G. Crès (p. 45-57).

12 mai 1911. — J’y comptais presque. Il m’arrive. (J’avoue avoir regardé à regret son couvert vide, ce premier soir.) J’ai à peine eu le temps de lui faire dresser un lit… Il est là. Mais je ne l’attendais plus, si tard !

Rien n’est changé dans la beauté de la nuit. Comme le Printemps se gonfle tout d’un coup jusqu’à l’Été, j’habite, et pour longtemps, la plus grande de mes cours intérieures. J’ai dîné dans cette cour, sous le carré du ciel crépusculaire. J’ai lu et j’ai écrit un peu, et surtout, renversé sur la chaise de joncs, j’ai regardé, sans penser à rien de certain, le plafond cave étoilé au-dessus de ma face…

Il est là, brusquement arrivé, et calme, comme si le rectangle de mes murs l’abritait et le rassérénait.

Il s’est assis auprès de moi. Je devrais évidemment chercher des phrases à dire. Je ne dis rien. Je goûte avec sécurité, comme lui, la quiétude géométrique de ma maison. Il passe parfois au dehors un vendeur de fromages ou de pâtes, qui jette un extraordinaire cri, sur un mode angoissé, résolu par un retour étonnant et triomphant à la tonique juste ! — (Et tout ça pour vendre du fromage de haricots et des pâtes graisseuses !)

Mais son cri se mélange à l’odeur de ce lotus à peine entr’ouvert, triomphant aussi de l’eau sourde dans ma vasque de porcelaine, au milieu de ma cour. Tout se fond et disparaît sous la pénétration de cette nuit.

René Leys n’a rien dit encore. Quel à-propos ! C’est à moi d’étoffer ce silence et ce noir… Mais non. Je songe plus clairement et plus lucidement que le grand midi sur mes toits ! Je songe, qu’allongé, la tête ici et les pieds là, tout près de ce coin sud-est de la ville tartare, je me trouve exactement étendu du nord au sud. Comme toutes les maisons, les palais ou les huttes de Pei-king, ma maison, ma hutte ou mon palais est très astronomiquement orienté, occidenté, dressant ses bâtiments majeurs exactement face au midi. Ceci est une règle impériale entre toutes « que l’Empereur soit nommé Celui qui est face au midi » ! Je me sens ainsi — non point participer à cette vie pouilleuse et « unanime » des vers grouillants sur le fumier, ou des ténias intestins, mais vivre parallèlement, dans toute la rigueur froide et mesurée du terme, parallèlement à la vie cachée du Palais, comme moi face au midi.

Il me semble que l’heure est venue de prier René Leys de me dire comment il a pu réussir à « Le » voir, autrefois, Lui, le prisonnier des Palais cardinaux ! — Est-ce à propos d’une audience ? D’un sacrifice impérial au temple du ciel ? (Mais je sais bien que les rues sont toutes barrées.) Enfin, et cette fois, je pense tout haut :

— Vous m’avez bien dit l’avoir vu ?

René Leys s’étire. Je crois bien qu’il se réveille… qu’il dormait paisiblement depuis une demi-heure… Pourtant il répond sans hésiter :

— Mieux que personne.

Et puis, il parle avec douceur :

— Je l’ai vu. Je le voyais souvent, surtout dans la matinée entre dix heures et midi. Il était alors très éveillé, très intelligent. Il s’occupait vraiment des Affaires… Il jouait ensuite avec ses femmes…

— Tiens ! on m’avait dit…

— Il jouait avec ses femmes à des jeux innocents. Ainsi, une espèce de jeu chinois où l’on cherche à se toucher en courant… ou plutôt, à n’être pas touché… On se met chacun à sa place… dès qu’on l’a quittée, on peut être… Oh ! c’est très chinois… Mais… je me souviens que je jouais aussi à quelque chose du même genre à l’école moyenne de Termonde. Et l’on criait « Pouce » ! Et l’on n’était pas « pris »…

— Est-ce que Lui criait aussi…

— Oh non ! il avait un autre moyen. Pourtant il se fatiguait vite et ne courait jamais. Quand on le serrait de près, savez-vous ce qu’il faisait ?

— … ?

— Il s’asseyait, tout simplement, n’importe où.

— …

— Alors ? Toutes ses femmes tombaient à genoux devant Lui.

— …

— Évidemment. Croyez-vous qu’une seule eût osé rester debout devant l’Empereur, assis, — même n’importe où ?

Cela est péremptoire. Cela est vu. Si jamais il me venait un doute sur l’entrée de René Leys au Palais, une telle scène, posée comme il vient de le faire, l’abolirait à jamais.

Il me revient donc aux lèvres cette question, toujours revivante au sujet de Lui : « Il est mort, — comme… » Mais je la transforme habilement :

— Tout ce qui s’est passé là, à quelques années près, est évidemment d’un autre âge. Mais tout est fini. Le palais actuel est aussi muré que l’autre, et ne contient plus qu’un grand vide, et pas une majesté. — Pas de « successeurs », pas d’héritiers. — Des simulacres… des « Altesses » dont le titre de respect, si j’avais à les aborder, serait pour moi, non plus « Votre Excellence », mais « Votre Haute Insuffisance »… Ainsi, le Régent, qui pourtant est Son propre frère…

René Leys se réveille tout à fait.

— Le Régent me paraît falot. D’abord, cela sonne assez mal à côté de « Trône ». Le Régent ! Oh ! je sais ! Il y a bien le petit Empereur de quatre ans ! Encore moins de personnalité ; mais on doit compter avec l’âge. Ils avaient surtout le vieux Yuan ! le plus fin ! le plus fort ! — et ils ont failli lui couper la tête… Il est mort… politiquement.

René Leys ne prête aucune attention à Yuan, si connu des Européens cependant. L’ignore-t-il ?

— Voyez-vous, je suis arrivé juste trois années trop tard. La vieille Impératrice est morte après soixante ans de règne. Lui aussi… après trente-quatre années de vie… seulement. Et peut-on même dire : de vie réelle ? Je ne sais plus. Je ne veux plus savoir…

Au fait, je suis bien démodé à m’inquiéter ainsi du Palais. Il est déjà « monument historique ». Il n’enferme plus rien de vivant. Quelques eunuques, quelques femmes périmées… et parfois, entre deux et quatre, au matin, le Grand Conseil avec ses Princes… fatigués…

René Leys s’anime tout d’un coup :

— Mais le Régent ! N’en parlez pas sans le connaître !

Et, de nouveau, de sa voix tiède et veloutée :

— Il est presque aussi intelligent que son frère, Lui, « qui s’en est allé montant au char du Dragon, s’abreuver aux neuf fontaines ».

(Ceci est dit avec respect, comme une citation chinoise.)

— Le Régent ! mais il ne désire qu’une chose ! Faire le bonheur de son peuple. Seulement il ne sait comment s’y prendre. Il essaie de voir le peuple de près. Quelquefois, il sort sans aucune escorte. Une nuit qu’il était allé passer à Ts’ien-men-waï… — Ts’ien-men-waï, c’est le… « dehors de la Porte Ts’ien… »

— Oh ! j’ai compris. Continuez.

— La porte doit être fermée à minuit. On venait de sonner la troisième veille.

— Deux heures du matin à l’européenne…

— Oui. J’étais avec lui. J’ai marchandé avec le portier, qui nous a laissé passer, tous les deux, précisément, comme Européens… Le lendemain, le portier s’est réveillé en prison. Il faut de la discipline. Vous ne sauriez croire ce que le Régent risque tous les jours, à quatre heures du matin…

— Quoi ? Sa réputation ?

— Sa vie ! Vous ignorez que tous les matins, à quatre heures, il quitte sa résidence ?

— C’est vrai. Pour présider le Grand Conseil.

— Vous connaissez le pont par où il passe ? Tout au nord de la ville tartare, derrière la « Porte Postérieure ».

— Heou-men : un pont mal pavé et assez inutile d’ailleurs. Je n’ai jamais vu comme en Chine autant de ponts passer sur aussi peu d’eau !

— Attendez les grandes pluies d’été ! — Juin, juillet, et vous verrez, me promet René Leys. — Toute la « Mer Septentrionale » vient couler par-dessous. Aujourd’hui, il est évidemment à sec. Et c’est même ce qui facilitait l’attentat.

— Un attentat ?

C’est pourtant vrai. J’ai lu, avant-hier, dans les feuilles publiques, que le « Régent, se rendant comme chaque matin de sa résidence au Palais, avait échappé à la mort, surgie sous la forme d’une bombe qui aurait dû lui éclater sous le ventre ». Le coup manqué n’avait pas retenu mon attention. Et l’on voit de bien autres faits divers au passif des Empereurs, Régents et Rois, des Ministres, des Députés, des Présidents et des Reines de nos Palais d’Europe.

René Leys est surpris de mon peu d’intérêt.

— Savez-vous qui a découvert l’engin ?

— Non, je n’en sais rien. Personne n’en sait rien. J’ai lu dans les journaux que « la police informe et croit tenir les coupables ». On ne saura donc jamais rien.

— La Police ? — Et René Leys prononce le mot avec un mépris tout… parisien. La police est arrivée… trop tard aussi. C’était déjà découvert.

Je prête un peu l’oreille. Mon professeur se déciderait enfin à m’apprendre un peu plus que ne m’en ont enseigné les journaux ?

— C’est découvert d’aujourd’hui par les agents particuliers du Palais.

— Il y a donc une « Police Secrète » ?

J’ai interrompu avec une candeur affectée. Je sais fort bien qu’il y a une Police secrète. Maître Wang me l’a affirmé. À travers lui, elle m’a semblé peu agissante… anodine, et très peu payée…

— C’est par elle qu’on a découvert la bombe ?

Sans demander rien, j’apprends tout : la bombe, un engin énorme et capable de broyer dix ponts, tous en pierre, comme celui de Heou-men, — cette bombe était munie de fils électriques conduisant… presque à l’intérieur du Palais, au pied du mur qui entoure les lacs. Quelqu’un a vu les fils, les a coupés d’abord, et a sifflé ensuite, — oui, comme cela…

René Leys sifflote confidentiellement un motif à deux tons, celui de nos Pompiers de France, quand ils passent à toute allure pour sauver une vieille femme, en écrasant tous les passants…

— C’est l’appel des Policiers secrets. Ils étaient disséminés sur le parcours du Régent. Ils sont accourus et ont suivi les fils, mais pas à temps pour trouver l’homme qui devait donner le contact.

— Alors ?

— Alors, ils ont fait emporter la bombe par un coolie ; on l’a examinée. Certaines pièces étaient d’estampille japonaise ; mais les vis les plus dangereuses sortaient d’une quincaillerie de Pei-king…

Les journaux n’ont pas publié ces détails. Enfin, qui a découvert l’engin et donné l’alarme ?

René Leys hésite un peu. Il fait si noir que je ne le vois pas rougir. Je suis sûr qu’il rougit dans l’ombre.

— C’est une… « chanteuse » de Ts’ien-men-waï…

Que pouvait-elle bien chanter là, à cette heure plutôt matinale, à une lieue nord de son « précieux lupanar » !

René Leys explique point par point. Elle « aussi » fait partie de la Police secrète. Ayant appris qu’un attentat se préparait, elle avait devancé les policiers mâles… C’est tout simple. Du coup, elle a reçu, par ordre de haut lieu, cinq mille taëls d’argent qu’elle a immédiatement placés dans une banque chinoise dont elle reçoit deux pour cent d’intérêts, — mensuels. Mais elle a d’abord remis à neuf le mobilier un peu démodé de sa chambre.

— Ce doit être une excellente femme d’intérieur. Pourrait-on… temporairement ?

René Leys reprend un air pudique :

— Oh ! pas tout le monde ! Mais nous pourrons « y » aller ensemble si vous le voulez.

— Pourquoi pas ce soir ?

— Ce soir, coupe nettement René Leys, impossible.

En effet, il semble las, nerveux, peu sûr de lui. Je ferais bien d’abréger cette soirée et de l’envoyer coucher ; — et moi-même. Il n’en veut rien faire. Il insiste pour demeurer ainsi, allongé sous les étoiles. Le moment est encore très confidentiel. Je reviens donc tourner comme un vampire à l’entour de mon héros triplement emmuré, par sa vie, par son rêve, par sa mort…

— Dites-moi, je vous prie, comment était-Il, de son vivant ? — J’ai lu tant de sottises sur lui ! Un rédacteur de gazette locale le peignait un « alangui Baudelairien désabusé » ! Je vous l’affirme.

René Leys, qui ne semble point connaître Baudelaire, répond avec des mots précis ; des mots qui font touche d’or et s’incrustent dans la mosaïque à fond noir des cieux du Ciel où règnent les Régents défunts… des mots qui peu à peu dessinent le plus beau portrait qu’on livrera jamais de « Celui qui régna durant la période Kouang-Siu » :

— Un enfant très intelligent et très doux, à l’âge d’un homme. Un savoir de vieillard qui ne se souviendrait pas d’être vieux. Parfois, uniquement préoccupé de femmes ; de ses femmes ; des princesses ou des suivantes qu’il appelait à son gré ou que la Vieille Douairière, sa tante, — qu’il nommait « Mère vénérée » — Lui préparait.

Oui, très intelligent, très affaibli, sauf aux premières heures du jour. Il aimait la poésie. Il caressait élégamment « du bout du pinceau, le papier tendre » — (ceci prononcé dans un rythme de citation chinoise). Il aimait aussi la musique…

René Leys s’interrompt. Le mot « musique » ne lui semble pas suffire à exprimer ce qu’il veut. Et il n’en trouve pas d’autre.

— Ou plutôt… il aimait à écouter ce qu’on effleure : un gong que l’on touche sans frapper : il en pâmait ! Il fallait le soutenir. Il demandait à voix basse qu’on le touchât de nouveau. Et quand le gong avait fini de vibrer, il écoutait jusqu’au bout du silence et pleurait alors à sanglots… Je l’ai vu regarder sans rien dire une peau de tambour…

René Leys accorde à ces souvenirs une trêve mélancolique. D’autre part, je perçois — à peine — le son de fer et de cuivre et d’étain étouffé de la « Grosse Cloche » boômant ses doubles veilles, tout au nord, tout au centre de l’antique cité défunte mongole…

Son coup est sourd et noble, ayant passé sur les toits du Palais, et venant de loin.

René Leys achève :

— Enfin, il est mort.

— Oui. (Et j’y reviens malgré moi.) Enfin, comment est-il mort ?…

Un temps. René Leys va-t-il me…

— Peu importe. Il est mort sans un ami auprès de Lui…

C’est vrai. Dans ma curiosité… historique, — passionnée cependant ! — j’omettais ce seul point qui m’est rappelé : cet enfant doux et douloureux est mort, de poison ou de rêve, il importe peu, en effet. Il est mort au milieu d’eunuques et de femmes, sous les yeux terriblement maternels de l’Impériale Vieillarde veillant son dernier geste ! — et, j’oubliais ! — sans un ami auprès de Lui !

René Leys est bien venu à dire là ce qui n’avait pas été dit. Je reprends :

— C’est vrai… Mais avait-il un ami à Lui, un seul ami ?

Car il pouvait se rencontrer un Prince ou un cocher ou un fonctionnaire ou un garde, un fidèle à l’image des grands Serviteurs d’Autrefois, servant le Ciel en la Personne de son Descendant !

— Oui, dit simplement René Leys. J’étais son ami.

En effet, quand un être comme René Leys en dépeint un autre sous les couleurs et dans les contours animiques du Portrait que je viens d’écrire sous ces mots, — ces êtres ne peuvent que se détester ou s’aimer, jusqu’à la détresse ou la passion. René Leys aimait donc d’une jeune amitié cet Empereur jeune et dolent, cet abandonné…

Et lui-même est très jeune et dolent dès qu’on ne le voit plus en pleine action physique. Mais alors comment L’a-t-il connu ?

— Dites-moi, comment l’avez-vous connu, votre ami… Comment êtes-vous entré pour la première fois au Palais ? Qui vous a introduit au Palais ?

Je n’ai pas conscience de mon indiscrétion : aucun aveu ne serait trop grave pour le respect dont je l’accueillerais. Si l’on a bien entendu ce qui précède, rien ne saurait être déplacé ?…

… si ce n’est le ton sec et tout à coup fermé avec lequel Leys me ferme la bouche :

— Comment j’y suis entré ? Ah ! c’est mon affaire !

Entendu. Je n’insiste pas. Je me retiens avec peine de l’envoyer… se coucher pour tout de bon. Croit-il que je veuille m’emparer de sa recette ? Je vais donc me retirer, quand on frappe au portail, — une main chinoise secoue en guise de marteau les loquets de cuivre pendeloques…

Mon portier ne se réveille pas. René Leys est, bien avant moi, debout, et, à travers les vantaux, parlemente. J’arrive : il a ouvert.

— C’est pour moi, — dit-il du même ton bref, en fourrant dans sa poche un mouchoir de soie blême qu’on vient certainement de lui remettre. — Et, le temps de prendre son chapeau, très Européen, celui-là, « melon » je crois, sans me dire s’il reviendra, ni quand, il est parti, au trot de la mule d’un beau grand char qui l’attendait, tourne le coin de la ruelle, et disparaît.

Il fait maintenant presque jour. J’achève de noter dans une précision insomnieuse ceci, qui me déconcerte jusqu’au dépit, ou me plaît bien mieux que tout ce qui précède…