fardée de blanc, découpée de longs yeux bridés comme il s’impose, tamponnée aux deux pommettes d’admirables disques d’un rouge carminé du dernier fatal. Les cheveux, lissés et collés, ont le noir bien connu de l’aile de corbeau, — qui est bleu ; ils se relèvent en arrière, se plaquent sur la large broche d’argent. Enfin, le cou possède évidemment ce « poli gras du suif épuré et figé… » (Livre des vers, ode dix millième…)

Au fait, je suis dix mille fois ridicule de me moquer ainsi. Ce visage, râclé à fond, laisserait voir un agréable champ de peau claire ; et, sous la robe droite mandchoue, les épaules et les reins se meuvent d’un élancé adolescent… Et vraiment ceci me distrait des formes grasses et de la petitesse dodue que revêt un peu trop la beauté chinoise du nord…

Je n’exprime évidemment aucun de ces divers sentiments. Je fais des gestes mandchous, appris de la veille, auprès du mari. Lui, est fier de mener sa femme en « Soirée Européenne ». Elle, très amusée de mes fourchettes à quatre dents, de mes couteaux, de mes verres, — de voir changer tant de fois d’assiettes pour si peu de services. Mais elle s’intéresse tout à fait au mauvais champagne que le père Leys et Cie m’a fourni, voici un mois, à des prix défiant toute surenchère.

Mon boy sert de mauvaise grâce. Lui seul et moi sentons l’indécence, pour cette honnête femme, à se trouver près de son mari assise à la même table… même Européenne ! Mais la lampe baisse ; les couleurs trop vives reculent ; la coiffure largement équarrie se perd dans les ombres… Il ne reste que des yeux presque débridés ; un nez… existant, presque modelé, et surtout ces épaules minces sous la soie souple et mince de la robe… — Vraiment, l’on conçoit ici toute la féminité de la longue et impudique robe, à voir la femelle chinoise se pantalonner de deux fourreaux chastement ficelés à la cheville, serrés à la taille, et inexpugnable à tous les désirs qu’elle a, par avance, éteints.

Je n’omets point que les « Dames mandchoues » ne sautillent pas sur des moignons aiguisés, mais marchent hautement, le pied à plat sur les épaisses semelles blanches…

Madame Wang, si mon vocabulaire à peine éclos comportait plus de mots poétiques et floraux que votre vieil époux ne m’en a appris encore, soyez certaine de mon premier soin à les essayer à son insu, — à vos pieds.